Histoire sociale, design graphique et données statistiques : politiques de la visibilité et double conscience

Publié le 15 mars 2022
Par : Claude Rioux

Claude Rioux (l’auteur est éditeur aux Éditions de la rue Dorion, à Montréal)

Figure intellectuelle majeure aux États-Unis, W. E. B. Du Bois (1868-1963) présenta lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900 une série de données statistiques avant-gardistes dans le but de promouvoir les progrès socio-économiques des Africains-Américains depuis l’abolition de l’esclavage. Le livre ici recensé reproduit pour la première fois en français l’intégralité des représentations graphiques en couleurs qu’il exposa. Celles-ci, replacées dans leur contexte social, vont renverser l’arme redoutable de la cartographie, qui avait jusque-là servi à marginaliser et à déprécier les personnes noires.

Whitney Battle-Baptiste et Britt Rusert (dir.), La ligne de couleur de W.E.B. Du Bois. Représenter l’Amérique noire au tournant du XXe siècle, traduit de l’anglais par Julia Burtin Zortea, Paris, Éditions, B42, 2019, 144 p.

L’éminent sociologue et militant des droits civiques William Edward Burghardt Du Bois était bien en avance sur son temps. Une série de tableaux et de graphiques sur la vie et les progrès de la population africaine-américaine (terme utilisé dans l’ouvrage) aux États-Unis, qu’il a préparée avec un groupe de ses étudiants et anciens élèves de l’Université d’Atlanta, révèle l’étendue de son génie. Présentée à l’Exposition universelle de 1900 à Paris, cette collection d’infographies est enfin réunie dans La ligne de couleur de W.E.B. Du Bois. Représenter l’Amérique noire au tournant du XXe siècle, un ouvrage d’une grande beauté publié par les Éditions B42.

La série de 63 infographies grand format dessinées à la main puis apposées sur de grands panneaux de bois pour les visiteurs de l’Exposition est réalisée avec un souci esthétique que ne renieraient pas des modernistes comme Piet Mondrian et Vassily Kandinsky. Elle avait pour objectif de fournir les preuves statistiques des progrès qu’a connus la population africaine-américaine au cours des décennies ayant suivi l’abolition de l’esclavage[1] et de contrer les croyances darwinistes, alors en vogue chez les Étasuniens blancs et les Européens, sur l’infériorité innée des personnes noires.

« La première séquence de planches est intitulée « The Georgia Negro : A social study […]
Conçues à partir de recherches empiriques et des données du recensement étasunien, elles décrivent les progrès notables réalisés par la population noire étasunienne malgré des siècles de racisme, d’esclavage et autres structures oppressives ayant survécu à la guerre de Sécession. »

Exposer le génie noir

W.E.B. Du Bois était évidemment la personne tout indiquée pour faire valoir le « génie noir » à l’Exposition universelle inaugurée le 14 avril 1900, même s’il n’avait pas encore publié son révolutionnaire ouvrage de sociologie Les Âmes du peuple noir (1903). Ce précurseur de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP, créée en 1905) n’en était encore qu’à fourbir ses armes contre les lois Jim Crow[2]. Intégrée au « pavillon » (on ne disait pas cela alors) des États-Unis, l’exposition des planches a été maintenue durant six mois. On ignore quelle proportion des cinquante millions de personnes qui ont assisté à l’Exposition de Paris a visité la section sur les Noirs étasuniens, mais on peut supposer qu’elles ont été nombreuses.

La première séquence de planches est intitulée « The Georgia Negro[3]: A social study » tandis que la seconde est une série de cartes et de diagrammes statistiques « montrant la condition présente des descendants des anciens esclaves africains actuellement aux États-Unis d’Amérique » (p.8). Conçues à partir de recherches empiriques et des données du recensement étasunien, elles décrivent les progrès notables réalisés par la population noire étasunienne malgré des siècles de racisme, d’esclavage et autres structures oppressives ayant survécu à la guerre de Sécession. Éducation, catégories de métiers et de professions, statut du logement, valeur attribuée au mobilier de maison, croissance de la population : de nombreux paramètres de l’ascension sociale sont exploités pour dresser un portrait finalement assez optimiste de la situation des Afro-Américains.

