DOSSIER : - Penser aussi la citoyenneté comme une pratique

Au-delà de la culture publique commune, la concitoyenneté

Publié le 1 avril 2014
Par : Diane Lamoureux

Diane Lamoureux est professeure au Département de science politique de l’Université Laval.

Face aux limites et aux apories de la notion de culture publique commune, ce texte se veut un plaidoyer en faveur de l’idée de concitoyenneté. Sans être une panacée, celle-ci introduit une dynamique et permet de concilier la diversité et l’appartenance à un monde commun sans faire l’impasse sur les zones de conflictualité et de dissensus tout en fournissant les moyens de les aborder politiquement.

Est-il encore pertinent de parler de culture publique commune au Québec, en cette ère de néolibéralisme triomphant, de démocratie déchue, de souveraineté en veilleuse ou de charte avec plus de mots que de projet? Comment une notion qui avait été inventée dans le sillage de la loi 101 et de l’entente Cullens-Couture sur l’immigration, à une époque où l’on imaginait les possibilités d’une nation civique au Québec, peut-elle conserver sa pertinence politique alors que les discours identitaires, la frilosité à l’égard de l’Autre et le nationalisme ethnique se déploient sans vergogne dans l’espace public?

Cette notion était essentiellement de l’ordre du projet et de la promesse. Le projet, la souveraineté du Québec, n’a pas encore été réalisé et devient presque tabou dans le discours politique. Quant à la promesse, elle a sombré dans la gouvernance, le contrat moral auquel les nouveaux arrivants et arrivantes devraient souscrire par rapport à ceux et celles qui sont déjà là, ou, plus prosaïquement, dans les modes de gestion de la diversité culturelle, qu’ils se nomment multiculturalisme ou interculturalisme.

Une notion problématique

La notion de culture publique commune, proposée par Julien Harvey et Gary Caldwell, s’ancre dans le contexte social qui l’a vue émerger. Comme le rappelle Micheline Labelle[1], elle prend sa source dans un rôle croissant dévolu à l’État québécois dans l’intégration des immigrantEs afin qu’ils et elles s’agrègent à la majorité francophone, dans l’adhésion du Québec aux règles et aux pactes concernant les droits humains, et dans un engagement plus actif dans la solidarité internationale. Dans l’Énoncé de politique en matière d’immigration de 1990, on en spécifie les traits : démocratie et droits humains, laïcité, pluralisme, résolution pacifique des conflits, respect du patrimoine culturel, le français comme langue officielle, l’égalité entre les hommes et les femmes[2].

Il est vrai que, dès le départ, la notion de culture publique commune excluait les populations autochtones qui pouvaient difficilement se reconnaître dans les institutions parlementaires d’origine britannique fondées sur leur relégation et leur exclusion de la sphère politique. Elle pouvait cependant assez aisément rassembler les Canadiens français (devenus entretemps Québécois) et les anglophones ayant choisi de rester au Québec et dont la vaste majorité pouvait utiliser le français dans la vie publique. De même, elle pouvait intéresser les personnes issues de l’immigration ou immigrées récentes venues s’installer au Québec pour améliorer leur situation économique ou pour vivre dans une société pacifiée sur le plan politique et où les libertés publiques et privées sont respectées. Force est de reconnaître toutefois que ces personnes émigrent d’abord et avant tout au Canada (et pas nécessairement au Québec) et que l’amélioration de leur situation économique passe souvent par une migration à l’ouest du Québec étant donné les tendances de l’activité économique dans l’ensemble canadien et la faiblesse de leur ancrage au Québec. La notion de culture publique commune ouvrait même vers un avenir pouvant s’énoncer à plusieurs voix et avait le mérite de se démarquer autant de l’assimilation républicaine à la française que du multiculturalisme canadien première mouture, renvoyant chacun à ses origines et à sa communauté. Mais la notion prenait pleinement son sens dans l’optique de consolider une société civique québécoise aspirant à se doter de ses propres structures étatiques.

