Relations mai-juin 2018
Des sources chrétiennes aux luttes sociales
L’auteur, historien, est chargé de projets au Centre justice et foi
L’héritage du christianisme social et du personnalisme chrétien pourrait-il être source de renouveau dans un Québec désenchanté et en panne d’idéaux ?
Réfléchir aux racines profondes du christianisme social au Québec donne l’occasion de voir en quoi cette tradition d’engagement demeure pertinente, sinon essentielle, dans la société actuelle. Parmi les courants qui innervent cette mémoire, la révolte politique et spirituelle portée par la jeunesse catholique des années 1930-1950 met en lumière un héritage, celui du personnalisme chrétien, qui n’a rien perdu de sa pertinence. Tout au contraire, il pourrait bien être en mesure d’insuffler du dynamisme à nos luttes sociales et politiques, confrontées qu’elles sont à une société gangrenée par le consumérisme et le conformisme, en proie au cynisme et au défaitisme, et incapable de concevoir des projets de société mobilisateurs.
Le « moment personnaliste » de l’histoire québécoise
Des années 1930 à 1950, la jeunesse catholique se montre extrêmement critique de la génération précédente. Inspirée notamment par la philosophie d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit, en France, elle reproche au clergé et aux laïques canadien-français d’avoir trahi l’Évangile en se livrant à mille et une compromissions avec l’ordre social capitaliste et appelle ses coreligionnaires à un réveil spirituel en œuvrant à l’avènement d’une société fondée sur la solidarité, la fraternité et la dignité de la personne humaine, d’où le terme personnalisme. Apparu en plein cœur de la Crise des années 1930, le personnalisme est une voie médiane entre l’individualisme libéral et le collectivisme soviétique. Soucieux de promouvoir le bien commun et de défendre la liberté, il fait de la défense de la dignité de la personne humaine le socle de l’ordre social. Pour le personnalisme, la personne humaine est fondamentalement sociale et communautaire, enserrée de liens étroits de solidarité et de réciprocité.
La révolution sociale et spirituelle est le mot d’ordre de cette jeunesse, dont Jacques Grand’Maison, Gérard Pelletier, Simonne Monet, Michel Chartrand, Fernand Dumont et Pierre Vadeboncoeur sont d’illustres représentants. Pour eux, la plupart socialistes chrétiens, l’heure de la charité est révolue : il faut désormais agir sur les structures, transformer la société, mettre en place un ordre social fondé sur la justice sociale et économique.
La fougue de cette génération ascendante est canalisée dans l’Action catholique. Pépinière de militants sociaux et d’adversaires du régime duplessiste (plusieurs sont des lecteurs et des rédacteurs de la revue Cité libre), l’Action catholique fait la promotion de la dignité de la personne humaine et dénonce les injustices sociales et économiques. C’est ainsi que divers mouvements font leur apparition au Québec dans les années 1930 et 1940 : Jeunesse étudiante catholique, Jeunesse ouvrière catholique, Jeunesse agricole catholique, Jeunesse indépendante catholique, etc. Bien qu’encadrés par des aumôniers, ces mouvements laissent une grande marge de manœuvre aux laïques. Plusieurs militants de ces organisations passeront au mouvement coopératif ou dans les syndicats locaux de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), ancêtre de la CSN.
Pour cette nouvelle génération de militants sociaux catholiques, la grève d’Asbestos constitue un moment charnière. Déclenchée par des travailleurs affiliés à la CTCC, la grève de l’amiante est l’un des moments forts de l’opposition, notamment des catholiques progressistes, au régime de Duplessis. Réputée pour ses mauvaises conditions de travail et pour les maladies industrielles qui y sévissent, la mine d’amiante d’Asbestos était gérée par une compagnie américaine, la Canadian Johns-Manville. L’enjeu de la grève porte à la fois sur les salaires, l’hygiène industrielle et la mise en place d’une assurance-maladie pour les travailleurs. Appuyés dans leurs démarches par l’archevêque de Montréal, Mgr Joseph Charbonneau, les grévistes reçoivent aussi l’appui de la Commission sacerdotale d’études sociales[1]. La frange progressiste du clergé milite non seulement pour l’amélioration des conditions de travail des mineurs, mais également pour leur intégration aux instances décisionnelles de la compagnie minière, selon un modèle de cogestion où les travailleurs seraient consultés pour les questions à portée technique ou sociale, tout en obtenant une quote-part des profits.
