Relations mai-juin 2018

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

Jaouad Laaroussi

Transmettre la révolte

L’auteur est étudiant au doctorat en histoire à l’UQAM

Le mouvement étudiant, particulièrement sa frange combative, a fait de la transmission de la mémoire des luttes passées l’une de ses principales forces de mobilisation.

 

Dans un amphithéâtre bondé, des étudiantes et des étudiants débattent de la dernière réforme gouvernementale et des moyens à prendre pour y résister. Au micro, les arguments s’enchaînent : « L’histoire nous prouve que seule la grève générale illimitée fera reculer le gouvernement ! », « Jamais une session n’a été perdue par la grève », etc. Après plusieurs heures de délibérations, les mains se lèvent en faveur de la proposition de déserter les salles de classe. Loin d’être une exception, cette image du mouvement étudiant québécois reflète l’expérience de lutte des différentes générations d’étudiants et d’étudiantes qui, depuis 1968, ont déclenché une dizaine de grèves générales illimitées.

Malgré le passage éphémère des cohortes étudiantes au sein des cégeps et des universités, la mémoire des luttes passées y est toujours active, servant à la fois d’inspiration et de justification aux organisations et aux mobilisations présentes. La frange combative du mouvement étudiant, en particulier l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), prend appui sur cette mémoire pour défendre ses revendications face à l’État et établir un rapport de force avec lui, ce que ne cherche pas à faire une tendance concertationniste qui se considère plutôt comme partenaire de l’État et défend ses revendications à travers une tactique de lobbying. Le pôle combatif, que l’on analysera ici, s’est ainsi appuyé sur sa mémoire collective pour instituer une tradition de grève générale étudiante au Québec. C’est notamment cette ritualisation des débrayages étudiants – en dehors du cadre juridique – qui distingue le mouvement étudiant québécois de ceux du reste du Canada et des États-Unis.

Mode de transmission de la mémoire des luttes passées
Si la production académique sur l’histoire des grèves étudiantes est foisonnante, il n’en reste pas moins qu’elle peine à se rendre jusqu’aux étudiantes et étudiants eux-mêmes : le format du mémoire ou de la thèse se prête mal, en effet, à une grande diffusion. Le livre de Pierre Bélanger[1], édité et distribué par l’Association nationale des étudiants et étudiantes du Québec (ANEEQ), et celui de Benoît Lacoursière[2], distribué gratuitement dans les instances de l’ASSÉ, constituent à ce titre des exceptions.

La mémoire des luttes en milieu étudiant a donc principalement été produite et transmise par les organisations étudiantes elles-mêmes. Il s’agit d’articles historiques écrits dans les journaux et les cahiers de congrès, de textes émanant d’ateliers sur l’histoire du mouvement étudiant dans le cadre des camps de formation ou encore de tracts et brochures référant aux luttes passées qui ont contribué à perpétuer le souvenir des grèves et des luttes au-delà des cohortes étudiantes qui les ont vécues.

Légitimer la grève par l’histoire
L’ASSÉ a fait un usage politique de la mémoire des luttes étudiantes, s’en servant pour légitimer le moyen d’action qu’est la grève générale illimitée. Puisque la grève étudiante n’a jamais été reconnue ni encadrée par l’État québécois, sa légitimité auprès des cohortes étudiantes – qui se renouvellent tous les ans – repose sur la capacité du mouvement à transmettre la mémoire des grèves passées. À ce titre, le matériel de mobilisation précédant les grèves de 2005 et 2012 permet de bien illustrer cette stratégie, notamment en posant les débrayages étudiants comme « la meilleure arme face au gouvernement ».

Par exemple, la page centrale de l’édition de novembre 2011 d’Ultimatum, le journal de l’ASSÉ, présentait, dans un graphique aux allures de babillard, huit grèves générales étudiantes qui ont touché les universités et les cégeps québécois depuis 1968. On y décrivait, en quelques lignes, le contexte, le déroulement et les résultats de ces différentes grèves, successivement analysées comme un « échec » ou une « victoire ». Par ailleurs, dans le tract « Questions et réponses sur la grève générale illimitée », qui a été l’un des outils d’information les plus distribués dans les institutions collégiales et universitaires avant ces débrayages, l’ASSÉ ne fait référence – tant dans la version de 2005 que dans celle de 2012 – qu’aux grèves dites victorieuses, taisant celles de 1988 et de 1990, interprétées comme peu concluantes.

Ainsi, la mémoire transmise est parfois sélective, les grèves considérées comme des échecs et celles qui ne se sont pas élargies à l’échelle provinciale tombant bien souvent dans l’oubli. Ce défaut de transmission touche aussi les luttes politiques menées en milieu étudiant n’ayant pas pris la forme de grèves générales illimitées : les luttes féministes, antiracistes ou anti-impérialistes, pourtant foisonnantes au cours de l’histoire du mouvement étudiant québécois, sont absentes du récit historique dominant qui est retransmis par ces organisations.

L’importance de la mémoire vive
En complément de cette mémoire longue, l’ASSÉ a également eu recours à la mémoire vive des étudiantes et des étudiants. Par mémoire vive, je réfère ici aux souvenirs d’expériences vécues qui n’ont pas encore été mis à distance dans un récit historique dont la forme est plus ou moins achevée, comme c’est généralement le cas pour la mémoire longue. Les références à cette mémoire vive font en sorte que la mise en récit du passé ne vise pas seulement la légitimation par l’exemple des grèves, mais aussi la mise en relief du pouvoir qu’ont les étudiantes et les étudiants de faire l’histoire, ici et maintenant.

Cette mémoire vive se déploie notamment à travers les acteurs et actrices des dernières luttes étudiantes qui fréquentent toujours un établissement d’enseignement supérieur, jouant un rôle de « passeurs » auprès des nouvelles cohortes. Cette transmission par les « anciens » et les « anciennes » entraîne une politisation des luttes récentes, des mémoires concurrentes se confrontant pour orienter les mobilisations présentes. À ce titre, la mémoire déçue de la grève étudiante de 2005 – qui, malgré son ampleur, s’est conclue par la signature d’une « entente à rabais » entre les fédérations étudiantes et le gouvernement – a participé à orienter la préparation de la grève de 2012. De part et d’autre, les différentes tendances du mouvement étudiant ont fait appel, à travers ces « passeurs », au souvenir polyphonique de la grève de 2005 afin de justifier les actions en cours et de prévenir les déceptions futures.

Crise actuelle dans le mouvement étudiant
L’ASSÉ, qui a été, depuis 18 ans, le cœur du mouvement étudiant, traverse depuis quelques années une importante crise de légitimité qui fragilise sa capacité d’action et menace sa pérennité. Plusieurs s’inquiètent, à juste titre, d’une rupture dans la tradition de luttes plus combatives avec la disparition possible de cette organisation. Soulignons toutefois que la tradition des grèves étudiantes a survécu à plus d’une association nationale, car elle déborde le cadre de la mémoire institutionnelle des organisations elles-mêmes. Néanmoins, la diffusion de la mémoire des luttes passées jouera un rôle important dans la perpétuation de l’héritage des luttes étudiantes au-delà de la fin d’un cycle que constituerait la disparition de l’ASSÉ.

 

[1] P. Bélanger, Le mouvement étudiant : son passé, ses revendications et ses luttes (1960-1983), Montréal, ANEEQ, 1984, 208 p.
[2] B. Lacoursière, Le mouvement étudiant de 1983 à 2006, Montréal, Éditions Sabotart, 2007, 179 p.

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