Il me semble aujourd’hui qu’elle s’avère de moins en moins pertinente pour réfléchir aux enjeux actuels de citoyenneté qui se posent actuellement au Québec. C’était d’ailleurs une des conclusions qui se dégageaient d’un colloque tenu sur cette notion par l’Association internationale des études québécoises et le Programme d’études québécoises de l’Université McGill en 2005[3]. Le statut de la langue française comme langue publique commune est peut-être préservé dans le secteur public et parapublic, mais il est singulièrement mis à mal dans les autres milieux de travail et même à l’école, alors qu’un nombre croissant d’« enfants de la loi 101 » (francophones et allophones confondus) optent pour l’enseignement en anglais durant leurs études postsecondaires. Les institutions politiques sont en crise, et si l’électorat boude largement les concours de popularité que sont devenues les élections, les politiciennes et politiciens professionnels ne sont pas en reste, prolongeant de façon démesurée les vacances parlementaires, contournant les lois électorales, dépolitisant les enjeux et vidant les partis politiques de leurs idées pour mettre tout l’accent sur leur chef. Quant aux libertés publiques et privées, elles sont fortement malmenées par les institutions mêmes qui ont pour vocation de les garantir. Même en adoptant la distinction que propose Michel Seymour[4] entre le contenu et la structure d’une culture, force est de reconnaître que cette culture publique commune est aussi mal en point que nos infrastructures routières et urbaines.

S’inspirer de l’urbanité

Afin de constituer du commun, la notion d’urbanité telle que définie par Iris Marion Young[5] peut s’avérer pertinente dans un contexte où la poursuite de la mondialisation et l’importance de l’immigration dans la croissance de la population canadienne nous confrontent à une diversité ethnoculturelle grandissante En outre, cet idéal d’urbanité est particulièrement intéressant pour permettre l’épanouissement et la coexistence harmonieuse de divers modes de vie et de diverses marges sociales et culturelles. Cette urbanité se caractériserait, selon Young, principalement par la « cohabitation d’étrangers »[6] et prendrait quatre formes : la différenciation sociale sans exclusion, la diversité, la curiosité[7] et la publicité.

Dans une ville, il y a des groupes divers qui peuvent se réunir de manière affinitaire. On peut penser évidemment aux groupes ethnoculturels, dont l’habitat n’est pas nécessairement regroupé, mais qui peuvent se retrouver dans certains commerces ou à l’occasion de certaines fêtes. Il est possible également que les personnes LGTBIQA (lesbiennes, gais, trans, bisexuels, intersexe, queer ou asexués) se regroupent sur une base affinitaire. Par ailleurs, les disparités de revenus conditionnent des lieux d’habitat et des modes de vie passablement différents. L’important n’est pas tant l’affiliation que la non-exclusion et la possibilité d’interaction entre ces divers groupes d’affiliation. Ainsi, il n’y a pas que les personnes d’origine italienne qui fréquentent la Petite Italie, ou des gais qui fréquentent le « village » éponyme, quoiqu’il y aurait lieu de s’interroger sur ce qui a conduit à le qualifier de village, cette notion ayant tendance à s’opposer à l’urbanité. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, presque par définition, une ville est un lieu diversifié, que ce soit en termes de classes, d’origine ethnoculturelle ou de modes de vie; tout n’y est pas harmonieusement mélangé, mais en même temps, tout n’y est pas totalement disjoint : il y a des espaces et des modes d’interaction entre les divers groupes.

La diversité réfère à la multiplicité des activités dont un milieu urbain peut être le siège et des populations qui le composent. La diversité d’activités permet à des personnes d’origines diverses de se côtoyer autour d’un intérêt commun peu importent leurs caractéristiques sociologiques, que ce soit un sport, un hobby, un certain type de cuisine, des pratiques culturelles, etc. L’intérêt commun pour une activité permet de pallier la diversité des origines et favorise l’apprivoisement mutuel, de même qu’une certaine mixité sociale. La diversité d’activités permet à des personnes d’origines diverses de fréquenter les mêmes salles de spectacle, les mêmes bars, les mêmes parcs ou les mêmes épiceries.

