Relations mai-juin 2018
Mémoire des luttes au creux des territoires
L’auteure est directrice du Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté de l’UQAM
Par sa capacité de créer des ponts avec d’autres mouvements sociaux et de sensibiliser la population aux enjeux environnementaux au fil des ans, le mouvement écologiste a su engranger des victoires importantes.
Désormais incontournable, le mouvement écologiste est né – au Québec comme ailleurs – autour de la première grande Conférence de l’ONU sur l’environnement humain qui s’est tenue en 1972. Confirmant les inquiétudes de précurseurs qui avaient lancé l’alerte, le rapport Meadows (1972) exhortait alors les États à stopper la croissance économique. Au Québec, territoire d’abondantes ressources, ce sont surtout les questions relatives à l’eau et à l’énergie qui ont mobilisé les citoyens et les citoyennes, à travers les enjeux des déchets toxiques, des pluies acides, des pesticides, du nucléaire et des grands barrages, entre autres, ainsi que de l’usurpation agressive des ressources minières et forestières.
Un mouvement fédérateur
L’écosociologue Jean-Guy Vaillancourt[1], l’un des premiers analystes de ce mouvement au Québec, a observé que, très tôt, des alliances se sont tissées entre les groupes écologistes et d’autres mobilisations sociales, comme le mouvement féministe et le mouvement ouvrier. En trame de fond apparaît aussi dès le départ la question nationale, celle de la souveraineté.
C’est ainsi qu’au cours des 50 dernières années, la question écologique a non seulement suscité l’émergence de centaines d’organisations et de groupes environnementaux, mais elle a également fédéré des luttes diverses. À titre d’exemples, les Artistes pour la paix n’ont cessé de mettre en évidence les liens entre la question du nucléaire et celle de la paix ; un mouvement écoféministe s’est renforcé à travers le Réseau québécois des femmes en environnement ; les Marches des peuples pour la Terre-Mère ont mis en lumière la relation entre le projet de développement des hydrocarbures et l’usurpation des territoires autochtones ; le Comité pour les droits humains en Amérique latine crée des ponts entre les luttes d’ici et celles d’ailleurs – entre autres sur la question des mines – et souligne l’importance de promouvoir la justice environnementale et la solidarité internationale.
Il serait certes important de documenter et de célébrer cette longue histoire de la mouvance écologiste dans sa foisonnante diversité et ses alliances fécondes[2]. À cet effet, une remarquable filmographie a déjà été produite au Québec sur différentes questions socioécologiques dans les 20 dernières années, en écho ou en soutien aux mobilisations citoyennes qui y sont associées, notamment : L’Erreur boréale (1997), Chercher le courant (2010), Trou story (2011), Anticosti (2014), La ferme et son état (2017), et d’autres encore. De même, de nombreuses monographies ont été publiées, dont Rabaska (2009), Sortir le Québec du pétrole (2015) ou La ferme impossible (2015). Au théâtre, Tout ça m’assassine (2011) et J’aime Hydro (2016) sont des exemples de mise en scène de dynamiques citoyennes. À partir de ce gisement documentaire, de la mémoire encore vive et de l’expérience actuelle des groupes mobilisés, il nous reste à produire une synthèse de ces luttes, en faire une cartographie à travers l’espace et le temps et mettre en lumière la trame transversale qui les caractérise : les causes structurelles et le caractère systémique des problèmes soulevés, les acteurs et leurs rôles, les dynamiques, les avancées, les entraves et les verrous, l’engagement, l’essoufflement et la persévérance.
Certes, on observe d’emblée que la question du financement des groupes écologistes reste un défi majeur en raison de politiques défavorables à la valorisation et au développement d’une expertise environnementale citoyenne et d’une vigile écologiste. La survie des groupes est gravement menacée et l’expertise unique qui s’y est développée risque de rester sans voix.
