Relations mai-juin 2018

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

Diane Lamoureux

Nos luttes ont changé nos vies… et le Québec!

L’auteure est professeure associée au Département de science politique de l’Université Laval

La remémoration des luttes passées nous enseigne que les changements dans la société et dans les mentalités passent par les luttes sociales et que celles-ci sont source de nouveaux savoirs et de nouvelles pratiques émancipatrices.

 

Il est d’usage de penser que l’histoire du Québec moderne a commencé avec la Révolution tranquille dans les années 1960 et que nous devons la modernisation du Québec à « l’équipe du tonnerre » rassemblée par Jean Lesage, un club d’hommes blancs issus pour la plupart de milieux privilégiés. Un tel récit oblitère le rôle des mouvements sociaux qui, dès les années 1940, ont mené des luttes qui ont rendu possible cette Révolution tranquille et qui, depuis, se sont battus d’arrache-pied pour bâtir un État-providence. Ne serait-ce que pour éviter cela, il est important de se remémorer les luttes que nous avons dû mener au cours des 60 dernières années pour les droits sociaux, civils et politiques dans le Québec contemporain et pour changer les mentalités et les rapports sociaux.

Cette mémoire ne doit pas se complaire dans la nostalgie du « bon vieux temps », mais servir au contraire de tremplin aux luttes que nous menons ici et maintenant. Elle doit également se transmettre aux nouvelles générations militantes dans une atmosphère d’égalité et de réciprocité : il est de la responsabilité des militants et des militantes les plus anciens de faire part de leur expérience, de leurs bons coups comme de leurs échecs, mais il est aussi du devoir des plus jeunes de faire le tri dans cet héritage. La transmission est toujours bilatérale et ne peut inclure de mode d’emploi.

Des mobilisations aux politiques publiques
Les transformations des diverses situations sociales des femmes, les garderies, la Charte des droits et libertés de la personne, l’égalité civile entre personnes homosexuelles et hétérosexuelles, l’existence de services d’avortement gratuits et relativement accessibles : tout cela a d’abord pris naissance dans des cercles militants et s’est développé dans la rue avant de se traduire en politiques gouvernementales. À l’heure où ces gains sont malmenés et où bon nombre d’entre nous ne se rappellent même plus leur origine, il importe de remonter aux sources pour montrer que ce sont aux puissantes mobilisations sociales que nous devons ces transformations, et non à la bienveillance de quelques élites politiques.

La Charte québécoise des droits et libertés de la personne a été rendue possible non seulement par le travail de la Ligue des droits et libertés, mais également par l’action de divers mouvements sociaux qui ont lutté pour obtenir des droits et demandé que ceux-ci soient solennellement reconnus par l’État, surtout après l’utilisation par le gouvernement Trudeau de la Loi sur les mesures de guerre au Québec en octobre 1970. Ce sont les mouvements sociaux qui ont aussi fait pression pour que cette Charte ne se limite pas aux droits civils et politiques, mais comprenne également les droits économiques, sociaux et culturels.

L’égalité des droits civils entre les personnes homosexuelles et hétérosexuelles doit beaucoup aux luttes menées par des groupes gais, militant, depuis le début des années 1970, pour mettre un terme à la discrimination et aux abus policiers par rapport à la fréquentation de certains lieux publics (parcs et bars). Ils ont aussi combattu pour faire inclure l’orientation sexuelle comme motif illicite de discrimination dans les chartes québécoise et canadienne, pour faire avancer la recherche et traiter convenablement les personnes atteintes du VIH-sida, pour ouvrir le mariage aux conjoints et conjointes de même sexe de même que pour faire reconnaître l’homoparentalité.

Nous ne serions pas l’endroit le mieux pourvu en Amérique du Nord en matière de services d’avortement, d’égalité hommes-femmes, de services en garderie si les femmes n’étaient pas sorties massivement dans la rue pour réclamer haut et fort ces libertés et ces droits fondamentaux, et si les mouvements féministes n’avaient pas contribué, par toutes sortes d’actions publiques, à changer non seulement les lois, mais aussi les mentalités et nos manières de faire.

Ces quelques exemples illustrent que la mise en œuvre de nos droits, l’élargissement de droits existants à des catégories sociales pour lesquelles ils n’avaient pas été initialement prévus, de même que la mise en place d’une forme d’État-providence au Québec à partir des années 1960 doivent beaucoup aux luttes menées par les groupes communautaires, les groupes de femmes, les syndicats, les mouvements étudiants, les groupes écologistes, les groupes LGBTQI+, les groupes de personnes racisées. Pourtant, lorsque ces droits sont reconnus ou qu’une politique publique est mise en place, l’origine populaire en est souvent oblitérée et le mérite en est attribué à un député, un ministre ou une personnalité publique.

De nouveaux savoirs
À l’heure des savoirs experts et des données probantes, il importe de rappeler que nos luttes ont aussi été à l’origine de nouveaux savoirs qui n’ont été que tardivement et partiellement reconnus dans le monde officiel des savoirs. Il y a maintenant dans plusieurs universités des études féministes, des études gaies et lesbiennes, des études sur l’environnement, des études sur les Autochtones ou des études ethniques, même si elles sont encore trop souvent suspectées d’être idéologiques. On peut se demander ce qu’il en serait de telles études sans les mouvements féministes, LGBTQI+, écologistes, autochtones ou de groupes altérisés ou racisés.

