
De l’identité de genre : ceci n’est pas un débat
L’autrice est éditrice/rédactrice à la revue Relations.
Le 20 septembre dernier avaient lieu un peu partout au pays des manifestations anti-2ELGBTQI+ organisées par le mouvement d’extrême droite 1 Million March 4 Children. Une autre manifestation est en préparation. Bien que ces démonstrations de haine puissent surprendre au premier abord, celles-ci s’inscrivent dans la réactualisation d’une rhétorique homophobe qui s’affirme de manière de plus en plus décomplexée.
Bien qu’elle ne soit pas encore terminée, l’année 2023 aura été marquée par de nombreuses manifestations d’hostilité envers les communautés 2ELGBTQI+ d’un océan à l’autre. Celles-ci ont pour dénominateur commun une rhétorique de la contagion – l’homosexualité serait un virus transmissible – qui, dans les dernières décennies, était surtout mobilisée pour alimenter l’homophobie. C’est bien cela qui est en jeu dans la controverse entourant l’heure du conte drag. Aux yeux des homophobes et des transphobes, les drag queens ne peuvent pas être simplement des professionnelles du spectacle qui promeuvent le goût de la lecture et encouragent une sensibilité envers la diversité auprès des jeunes enfants, il s’agit fatalement d’homosexuels venus recruter dans les écoles pour grossir les rangs de la « déviance sexuelle ». La personne homosexuelle ne serait donc pas une personne à part entière, elle se trouve réduite à sa sexualité, surconnotée par celle-ci. Par un glissement de cette logique déjà tordue, les drag queens sont vues comme des perverses sexuelles en puissance, voire des pédophiles. Parmi les opposant·es à l’heure du conte se trouvent de nombreuses personnes conspirationnistes, qui se cherchent visiblement de nouvelles cibles depuis l’abandon des mesures sanitaires pour combattre la COVID-19.
Même si l’amalgame homosexualité-pédophilie ne date pas d’hier, l’instrumentalisation des enfants dans les discours homophobes et transphobes prend une ampleur inédite depuis les derniers mois. Ce sont principalement les enfants qui doivent être « protégé·es » des « déviant·es » du genre, en particulier des personnes trans et non binaires. Les tenant·es de ce discours affirment ne pas être homophobes ni transphobes, et seulement exercer leur liberté d’expression en se prononçant pour l’élimination des questions liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre dans les cursus scolaires, et aussi contre les pronoms non genrés, comme « iel » et « ille », et les toilettes mixtes dans les écoles. Toutefois, le simple fait de refuser l’emploi de pronoms choisis par les personnes concernées est en soi un affront à leur droit à la dignité et le droit à l’existence de toutes les identités. D’ailleurs, on a déjà commencé à retirer des droits aux jeunes trans et non binaires de moins de 16 ans au Nouveau-Brunswick et en Saskatchewan, où chacun·e doit obtenir une autorisation parentale pour utiliser en classe son pronom choisi. Les progressistes-conservateurs au Manitoba ont aussi flirté avec cette idée, en faisant même un enjeu électoral, mais la victoire du Nouveau parti démocratique (NPD), dirigé par Wab Kinew, laisse croire qu’une telle politique ne verra pas le jour.
L’identité de genre n’est pas un concept
Qualifier l’identité de genre d’ « idéologie » est profondément transphobe : les personnes trans et non binaires existent, iels ne sont pas des abstractions théoriques. Gabrielle Boulianne-Tremblay, écrivaine et militante trans, trouve aberrant que les débats des dernières semaines cherchent à remettre en cause jusqu’à l’identité même des personnes trans et non binaires. Elle affirmait avec raison sur les ondes de Noovo : « Mon identité de genre, ce n’est pas un concept, ce n’est pas quelque chose que je performe, c’est vraiment qui je suis ».
Pourtant, au Québec, plusieurs politicien·nes et chroniqueur·euses tombent dans le piège de s’engager dans ce qui leur paraît une controverse en privilégiant l’avenue de la réflexion et du débat de société, alors que ce dernier n’a pas lieu d’être. Le contexte actuel est d’une violence inouïe : faut-il rappeler l’attaque terroriste survenue à l’Université de Waterloo, où une professeure et deux étudiant·es ont été poignardé·es en raison de leur participation à un cours sur l’identité de genre ? La priorité du gouvernement et de la société devrait être d’assurer le respect de la dignité des personnes trans et non binaires, qui sont parmi les principales cibles des personnes intolérantes. Comme nous le rappelle Boulianne-Tremblay, ce sont d’êtres humains dont il est question ici, pas de théories.
D’une « controverse » à l’autre
Lors de la dernière rentrée scolaire, l’affaire Mx Martine a fait les manchettes au Québec. Cette personne enseignante non binaire utilise l’appellation « Mx », alternative non genrée à « Monsieur » et « Madame » ; une lettre rédigée par la direction de son école a été envoyée aux parents pour les en informer. Même si la grande majorité des membres du personnel et des parents a très bien réagi à cette annonce, un homme associé au mouvement conspirationniste, outré que l’on veuille « exposer » des enfants à « cela », a diffusé ladite lettre sur ses médias sociaux, provoquant une déferlante de haine à l’endroit de Mx Martine.
