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Quand être réfugié rime encore avec solidarité : réflexions autour de l’évolution du programme de parrainage privé au Québec
Publié le 21 août 2017Par : Myriam Richard
L’auteure de ce texte revient sur le récent programme gouvernemental de parrainage des personnes réfugiées originaires de Syrie. Elle en explique la nature et en tire quelques observations politiques et analyses critiques.
Au lendemain de son élection, Justin Trudeau s’engageait à ouvrir les portes du pays à 25 000 personnes d’origine syrienne. S’il répondait à l’élan de solidarité qui a notamment suivi la nouvelle de la mort du jeune Alan Kurdi, membre d’une famille à qui le Canada avait refusé la réinstallation, le nouveau gouvernement y trouvait également une occasion de démontrer sa capacité à tenir ses promesses et à les réaliser de manière efficace.
Depuis novembre 2015, ce sont ainsi plus de 40 000 personnes d’origine syrienne qui ont été accueillies au Canada, dont près de 7500 au Québec. Fait intéressant, 36 % d’entre elles l’ont été en tant que réfugiés parrainés par le secteur privé dans l’ensemble du pays, mais cette proportion monte à 75 % dans le cas du Québec. Il s’agit donc de la deuxième province en importance en matière de nombre de personnes accueillies après l’Ontario, mais de loin la première en ce qui concerne le recours aux parrains privés pour la prise en charge de la première année d’installation des réfugiés. En plus de se retrouver à l’avant-plan de la stratégie d’accueil des personnes réfugiées d’origine syrienne, le programme de parrainage canadien a suscité l’intérêt de plusieurs pays et organisations internationales.
Jusqu’à tout récemment, le Canada était le seul pays au monde à avoir un programme de parrainage privé de personnes réfugiées. En mars 2016, le Haut-Commissaire aux Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, affirmait que le programme canadien constituait un modèle qui devrait être exporté partout dans le monde non seulement parce qu’il permet à un plus grand nombre d’individus d’être réinstallés, mais aussi parce que le leadership dont le Canada a fait preuve en instaurant le parrainage privé a incité la société civile à voir positivement l’accueil des réfugiés[1]. Dans la foulée de cet engouement, le gouvernement fédéral lançait officiellement en décembre 2016 l’Initiative mondiale de parrainage de réfugiés, en collaboration avec le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), l’Université d’Ottawa, la Fondation Radcliff et les fondations américaines Open Society. Des représentants de partout dans le monde étaient ainsi réunis afin de se renseigner sur le fonctionnement du programme canadien et comment ils pourraient l’adapter et l’implanter chez eux. De son côté, le gouvernement du Québec semble plutôt être à l’heure du bilan. Le dépôt de nouvelles demandes au sein du programme provincial de parrainage par la collectivité, l’équivalent du programme de parrainage privé dans l’ensemble du pays, se voit suspendu jusqu’à nouvel ordre depuis le 27 janvier 2017 dans le but énoncé de réduire le nombre de dossiers en attente. Le gouvernement fédéral a quant à lui maintenu le recours au programme avec des cibles d’accueil revues à la baisse, et passe en mode « exportation » du modèle.
Si les expériences concrètes des réfugiés parrainés et de leurs parrains au Québec ainsi que les mécanismes qui sous-tendent le recours au programme de parrainage se trouvent très peu documentés dans la province par rapport au reste du pays, il est toutefois possible de poser un regard sur l’évolution du programme en tentant de la replacer dans la mouvance néolibérale qui fait du désengagement de l’État la trame de fond des orientations en matière d’immigration et de refuge.
Le parrainage de personnes réfugiées : une entreprise de réinstallation de plus en plus assumée par le secteur privé?
Formalisé pour la première fois dans la Loi canadienne sur l’immigration en 1976 à la suite de l’élan de solidarité des Canadiens envers les boat people vietnamiens, le programme canadien de parrainage de personnes réfugiées a depuis permis à près de 288 000 personnes de s’établir au pays. Il a également été une composante clé de la réponse canadienne lors d’autres mouvements migratoires de masse tels que ceux issus de la chute de l’URSS et le conflit au Kosovo. Ses racines remontent toutefois à la période qui a suivi la Première Guerre mondiale, alors que des associations religieuses telles que le Jewish Immigrant Aid Services (JIAS) et le Mennonite Central Comittee (MCC) ont commencé à s’engager à subvenir aux besoins d’accueil et d’installation de personnes qui fuyaient la persécution en Europe de l’Est et ailleurs sur la planète. Il s’agissait également de la principale porte d’entrée des personnes réfugiées jusqu’à la ratification de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés (1951) par le Canada en 1969, qui a introduit la prise en charge par l’État en matière de réinstallation.