La curiosité est connue  d’à peu près tout le monde sur le plan alimentaire. Presque personne ne se sent menacé dans son identité, s’il mange une pizza, un couscous, un plat au cari, une empanada, une poutine ou un pâté chinois; on peut même estimer que cela fait partie de l’intérêt des villes que de proposer une offre alimentaire diversifiée, tant en ce qui concerne les restos que les commerces d’aliments. Pour rester dans la métaphore culinaire, la curiosité se manifeste également dans la cuisine « fusion », qui se caractérise par le mélange des traditions culinaires. Au-delà de la cuisine, la curiosité nous pousse à chercher à comprendre (sans nécessairement vouloir les partager) les coutumes des gens que nous côtoyons, à s’intéresser à eux, éventuellement à nouer des liens. C’est ce qui explique l’importance d’activités comme les fêtes de voisinage.

Enfin, la publicité est importante parce qu’elle rend difficile l’exclusion. Il n’est pas besoin d’être LGTBIQA pour participer à un événement comme Divers/Cité. Tout le monde peut se promener sur le mont Royal et y croiser des personnes d’origines diverses. Une cuisine collective ne discrimine pas en fonction des origines ou des croyances. Une organisation communautaire est en principe ouverte à toutes les personnes qui veulent s’y impliquer. C’est d’ailleurs pourquoi il est important que, dans les villes, existent des endroits, de préférence non commerciaux, ouverts à tous, comme les parcs, les places publiques, les rues piétonnes ou les festivals en plein air. Non seulement la publicité tend à prévenir l’exclusion, mais elle permet en outre des interactions qui peuvent devenir significatives.

Ces principes d’urbanité soutiennent beaucoup d’interactions sociales réelles. Cela n’exclut pas que nos villes aient leurs ghettos, que le racisme soit une réalité quotidienne pour trop de gens et que la marginalisation produise des effets délétères. Par contre, cela façonne les mœurs[8] et explique que la violence soit l’exception plutôt que la règle, malgré les appels à l’extrémisme et à l’intolérance d’une grande partie des élites communautaires, dans une ville comme Montréal, même si à lire certains journaux, on aurait parfois l’impression que Montréal ressemble à Beyrouth au moment de la guerre civile.

Construire sur des principes politiques partagés

Pour que cet idéal d’urbanité puisse manifester ses effets positifs, il est important de créer non seulement des espaces publics partagés, mais aussi des institutions publiques animées par des principes qui peuvent être partagés par la majorité de nos concitoyens et concitoyennes, mais qui ont continuellement besoin d’être interprétés et agis pour conserver leur efficacité : l’inclusion, l’égalité, la liberté, la solidarité. On a, à un certain moment, parlé d’une Constitution québécoise[9]; il me semble plus approprié de donner vie à des principes qui sont déjà présents dans nos chartes des droits.

L’inclusion est effectivement la notion la plus fondamentale. On pourrait soutenir que c’est le territoire partagé qui constitue la base de la concitoyenneté. Ceci n’exclut ni la nécessité de l’hospitalité pour les personnes vivant à l’extérieur de nos frontières (immigration et refuge), ni la possibilité d’un droit de retrait ou d’un, sinon plusieurs, forums politiques distincts[10] pour les populations autochtones. Cependant, il est important que l’espace public québécois soit ouvert à toutes les personnes[11] qui habitent le territoire du Québec et que ces personnes aient des droits égaux à définir les modalités de notre vivre-ensemble. L’inclusion, c’est le contraire de la division entre un « nous » et un « eux » régie par diverses techniques d’altérisation, de hiérarchisation et souvent de naturalisation des différenciations sociales.

L’égalité est absolument nécessaire dans des sociétés différenciées (par la classe, l’origine ethnoculturelle, le genre ou la sexualité). Elle permet de mettre artificiellement de côté nos appartenances sociales pour prendre part au débat public. Elle va beaucoup plus loin que la logique électorale du « une personne, un vote ». Comme le souligne Jacques Rancière, elle agit comme un « opérateur politique », dans la mesure où elle ne prend son sens que dans sa mise en action effective et qu’elle ne constitue pas « un but à atteindre mais une supposition à poser au départ et à reposer sans cesse »[12]. L’égalité ne devrait donc pas viser à produire de l’homogène, mais à favoriser l’expression des différends et des conflits sociaux dans la mesure où elle permet de formuler et de rendre explicites pour les personnes qui ne les subissent pas les injustices et les dominations. Elle fait surgir le multiple, là où la domination donne à voir de l’homogène. C’est ce qui explique que l’égalité n’est jamais complètement là, même si elle agit comme horizon normatif. En rendant possible l’expression publique des injustices réelles, l’égalité permet également de créer un climat propice à la résolution pacifique des conflits.