Ces savoirs se sont d’abord développés dans un cadre militant. Ils se sont formalisés et développés à la fois à travers les mobilisations et la production d’un nombre incommensurable de mémoires pour des commissions d’enquête ou parlementaires. Ils sont aussi issus des pratiques de plusieurs groupes qui ont dû commencer par bricoler leurs propres outils conceptuels pour dire des réalités impossibles à décrypter dans les objets et les cadres du savoir dominant attesté par l’institution universitaire.

Or, ce n’est pas parce qu’ils s’élaboraient en dehors de cette institution qu’ils ne constituaient pas pour autant de véritables savoirs. Les personnes engagées dans les luttes avaient besoin de comprendre ce contre quoi elles se battaient, devaient décortiquer la réalité des rapports sociaux pour convaincre, mobiliser, formuler des objectifs et mettre en place des alternatives. Dans un constant mouvement de va-et-vient entre théorie et pratique, les mobilisations ont ainsi produit de nouveaux savoirs qui ont en retour soutenu et nourri les mobilisations.

Bref, on peut dire qu’une injustice face à une situation précise (l’enfermement psychiatrique, l’absence de services publics dans les quartiers défavorisés, le mépris, la violence sexuelle, etc.) est d’abord identifiée puis, confrontés à l’existence de cette injustice, les militantes et les militants entreprennent d’en décortiquer les tenants et aboutissants, de démêler l’écheveau des misères sociales, d’identifier des pistes de solution, de susciter une mobilisation. Tout cela est producteur de savoir puisque notre compréhension du social s’en trouve enrichie, de même que notre capacité à lutter pour obtenir des gains et transformer la réalité et la société.

L’histoire nous a montré que bien souvent, ce nouveau savoir est ensuite repris dans des secteurs marginalisés de l’institution universitaire. Le problème n’est pas dans la reprise elle-même, ce qui permet une meilleure formalisation et parfois une extension de ce savoir, mais dans le gommage des sources militantes, gommage qui s’accentue à mesure que ce savoir quitte les marges de l’institution pour se rapprocher du centre. On peut en avoir un aperçu dans la façon dont a été traitée la question du harcèlement et des autres violences sexuelles dans les universités. Interpellée par l’actualité, la ministre responsable de l’Enseignement supérieur, Hélène David, a entrepris de lancer des consultations comme si elle était la première à se préoccuper de cet enjeu ; comme si les luttes, la recherche et l’intervention féministes n’avaient pas déjà produit, depuis des années, un savoir sur ce sujet, et notamment l’enquête ESSIMU, dont les résultats commençaient alors à être diffusés.

Préserver la mémoire des luttes, c’est donc également insister sur la pertinence et l’importance du savoir que nous avons produit au cours de nos diverses mobilisations. Ce savoir inclut non seulement une compréhension des enjeux sociaux que nous avons soulevés au cours de nos engagements militants, mais aussi un savoir sur les mobilisations collectives, sur le rapport entre les mobilisations et les institutions, sur les solidarités que nous sommes parvenus tous et toutes à construire.

La force de création des mouvements sociaux
C’est un truisme de dire que nous militons pour changer notre monde et nos vies. Le premier bénéfice de l’action militante se trouve probablement dans le militantisme lui-même. L’injustice, quelle qu’elle soit, s’accompagne habituellement du mépris pour ceux et celles qui en sont victimes. Militer, c’est d’abord changer ce rapport au monde, refuser l’image dévaluée de nous-même que nous renvoie la société – rappelons-nous le livre de Marie Letellier, On n’est pas des trous de cul (Parti pris, 1971) –, transformer notre rapport au monde en cessant d’être les objets manipulables de politiques et de violences pour devenir les sujets, les acteurs de notre propre existence et imposer notre voix, à égalité, dans le débat public. Par le militantisme, nous acquérons du respect, nous forgeons des liens de solidarité, nous développons des capacités d’analyse et d’argumentation.

Mais nous voulons également contribuer à façonner le monde dans lequel nous vivons pour le rendre moins injuste. C’est ce qui explique le surgissement d’alternatives à partir de la base. Ainsi, quand on a constaté que les soins médicaux représentaient la principale cause d’endettement des ménages des classes populaires, on a procédé au développement de cliniques de santé populaire avant même la création de la Régie de l’assurance maladie du Québec. Ces cliniques joueront d’ailleurs un rôle important dans la mise en place de la structure des CLSC, en particulier la Clinique de Pointe-Saint-Charles, qui conserve encore une autonomie relative. De telles alternatives existent dans plusieurs autres mouvements (voir, par exemple, le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec). Elles permettent, dès à présent, d’élaborer d’autres façons de faire et de vivre que celles que nous infligent la concurrence et la performance néolibérales.

Ainsi, les mouvements sociaux ont contribué à la mise en place de droits : droits civils (femmes, LGBTQI+, personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale, personnes handicapées) et droits politiques (concernant les Autochtones, les personnes immigrantes et refugiées, en matière d’environnement). De ce fait, ils ont enrichi le cadre normatif de nos sociétés. Mais ils ont aussi contribué, par leurs luttes, au développement d’une culture et de nouveaux rapports sociaux au Québec, même si beaucoup reste encore à faire pour que nous puissions vivre dans une société véritablement égalitaire, libre et solidaire.

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

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