 

Le problème de la ligne de couleur

En somme, Du Bois met en évidence la question du devenir des relations interraciales : « Le problème du 20e siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs. » C’est la raison pour laquelle il s’attarde sur divers aspects de la vie des Noirs, lesquels sont représentés par des graphiques ainsi que des photographies. Cela porte sur la situation conjugale, la mortalité, l’accès à la propriété, à l’éducation et à l’emploi, l’évolution de la mixité raciale. Autant d’éléments visant à attester le progrès social des Noirs, en dépit de la violence historique pluriséculaire.

Sa cartographie historique de la traite atlantique et celle sur la situation des personnes noires en Géorgie au début du 20e siècle ont pour but de montrer le poids de l’oppression raciale. Sa méthode a aussi pour effet de démentir nombre de préjugés racistes. Il arrive à prouver par exemple que la part d’illettrisme des personnes noires vivant aux États-Unis était plus basse que celle des Russes ou des Roumains pour l’époque.

Loin de la vision misérabiliste et « spencériste » qu’entretenaient les élites blanches à leur égard, le travail de W.E.B. Du Bois et de ses acolytes tend à montrer que les Noirs étasuniens pouvaient exceller à un niveau égal à celui de tout autre peuple. Une série de cartes permet de mettre en relation ces avancées avec la répartition des Noirs en Amérique du Nord depuis la traite transatlantique jusqu’à l’abolition. Ce qui est entre autres recherché ici par Du Bois est la possibilité de revendiquer l’appartenance du Sud des États-Unis à la modernité en somme.

Le recueil de planches à proprement parler est précédé de trois courts essais, dont l’un, celui de l’architecte et designer africaine-américaine Mabel Wilson, met en relief un « imaginaire cartographique » empreint d’une solidarité panafricaine émergente. Un autre essai met en lumière le processus de création, les moyens techniques, les couleurs utilisées. La solide introduction de Whitney Battle-Baptiste et Britt Rusert montre comment l’art graphique habilement mobilisé par Du Bois – en dépit de faibles moyens et d’échéances hasardeuses – est annonciateur du design noir qui sera si prégnant dans la Harlem Renaissance des années 1920-1930 et les Black Arts des années 1960.

 

« La notion de « conscience dédoublée » est à cet égard utilisée par Du Bois pour rendre compte de l’expérience « qui se voit, constamment, à travers le regard d’un autre – une aliénation psychique et une marginalisation sociale résultant de la condition étrange d’être un Noir aux États-Unis ». Mais cette double conscience est aussi ce qui favorise une sorte de « double vue » permettant de transcender la malédiction historique pour mieux éclairer « les relations raciales, la sociabilité et même l’existence en soi ».

L’enjeu politique de la visibilité

On pourra regretter qu’aucun effort n’ait été fait pour replacer ce travail collectif dans l’histoire plus large de la visualisation des données statistiques et de la méthode graphique. Des disciplines qui, à l’instar de la cartographie ou de l’ethnologie, ont été mobilisées par des suprémacistes et des colonisateurs pour inventorier, classifier, hiérarchiser le monde. Ces outils puissants peuvent pourtant être réappropriés et devenir dans les mains des opprimés des instruments de leur émancipation, ce qu’ont bien compris Du Bois et sa jeune équipe.

