Relations mai-juin 2018

Emiliano Arpin-Simonetti

Le socialisme décolonisateur : une tradition à réactualiser. Entrevue avec Éric Martin

Dans son livre Un pays en commun (Écosociété, 2017), Éric Martin, professeur de philosophie au Cégep Édouard-Montpetit, replonge dans les écrits qui ont nourri et accompagné les luttes pour le socialisme et l’indépendance du Québec dans les années 1960-1970, en faisant ressortir la composante décolonisatrice de ce courant. Ces luttes ont-elles encore de quoi nous inspirer aujourd’hui ? Nous en avons discuté avec l’auteur.

Au-delà du devoir de mémoire, pourquoi réinvestir la tradition du socialisme décolonisateur des années 1960-1970 au Québec ? Quelle est la pertinence de ce courant aujourd’hui ? 

Éric Martin : Il y a bien sûr un aspect lié à la mémoire, à la tradition, mais il faut bien comprendre que la tradition n’est pas quelque chose de muséifié. Charles Péguy disait que toute révolution accomplit plus profondément la tradition ; il y a donc moyen d’y puiser de quoi insuffler une inspiration aux luttes d’aujourd’hui. La revue Parti Pris, par exemple, pose à son époque la nécessité d’une articulation dialectique entre la question nationale et la question sociale, posées toutes deux comme des conditions incontournables de l’émancipation du peuple québécois. On comprend alors l’émancipation politique à l’égard du colonialisme fédéral canadien comme étant essentielle, mais insuffisante si elle n’est pas complémentée par une émancipation économique à l’égard de l’exploitation capitaliste. L’une ne peut aller sans l’autre. À cette perspective, on doit cependant ajouter celle du Front de libération des femmes. Devant l’absence quasi totale de la question féministe au sein de Parti Pris ou dans le manifeste du FLQ, entre autres, la réaction sera de créer un groupe qui veut penser et agir contre la « triple oppression », à savoir nationale, économique et patriarcale, dans une perspective synthétique.

Ce qui est intéressant, c’est que ces différents groupes posent des paramètres à la libération en disant qu’il y a des dimensions essentielles qui sont interreliées. On est bien avant la diffusion large de la notion d’intersectionnalité, mais on essaye déjà de penser la synthèse des différentes oppressions en insistant sur le fait qu’en laisser certaines de côté ou les penser en silo pose problème. Cette perspective s’articule en grande partie autour de la pensée décolonisatrice et « tiers-mondiste » de l’époque (Fanon, Memmi, etc.) ainsi que des luttes de décolonisation alors en cours, comme celle des Noirs américains ou des Algériens. Le système colonial est alors désigné par divers groupes opprimés comme responsable de leur infériorisation, même si cette dernière est vécue différemment par chacun. Cela a permis de penser et de tisser des solidarités entre différentes luttes particulières dans un combat général contre le colonialisme et l’impérialisme – même si ces solidarités de principe ne se sont pas toujours bien traduites en pratique. Ainsi, comme on le voit, il n’y a pas d’emblée opposition entre indépendantisme, socialisme, féminisme et luttes antiracistes, mais bien une possibilité de penser la convergence des luttes.

Cette analyse est particulièrement importante aujourd’hui, car nous avons un grave problème de polarisation et d’éclatement qui fait que des questions importantes se trouvent souvent disloquées les unes des autres. Je pense entre autres à la question nationale qui, dans la gauche radicale, est souvent l’objet d’une critique négative et associée aux groupes de droite identitaire, ou aux indépendantistes qui s’occupent bien peu de la question sociale. Or, la leçon à tirer des années 1960-1970, c’est qu’on ne pourra rien changer ici sans s’attaquer de front à l’articulation entre les différentes formes d’oppression. De ce point de vue, le projet socialiste et indépendantiste répond à cette exigence en ce qu’il permet d’intégrer d’autres combats dont nous sommes devenus davantage conscients ces dernières décennies, particulièrement les luttes des femmes, les luttes des minorités sexuelles, les luttes antiracistes ou encore l’écologie.

Certes, pour le moment, nous en sommes à convaincre certains progressistes de se poser à nouveau la question de la souveraineté, à leur montrer le caractère incontournable de cette question, notamment dans un contexte d’effritement du projet de la mondialisation soi-disant heureuse : crise économique, crise écologique, inégalités sociales, etc. Cette situation nous oblige à imaginer de nouvelles institutions et un nouveau partage de la souveraineté susceptible de remplacer le régime en place, aussi bien la constitution et les institutions monarchiques du Canada que les grandes organisations qui pilotent le capital globalisé. Ce n’est pas gagné, car la souveraineté, même pour certaines personnes très conscientisées, est hélas uniquement synonyme de repli, de xénophobie, de racisme. Nous avons un travail de pédagogie à faire et c’est là que la mémoire et la tradition nous sont d’un grand secours. Elles montrent qu’on peut aussi penser un souverainisme de gauche, socialiste, antiraciste, féministe, etc. Si nous acceptons de relever ce défi, nous constaterons que notre histoire contient des possibles qui ne demandent qu’à être réactivés.