Pour un décloisonnement des luttes sociales
Pour témoigner du travail accompli par le mouvement écologiste au fil des ans, il importe, d’une part, de mettre en évidence les nombreux gains qui ont résulté de ces mobilisations, particulièrement ces dernières années : celle du Suroît, qui a mené à l’abandon de la filière des centrales thermiques ; celle de l’arrêt des travaux à la mine d’uranium de Sept-Îles ; celle de la préservation du parc du Mont-Orford ; celle du recul du projet d’exploitation du gaz de schiste ; celle du retrait des pétrolières et gazières d’Anticosti ; celle de l’abandon des projets de port pétrolier à Cacouna et du pipeline Énergie Est ; celle de la victoire de la municipalité de Ristigouche-Partie-Sud-Est contre la pétrolière Gastem concernant son règlement protégeant l’eau potable ; et plusieurs autres encore. Ces histoires de luttes fécondes – infiniment courageuses – montrent l’importance de l’engagement citoyen et de sa constance. Si les groupes écologistes et les mouvements citoyens ont engrangé autant de victoires significatives, c’est notamment parce que d’autres avant eux ont livré bataille sur ces enjeux, ne fût-ce que sur le plan de la sensibilisation et de la conscientisation. Les groupes d’aujourd’hui sont en quelque sorte les héritiers des mouvements pionniers des années 1970-1980, à une époque où l’importance des questions écologiques était loin d’être aussi reconnue.
D’autre part, il faut aussi souligner que, dans le succès comme dans les moments plus difficiles, le principal acquis de ces luttes est le formidable apprentissage collectif qui contribue peu à peu à transformer la société québécoise : le développement d’un sentiment d’appartenance au territoire partagé, la prise de conscience du rôle essentiel de la société civile pour exercer une vigile critique sur les réalités socioécologiques et le renforcement d’un pouvoir citoyen à travers l’engagement. Les groupes mobilisés développent une intelligence collective sur des enjeux complexes, mettant en lumière leur caractère global et systémique ; ils dénoncent l’instrumentalisation de la démocratie et ouvrent de nouveaux espaces de débat collectifs ; ils déploient des stratégies de résistance et de communication créatives ; ils proposent des projets alternatifs. Ils apprennent également à travailler ensemble, malgré les inévitables divergences et tensions. La lutte désormais emblématique contre le développement des hydrocarbures aura ainsi rassemblé des comités locaux et régionaux, des syndicats, des municipalités, des scientifiques, des artistes, des agriculteurs, des spécialistes du droit, etc., décloisonnant ainsi les sphères d’action au sein de la société civile.
On reconnaît maintenant les liens étroits entre les questions sociales et environnementales, les liens entre l’intégrité des écosystèmes, la santé et l’économie, par exemple. Si les premières revendications écologistes ont pu créer des tensions entre le mouvement ouvrier et les citoyens mobilisés (comme dans le cas de l’amiante), la situation actuelle est autre. Au nom de l’équité socioécologique, on exige désormais que les arguments du nombre d’emplois et des supposées retombées économiques soient examinés à l’aune de critères relevant d’une conception plus approfondie du bien commun et que l’idée de « développement » s’ouvre à des initiatives endogènes, mieux arrimées aux réalités écologiques et sociales. Certes, tout cet exigeant travail reste à poursuivre. Trop de « causes orphelines », portées à bout de bras en régions « éloignées », restent en attente de soutien.
[1] Voir notamment J.-G. Vaillancourt, « Évolution, diversité et spécificité des associations écologiques québécoises : de la contre-culture et du conservationnisme à l’environnementalisme et à l’écosocialisme », Sociologie et sociétés, vol. 13, no 1, avril 1981 ; et J.-G. Vaillancourt, « Le mouvement vert au Québec : une perspective historique et sociologique », Bulletin d’histoire politique, vol. 23, no 2, hiver 2005.
[2] À ce sujet, lire Philippe Saint-Hilaire-Gravel, 30 ans au RQGE – Une histoire dissidente du mouvement écologiste au Québec, de 1982 à 2012, RQGE, 2012.