Si les politicien·nes reconnaissent d’emblée que la violence n’a pas sa place, iels font rapidement bifurquer le sujet vers l’importance d’avoir une réflexion de société sur les pronoms neutres, et donc sur l’écriture inclusive. Or ce n’est pas à la société québécoise de décider comment s’adresser à un·e professeur·e non binaire, nous n’avons pas à débattre de cela. Il devrait aller de soi que l’on respecte les appellations et les pronoms choisis par les personnes de la diversité de genre, c’est une simple question de décence. Une réponse adéquate à l’affaire Mx Martine serait de normaliser le fait de demander leurs pronoms aux nouvelles personnes que l’on rencontre, mais également de rappeler que l’identité et l’expression de genre sont des motifs interdits de discrimination, selon la Charte des droits et libertés de la personne.
Dans la foulée de cet événement et de la controverse concomitante entourant le projet de toilettes mixtes à l’école secondaire d’Iberville à Rouyn-Noranda, qui a depuis été interdit, l’identité de genre a été assimilée à une idéologie de la gauche radicale, au même titre que le privilège blanc et le racisme systémique. Il est pour le moins inquiétant que Paul St-Pierre Plamondon, un élu de l’Assemblée nationale, tienne ce genre de discours. Ces notions servent à rendre intelligibles les grandes structures – plus ou moins visibles – qui modulent notre société, qu’il s’agisse de la blanchité, de l’hétérosexisme ou encore du cissexisme, tous idéologiques. Ces enjeux doivent être enseignés parce qu’ils sont encore largement méconnus dans la société générale, y compris la classe politique. Les propos de Marie Houzeau, directrice générale de GRIS-Montréal, un organisme communautaire qui démystifie les orientations sexuelles et les identités de genre dans les écoles, sont pour le moins inquiétants. En 2023, elle remarque que l’homophobie est élevée au rang d’opinion légitime, sous le prétexte de la liberté d’expression, autant chez les jeunes que dans la population générale, alors que les propos homophobes n’étaient plus acceptés en classe depuis les années 2000. Pour contrer cette tendance, l’éducation est bien sûr fondamentale et il est important que les jeunes personnes appartenant à des groupes minoritaires puissent se voir représentées, car la représentation est d’une importance capitale pour la validation des identités de genre. La Division scolaire de Brandon, au Manitoba, l’a bien compris en s’en remettant aux témoignages à cet effet de jeunes queers et en refusant la requête d’une dizaine de délégué·es qui demandaient le retrait des livres portant sur les réalités 2ELGBTQI+ des bibliothèques scolaires.
Un comité injustifié
Au Québec, cette question de la représentation se pose en ce qui concerne le « comité de sages », proposé par le premier ministre François Legault et dont la composition sera dévoilée en décembre prochain. Le 13 septembre dernier, le ministre de l’Éducation Bernard Drainville annonçait que ce comité serait en mesure de poser un regard « très apaisé, très serein » et « très scientifique ». En lisant entre les lignes, on peut se douter que les personnes concernées ne seront pas impliquées dans le processus parce que trop proches de ces questions, trop « émotives ». En entrevue avec Anne-Marie Dussault, Boulianne-Tremblay partageait ses inquiétudes. Pour elle, le mot « sages » laisse comprendre que les personnes trans et non binaires seraient déraisonnables, alors qu’elles ne veulent qu’être incluses dans la société.
La ministre de la Famille Suzanne Roy, chargée de former ce comité de sages, confirme ces craintes. Quand on l’a questionnée sur l’inclusion de personnes 2ELGBTQI+ au sein de ce comité, elle a répondu qu’il ne s’agit pas d’un comité de représentation, ajoutant que les « sages » devront être des gens crédibles, « de par ce qu’ils ont fait et de par ce qu’ils sont ». Cela revient à ne pas reconnaître une expertise qui a pourtant servi à la conception d’un guide à l’intention des milieux scolaires, « Pour une meilleure prise en compte de la diversité sexuelle et de genre », publié en 2021 par le ministère de l’Éducation. La réflexion que ce comité de « sages » se propose de faire a donc déjà été faite, sans oublier que le gouvernement peut également compter en tout temps sur les conseils du Bureau de lutte contre l’homophobie et la transphobie. La ministre Roy a beau assurer qu’elle ne fera pas table rase du travail réalisé par ce Bureau, certaines de ses déclarations permettent d’en douter, surtout quand elle assure vouloir respecter les « différentes perspectives ». Or, l’homophobie et la transphobie ne sont pas des perspectives, pas plus que la transidentité, qui est une façon d’être au monde. Le recours à un comité de sages alors que le gouvernement dispose déjà d’un guide sur ces enjeux fait craindre un recul au niveau des droits et libertés des personnes trans et non binaires : la mobilisation devra être forte devant cette montée de la droite.