Deux principes fondamentaux sous-tendent le programme de parrainage et lui confèrent sa spécificité. Le premier est le principe d’additionnalité qui stipule que le parrainage s’inscrit en complémentarité directe avec le programme de réinstallation par l’État. C’est en vertu de celui-ci que le gouvernement fédéral assumait la prise en charge d’une personne dans le cadre du programme gouvernemental pour chaque personne parrainée par le secteur privé au moment de l’arrivée des boat people. Cela avait entre autres eu pour effet de doubler le nombre de personnes réfugiées accueillies. Cet accueil a notamment valu au peuple canadien l’obtention de la récompense Nansen en 1986, la seule fois où ce prix a été remis à une collectivité et non à un individu.
Le principe d’additionnalité s’est vu toutefois fortement remis en question, dans la mesure où les gouvernements canadien et québécois incluent désormais le parrainage dans leurs cibles globales de réinstallation, et que dans certaines provinces, le nombre de personnes accueillies par le secteur privé dépasse le nombre de personnes réinstallées, comme c’est le cas au Québec depuis 2015. Une part importante de la responsabilité de combler les places de réinstallation prévues revient ainsi aux parrains privés, et si ces derniers n’y arrivent pas, le gouvernement n’assure pas nécessairement leur attribution au sein du programme de prise en charge par l’État[2].
Le second principe à la base de la spécificité du programme de parrainage est celui de la nomination, en vertu duquel les parrains peuvent indiquer précisément qui ils souhaitent faire venir au pays, tant que les personnes répondent à l’ensemble des critères du droit canadien. Ce principe permet notamment à des réfugiés dont le profil ne cadre pas dans les priorités gouvernementales d’être réinstallés au pays. Or, le principe de nomination est lui aussi mis à mal depuis un certain temps. Rapidement après l’instauration du programme, le parrainage privé est devenu majoritairement le fait d’individus qui se connaissaient, faisant dire à certains observateurs qu’il se transformait graduellement en extension du programme de réunification familiale. Les taux de refus pour les personnes nominées par les parrains privés ont aussi grandement augmenté entre 1998 et 2007, se situant à près de 49%. Jusqu’à tout récemment, les organismes de parrainage qui détenaient des ententes avec le gouvernement se voyaient également imposer des quotas par rapport au nombre total de personnes qu’ils pouvaient parrainer, et cela en fonction de restrictions d’émission de visas imposées à certaines ambassades. Une des conséquences directes de cette situation s’illustre par la sous-représentation de certaines régions de provenance des personnes parrainées telles que l’Afrique, qui regroupe pourtant près de 40% des personnes en attente d’être réinstallées sur la planète. De plus, les ressources qui devaient être affectées à la réduction des délais de traitement des dossiers provenant d’Afrique, qui sont d’une durée moyenne de 5 ans et qui peuvent aller jusqu’à 6 ou 7 ans, ont récemment été orientées en grande partie vers les dossiers des personnes d’origine syrienne. Or, les délais commencent aussi à s’allonger pour ces dernières, avec une moyenne estimée de 2 à 3 ans, ce qui a eu pour effet d’inciter le gouvernement fédéral à diminuer considérablement ses cibles d’admission. En 2017, le gouvernement fédéral a toutefois levé ces restrictions sur une base « régionale » et fixé le nombre total de nouvelles demandes de parrainage à 7500. De son côté, le gouvernement du Québec a tout simplement interrompu le dépôt de nouvelles demandes jusqu’à nouvel ordre. L’idée ici n’est évidemment pas d’encourager le genre de pensée binaire qui placerait un groupe en compétition avec un autre, mais plutôt d’inciter à la réflexion sur les façons dont on pourrait maintenir et élargir l’élan de solidarité ainsi que la responsabilité envers nos engagements humanitaires. Cela est nécessaire afin que l’ensemble des personnes qui sont en attente de réinstallation aient accès à un traitement équitable de leur dossier dans des délais raisonnables.