Cela dit, le socialisme décolonisateur de l’époque comportait plusieurs angles morts, dont la question autochtone et le rapport aux minorités racisées. Comment dès lors revendiquer une continuité avec ce courant, d’autant que le Québec ne vit plus la même oppression coloniale qu’en 1960 ?

 É. M. : Évidemment, il ne s’agit pas d’habiter la maison ancestrale sans la rénover un peu. La tradition indépendantiste et socialiste, pour nous servir, doit subir une réactualisation. Il y a sans doute des pans qui doivent être démolis ou jetés. Mais on est surpris, quand on retourne aux analyses de cette période, de voir à quel point plusieurs de ces questions étaient déjà abordées. Je pense à Hubert Aquin qui pensait déjà l’indépendance dans une perspective politique « inclusive » et qui soulevait déjà la question autochtone.

Par ailleurs, en ce qui concerne le colonialisme au Québec, il n’est certes pas vécu de la même manière aujourd’hui que dans les années 1960 : les Québécois ne se font plus dire « speak white » avec mépris au centre-ville de Montréal, par exemple. Par contre, il y a des formes de néocolonialisme qui ont pris le relais : celui, économique, de la mondialisation néolibérale, notamment. Par ailleurs, sur le plan culturel, qui prétendrait que nous n’avons pas un grave problème avec l’américanisation de notre culture, tel que l’observait déjà Marcel Rioux dans les années 1960 ? Nous subissons cette culture « globish » qui fait qu’aujourd’hui, mes étudiants connaissent davantage la téléréalité de la famille Kardashian que Richard Desjardins. La domination culturelle conduit à se rapporter d’abord à une identité et à une culture impériales et à être incapable de s’identifier à la culture à laquelle on appartient pourtant. C’est une forme de déracinement et d’occupation de l’esprit. Mais surtout, sur le plan politique, du point de vue institutionnel, le Québec est toujours soumis à une constitution qu’il n’a pas signée et à des institutions monarchiques d’héritage britannique. Il y a donc toujours des conditions politiques et culturelles qui relèvent d’une logique coloniale.

Ces dernières années, les Autochtones ont d’ailleurs dénoncé avec force le caractère colonial du régime canadien. Même si la situation coloniale de l’un et de l’autre est très différente, ce régime n’a pas cessé d’être colonial pour les Québécois aussi. Car ni le Québec, ni les peuples autochtones ne disposent aujourd’hui de l’autogouvernement. Il y a donc là une possibilité de tisser des liens dans une perspective de décolonisation, de penser un socialisme québécois en solidarité avec les Autochtones. Les Québécois se retrouvent dans une étrange position de colonisateurs-colonisés : colons venus de France, ils ont colonisé les terres autochtones avant d’être eux-mêmes subjugués par l’Empire britannique. Je crois que le dépassement de cette situation passe notamment par une sortie du régime colonial fédéral par la voie d’une indépendance reconnaissant en même temps l’autodétermination des peuples autochtones, le tout dans un projet de co-construction d’une république du Québec auxquels ils seraient invités à participer dans une perspective d’égalité de nation à nation. La tradition intellectuelle des années 1960-1970 peut nous servir d’inspiration en vue de penser ensemble différentes luttes de décolonisation pour parvenir à réaliser ce projet. Mais cela exigera aussi beaucoup de travail d’invention, de créativité, de doigté et de générosité.

Par ailleurs, on me demande souvent aussi si le mot socialisme est encore pertinent aujourd’hui, s’il ne risque pas de faire peur. Je ne sais pas si ce mot peut être ramené tel quel, c’est à discuter, mais il y a quelque chose dans l’idée qui m’apparaît essentiel : reprendre le contrôle souverain de la production économique et soustraire cette dernière à l’impératif de croissance du capitalisme. Ce projet, qu’on l’appelle socialisme ou démondialisation, pose l’exigence de penser ensemble la question sociale et la question nationale, la souveraineté politique et la démocratisation économique (ce que Fernand Dumont appelait un « socialisme d’ici »). La gauche doit penser l’articulation de tout cela avec ce que j’ai appelé les quatre D, inspiré par les penseurs de la démondialisation : démondialiser, décoloniser, décroître, développer la coopération internationale. Bien sûr, en incluant dans ce projet les questions féministes, antiracistes et autochtones. On le voit, on a un grand défi devant nous. Mais si nous oublions ne serait-ce qu’un seul de ces éléments, on ne pourra pas dire qu’on aura atteint la véritable liberté, celle qui consiste à être pleinement chez soi, dans une société droite et juste, et à vivre notre « dignité réalisée », « debout dans l’horizon de la justice », comme le disait Miron.

Entrevue réalisée par Emiliano Arpin-Simonetti

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

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