Ce qui s’avère important est aussi la dimension esthétique des représentations graphiques. Cela se voit justement restitué sous la notion de « politiques de la visibilité ». L’enjeu de la visibilisation se trouve en effet au cœur de la pensée de Du Bois. Whitney Battle-Baptiste et Britt Rusert, en introduisant le livre, rappellent à juste titre que c’est tout le schème théorique majeur de la « double conscience » qui s’exprime ainsi dans un registre visuel. La notion de « conscience dédoublée » est à cet égard utilisée par Du Bois pour rendre compte de l’expérience « qui se voit, constamment, à travers le regard d’un autre – une aliénation psychique et une marginalisation sociale résultant de la condition étrange d’être un Noir aux États-Unis ». Mais cette double conscience est aussi ce qui favorise une sorte de « double vue » permettant de transcender la malédiction historique pour mieux éclairer « les relations raciales, la sociabilité et même l’existence en soi ».

 

Actualité de Du Bois et questions de l’heure

Nicolas Martin-Breteau rappelait récemment l’important apport de Du Bois pour quiconque souhaite enjamber la stérile dichotomie « question sociale » et « question raciale ». En le lisant, on comprend que l’opposition entre « déterminants de classe et déterminants de race dans l’étude de la reproduction des inégalités » entre groupes de population (en considérant la plupart du temps les premiers comme plus « authentiques » ou plus « importants » que les seconds) est non pertinente pour ne pas dire fausse. Ce qui du reste est tout aussi valable pour d’autres formes d’essentialisation et d’infériorisation sociales, qu’elles soient liées au sexe, au genre et à l’orientation sexuelle ou bien à la religion, au handicap, à l’âge, etc. Ce qui ne signifie pas pour autant que les outils analytiques et les stratégies politiques exposées par Du Bois sont réductibles aux questions raciales[4].

Il va de soi que son travail s’inscrit d’abord dans l’histoire et la sociologie des populations noires étasuniennes et l’exploration de la notion de race. Mais, nous disent ses commentateurs actuels comme Breteau, il est tout aussi valable pour toute forme d’assignation à un groupe humain d’une « catégorie sociale fondée sur l’essentialisation stigmatisante de ses traits physiques, intellectuels et moraux considérés comme naturels, spécifiques et inférieurs ». En somme, son travail va bien au-delà des enjeux raciaux. Il aide à comprendre l’imbrication et la nature multidimensionnelle des formes de domination : nationaliste, raciste, classiste, sexiste, colonialiste, impérialiste et capitaliste et à des échelles variées.

Son œuvre est surtout à comprendre comme une importante contribution visant à penser les conditions de possibilité d’une réelle justice épistémique[5] dans un monde où la « ligne de partage des couleurs » combinée au « voile de la race » a conduit à ce que Charles W. Mills nomme une « épistémologie inversée », à savoir une épistémologie de l’ignorance[6].


[1] En particulier depuis ce que l’on appelle la Proclamation d’émancipation d’Abraham Lincoln.

[2] Les lois Jim Crow (Jim Crow Laws en anglais) sont une série d’arrêtés et de règlements promulgués généralement dans les États du Sud ou dans certaines de leurs municipalités, entre 1876 et 1965. Elles constituaient l’un des éléments majeurs de la ségrégation raciale aux États-Unis, distinguaient les citoyens selon leur appartenance raciale et, tout en admettant leur égalité de droit, elles imposèrent une ségrégation de droit dans tous les lieux et services publics.

[3] Nous maintenons le terme car il est celui de W.E.B Du Bois.

[4] Nicolas Martin-Breteau, « Le grand fait du préjugé racial » : W. E. B. Du Bois, Les Noirs de Philadelphie et la fondation d’une sociologie relationnelle », Raisons politiques, vol. 78, no. 2, 2020, pp. 59-73.

[5] Geneviève Dick, « les injustices épistémiques en démocratie : comment nuisent-elles aux objectifs de justice et d’inclusion », Mémoire de maîtrise présenté au Département de philosophie de l’Université de Montréal en février 2018 : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/20699

[6] Magali Bessone et Matthieu Renault, W. E. B. Du Bois. Double conscience et condition raciale, Paris, Amsterdam éditions, coll. « L’émancipation en question », 2021, 168 p.


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