Le parrainage privé de personnes réfugiées : entre charité, solidarité et responsabilité collective
Le parrainage privé, fidèle aux valeurs qui l’ont vu émerger, continue de faire vibrer le meilleur de la fibre solidaire des Québécois et Québécoises ainsi que des Canadiens et Canadiennes, qu’ils agissent au sein de regroupements citoyens, communautaires ou confessionnels. Or, sous couvert du lustre d’un programme qui s’est grandement transformé depuis son émergence, on place les personnes réfugiées face à un arbitraire important quant aux conditions de leur accueil, à un moment particulièrement crucial de leur parcours de vie. Des échos des acteurs de terrain et des personnes réfugiées elles-mêmes laissent ainsi entendre que les situations d’accueil et d’installation des personnes d’origine syrienne se révèlent très inégales : des personnes se trouvent dans des situations très précaires et n’osent pas dénoncer ce qu’elles vivent alors que d’autres sont très bien entourées et arrivent à faire leur place sans trop de difficultés. Cette situation n’est pas sans rappeler ce que vivent les personnes en situation de parrainage dans le cadre du regroupement familial. L’ensemble du continuum des expériences des personnes réfugiées parrainées dans notre société gagnerait donc à être interrogé, en donnant en priorité la parole aux personnes réfugiées elles-mêmes ainsi qu’à leurs parrains. L’expérience des parrains constitue notamment un angle mort important du portrait de la situation au Québec. Il serait également essentiel d’entendre les voix des personnes réfugiées et de leurs parrains issus des différentes régions du monde. C’est ainsi que nous arriverons à saisir les nuances et à donner une texture aux situations qui se trouvent à différents endroits entre les pôles de l’accueil exemplaire et de la grande précarité.
Sans grande surprise, on peut penser que la situation actuelle en matière de parrainage s’inscrit dans le prolongement des orientations néolibérales de l’État qui consistent à déléguer un nombre considérable de ses prérogatives aux acteurs du milieu communautaire en immigration. Dans le même sens, l’État demande aux personnes immigrantes d’être toujours plus autonomes et réduit les mesures de soutien à leur égard. On pense par exemple aux démarches de francisation et « d’intégration » en ligne que les travailleurs qualifiés doivent entreprendre avant d’arriver au Québec ou encore à l’évaluation de leur niveau de langue qu’ils doivent faire par eux-mêmes en ligne ou avec l’aide des intervenants communautaires afin de déterminer le niveau de classement pour les cours de francisation, tâche jusqu’à récemment effectuée par des évaluateurs accrédités du ministère de l’Immigration. La grande « nouveauté » réside toutefois dans le recours sans précédent à l’implication des acteurs du secteur privé dans le soutien financier, logistique et « moral » des personnes réfugiées pendant la première année d’installation. On peut certainement y voir une percée encore plus importante de la privatisation néolibérale dans une des dernières sphères où l’État jouait encore pleinement son rôle en matière d’immigration, à savoir la réinstallation des personnes réfugiées en collaboration avec les organismes communautaires qui les soutiennent dans l’ensemble de leurs démarches pendant la première année.
Le parrainage à l’ère néolibérale
Il s’avère toutefois difficile de ne pas avoir une impression de déjà-vu. Jusqu’à l’avènement de l’État-providence induit par la Révolution tranquille au Québec, les institutions religieuses catholiques et protestantes ont été les piliers de l’offre de services sociaux dans la province. C’est ainsi que les élites religieuses et bourgeoises étaient en charge d’éduquer les esprits ainsi que de soigner les corps et les âmes, tandis que les compagnies privées se chargeaient d’exploiter les ressources naturelles. Sans dire que l’histoire est naïvement entrain de se répéter, on ne peut qu’être frappés par certaines symétries. Le néolibéralisme introduit toutefois une nouvelle donne, dans la mesure où, bien qu’il se désengage financièrement, logistiquement et moralement, l’État souhaite tout de même exercer un contrôle serré sur les acteurs privés à qui il délègue ses responsabilités. Il faudrait d’ailleurs moins parler de désengagement de l’État, mais davantage de sa transformation. En matière de parrainage privé de personnes réfugiées, cela s’illustre entre autres par l’affaiblissement du respect du principe de nomination tel qu’évoqué précédemment, qui fait que l’État intervient de manière toujours plus importante dans le choix des personnes qui pourront être parrainées, tout en reléguant la responsabilité de leur accueil aux parrains privés.