Le reste de l’histoire est bien connu : profitant de ses bonnes relations avec Duplessis, le gérant de la mine invoquera le caractère « communiste » de ces revendications. Duplessis s’appuie alors sur l’aile conservatrice de l’Église et parvient à faire censurer le projet de réforme de l’entreprise promu par la Commission sacerdotale, notamment grâce au soutien de l’évêque de Rimouski, Mgr Courchesne. La répression policière contre les grévistes et les syndicalistes sera sanglante. Duplessis obtient ensuite la démission de Mgr Charbonneau.
Au terme de cet épisode, c’est un corps épiscopal de plus en plus conservateur qui va diriger l’Église catholique québécoise. Ces nouveaux évêques ont bien tenté de censurer et d’« assagir » les jeunes militants de l’Action catholique, mais rien n’y fit : déterminés à mettre en place un nouvel ordre social coûte que coûte, ils utiliseront désormais les leviers et pouvoirs de l’État pour faire advenir une société plus juste et équitable. La révolution spirituelle se fera avec ou sans la hiérarchie de l’Église, mais elle se fera.
C’est donc là l’un des paradoxes de la Révolution tranquille : processus de modernisation et de laïcisation de la société québécoise, elle fut une révolution en bonne partie d’inspiration religieuse, faite au nom de l’humanisme chrétien. Les anciens militants de l’Action catholique, devenus syndicalistes, hauts fonctionnaires ou présidents de commissions d’enquête, vont faire de l’État-providence québécois le nouveau terrain de leur apostolat. La démocratisation de l’éducation, la mise en place de l’assurance-maladie, la réforme du droit du travail, la mise en place de programmes sociaux, l’engagement dans les luttes syndicales ou ouvrières : voilà comment les catholiques sociaux ont contribué à fonder un ordre social plus juste et équitable. On touche donc là à « l’esprit » de la Révolution tranquille : « quitter » l’Église institutionnelle afin de mieux refaçonner le rôle de l’État par fidélité envers le message évangélique. « Au début des années 1960, entrer dans la fonction publique, c’est plus que dénicher un emploi stable, c’est aussi pour plusieurs entrer dans une nouvelle forme d’apostolat : l’apostolat de la compétence au service des personnes et du bien commun. Nombreux furent les jeunes diplômés universitaires qui préféreront servir les intérêts du peuple plutôt que ceux de compagnies privées. À l’heure du concile, aussi absurde que cela puisse paraître aujourd’hui, le travail comme bureaucrate est souvent perçu comme une véritable vocation visant à favoriser l’épanouissement des personnes et, en définitive, à servir la cause du christianisme », notent E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren dans Sortir de la Grande noirceur. L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille (Septentrion, 2002, p. 160).
La redécouverte du moment personnaliste
« L’histoire est fille de son temps », disait jadis l’historien français Lucien Febvre. Étudié de manière sporadique par les chercheurs et étudiants des années 1960 et 1970, le personnalisme chrétien connaît une sorte d’« apothéose savante » au tournant des années 2000. Toute une génération de jeunes chercheurs – pensons ici à E.-Martin Meunier, Jean-Philippe Warren, Louise Bienvenue et Lucie Piché, pour ne nommer que ceux-là – redécouvre et remet à l’honneur l’héritage personnaliste. Cette redécouverte s’inscrit dans un contexte ô combien paradoxal : celui d’un Québec qui célèbre – sans grand enthousiasme – le 40e anniversaire de la Révolution tranquille. Celui d’un Québec social-démocrate en panne, après des décennies de compressions budgétaires et de réformes néolibérales qui ont mis à mal la solidarité sociale. Celui d’un Québec où s’affirment des courants politiques libertariens et des animateurs de radio-poubelle étalant leur mépris des pauvres, des syndicats et des mouvements sociaux progressistes, tout en militant en faveur de la liquidation complète du modèle québécois. Celui, enfin, d’un État québécois devenu, au fil des ans, une immense machine technocratique, froide et déshumanisante, aveugle aux souffrances bien réelles de nos concitoyennes et concitoyens, et dont la logique managériale est totalement étrangère aux généreuses intuitions prophétiques des artisans de la Révolution tranquille.
Pareil engouement et pareille redécouverte du personnalisme chrétien demandent à être expliqués. En guise d’hypothèse, soulignons d’abord qu’il est assez significatif que la plupart des historiens et sociologues ayant exhumé l’héritage personnaliste soient issus de ma génération, la génération X, celle du No Future, née au pinacle de la guerre froide, au plus fort de la terreur nucléaire, des missiles Cruise à la catastrophe de Tchernobyl. Génération qui a grandi, aussi, au plus fort de l’assaut néolibéral contre l’État-providence, à la faveur du thatchérisme, du reaganisme et de ses variantes québécoise et canadienne. Génération n’ayant connu qu’un Québec frileux, en panne d’idéaux et de projets de société, plus encore au lendemain des deux échecs référendaires. Génération, enfin, ayant goûté aux fruits amers d’une modernité libérale, rationaliste, technocratique et instrumentale qui promettait à tous la liberté, l’égalité et la libération, sans jamais arriver à remplir cette promesse. Et ce, tout en se montrant incapable de répondre aux questions existentielles de nos contemporains ; incapable d’être porteuse de sens ; incapable d’insuffler un supplément d’âme à nos projets de société. D’où le nihilisme autodestructeur qui fut porté par plusieurs membres de ma génération, celle de Sid Vicious, de Trainspotting et de Dédé Fortin.
C’est ce qui pourrait expliquer les atomes crochus – en tout cas les affinités électives – qui peuvent se développer entre certains intellectuels de la génération X et le personnalisme chrétien de la première heure, issu aussi d’une génération « sacrifiée », qui a connu la grande dépression – sans goûter au faste des années folles –, la montée des fascismes, la guerre et le duplessisme.
Soyons clairs : ni chez les artisans de la Révolution tranquille, ni chez les baby-boomers, ni d’ailleurs chez les X (après tout, Mario Dumont et Richard Martineau en sont issus !), cette colère politique, cette révolte spirituelle, cette soif de refondation du monde sur des bases solidaires et transcendantales ne furent l’apanage de la majorité, pas plus que la remise en question radicale de l’ordre social capitaliste, bourgeois et libéral.
Et pourtant, pour qui sait être attentif aux signes des temps – pour employer ici le langage de Vatican II – force est de constater que le sel et le levain sont encore à l’œuvre dans le tréfonds de la pâte humaine. Le feu couve toujours sous les braises. L’espérance (chrétienne ?) refuse de courber l’échine. Un vent de révolte gronde ici et là. Nos contemporains sont nombreux à dire haut et fort qu’un autre monde est possible. Et qu’il faut urgemment remettre la dignité de la personne humaine au cœur de nos préoccupations face aux logiques marchandes, technocratiques et totalitaires qui écrasent, humilient et déshumanisent. Rendant ainsi hommage, sans doute sans le savoir, aux intuitions prophétiques des personnalistes chrétiens.
[1] Groupe de prêtres engagés dans l’action sociale fondé en 1948 qui avait pour but, entre autres, de conseiller l’Assemblée des évêques du Québec sur les questions sociales.