Si l’implication des membres de la société civile constitue un filet social supplémentaire et nous montre que la solidarité envers les personnes réfugiées est encore bien présente dans notre société, force est toutefois de constater que nous ne sommes pas à l’abri des abus et de la reproduction de certains privilèges. Par exemple, le 5 janvier 2016, le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI) publiait un avis de modifications règlementaires à propos du caractère gratuit du parrainage, stipulant qu’« un organisme ou un groupe de parrains ne peut tirer profit de l’engagement qu’il souscrit en faveur de personnes parrainées […] »[3]. C’est donc dire qu’une personne réfugiée ne doit pas financer elle-même son projet de parrainage en versant des sommes d’argent à ceux qui l’accueillent, peu importe si les sommes lui sont rendues intégralement ou pas une fois qu’elle s’installe au pays. Une telle situation ouvre également la porte à ce que les personnes réfugiées plus fortunées puissent être avantagées dans la dure course à la réinstallation. La violation des dispositions de cet avis constitue une infraction pénale. Sachant qu’il est très peu probable que les personnes parrainées osent dénoncer cette situation si elle se présente, certaines d’entre elles risquent donc de se retrouver encore plus vulnérables face à un double désengagement, soit celui de l’État et de leurs parrains.
La dernière forme de désengagement à souligner est celle de l’ensemble de la société envers les personnes immigrantes et réfugiées, qui passe notamment par les réactions de repli identitaire et la frilosité à reconnaître la discrimination et le racisme systémique qui affectent les membres de différents groupes minoritaires. Les agressions que plusieurs de ces personnes vivent au quotidien témoignent d’une rupture du contrat social avec les personnes immigrantes et réfugiées de la part d’une frange de notre société, à laquelle nous devons collectivement réagir. Si la tenue prochaine d’une Commission sur le racisme systémique contribuera sans doute à amener ces enjeux sur la place publique, avec tous les risques de dérapages auxquels nous avons assisté lors des précédents débats sur la Charte des valeurs et les accommodements raisonnables, on peut toutefois penser que nous devons continuer de réfléchir et d’agir afin de trouver des moyens concrets de protéger les droits de tous ceux et celles qui résident en sol québécois.
Cet engagement doit également contribuer à maintenir le respect de nos responsabilités humanitaires face à l’ensemble des personnes fuyant les conflits et la persécution, et ce, peu importe leur lieu d’origine ou leur profil socioéconomique, culturel ou religieux. L’État doit continuer d’utiliser le programme de parrainage privé comme complément à son programme de réinstallation et non comme substitut à une partie de celui-ci. L’accueil solidaire doit continuer de primer, devant les logiques de charité qui ont trop longtemps conditionné les services aux personnes vulnérables. Face aux logiques néolibérales et aux lignes de faille qui se tracent au sein de l’opinion publique mondiale à propos de l’accueil des personnes réfugiées, le défi d’aimer les individus tout autant que l’humanité demeure entier et plus que jamais essentiel.
L’auteure est agente de recherche et candidate à la maîtrise en travail social à l’Université de Montréal. Elle aborde les questions d’immigration et de refuge par le biais de la recherche, de l’intervention et de la formation.
[1] La Presse Canadienne. (21 mars 2016). « Le parrainage privé des réfugiés inspire les Nations Unies ». En ligne : http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/771787/onu-parrainage-prive-refugies; CBC. (21 mars 2016). « Canada’s refugee effort hailed as model for world by head of UN agency ». En ligne : http://www.cbc.ca/news/politics/un-refugee-private-government-sponsor-1.3501400.
[2] CCR. (2013). « Important changes in Canada’s Private Sponsorship of Refugees Program ». En ligne : http://ccrweb.ca/sites/ccrweb.ca/files/psr-changes-2013.pdf ; Hyndman, J., W. Payne et S. Jimenez. 2016. The State of Private Refugee Sponsorship in Canada: Trends, Issues, and Impacts. RRN/CRS Policy Brief.
[3] MIDI. (2016). « Avis sur le caractère gratuit du parrainage ». En ligne : http://www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/fr/informations/caractere-gratuit-parrainage.html.