La liberté est tout aussi essentielle. Elle nous permet d’échapper à la tyrannie de la catégorisation et de l’appartenance, puis de faire et de réviser nos choix de vie. Une première dimension en est donc celle de l’individuation. Elle comporte également une large dimension d’autonomie, qu’il faut entendre non pas dans le sens de l’indépendance complète, mais plutôt dans celui de l’intersubjectivité, c’est-à-dire de la reconnaissance mutuelle de notre capacité à faire nos propres choix de vie et à s’affranchir totalement ou en partie de nos origines. De plus, sur le plan politique, la liberté est à l’origine de la pluralité, mais également de la créativité qui joue un rôle si essentiel dans les luttes politiques contemporaines. C’est une façon d’être en mesure de prendre une responsabilité non seulement pour soi mais aussi pour le monde.

Quant à la solidarité, elle implique également la reconnaissance des différences qui traversent nos sociétés. Elle prend la forme d’une reconnaissance mutuelle, mais aussi d’une coappartenance au même monde. La forme la plus perceptible de la solidarité est certainement l’existence de services publics soustraits à la logique du marché, parce qu’ils favorisent notre vivre-ensemble. La solidarité passe également par une prise en charge collective des risques sociaux qui ne dépendent pas de nos choix individuels (comme la maladie, le chômage ou le handicap, par exemple). Sa fonction est de créer du lien, là où ne semble exister que de la séparation.

Plaidoyer pour une politique de concitoyenneté

Ces principes ne sont pas dissociables les uns des autres. L’inclusion sans égalité et sans liberté n’est qu’un jeu de dupes qui nous condamne à la posture de « plantes vertes »[13] ou à celle de faire-valoir pour les élites; l’inclusion sans solidarité correspond plus à la juxtaposition qu’à l’interaction sociale. L’égalité sans inclusion s’apparente à du privilège; l’égalité sans liberté peut facilement conduire au totalitarisme, tandis que l’égalité sans solidarité perd de sa matérialité. La liberté sans inclusion débouche facilement sur le sectarisme; la liberté sans égalité se confond souvent avec la domination; la liberté sans solidarité mène à la société des égos. La solidarité sans inclusion aboutit à du double standard pouvant aller jusqu’à l’apartheid; sans égalité, elle risque de reconduire et d’amplifier les inégalités pré-existantes; sans liberté, elle mène au communautarisme.

Il s’agit donc de mettre en place une vraie politique de la concitoyenneté qui nous permettrait de consolider nos liens d’appartenance et notre capacité d’agir collectivement. C’est à cette condition que nous pourrons mener les combats nécessaires contre les privilèges de classe, de sexe ou de race.


[1] Micheline Labelle, « De la culture publique commune à la citoyenneté : ancrages historiques et enjeux actuels » dans Stephan Gervais, Dimitrios Karmis et Diane Lamoureux (dir.), Du tricoté serré au métissé serré?, Québec, PUL, 2008.
[2] Ibid., p. 31.
[3] Une partie des contributions de ce colloque est disponible dans Stéphan Gervais, Dimitrios Karmis et Diane Lamoureux (dir.), op. cit.
[4] Voir sous ce lien : voir sous ce lien : /fr/ve/article.php?ida=3181
[5] Voir à ce sujet le chapitre 8 de Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton University Press, 1990.
[6] Ibid., p. 237.
[7] Le terme utilisé par Young est eroticism. Elle le définit comme l’attrait qui pousse à entrer en contact. Je préfère le rendre par « curiosité » pour éviter les confusions.
[8] La distinction mais aussi l’interaction entre la loi et les mœurs étaient déjà présentes dans la polis grecque, ce qui expliquait les rapports étroits entre éthique et politique chez Aristote. Montesquieu les rappelle et en souligne l’importance pour les sociétés modernes, les mœurs régissant les interactions dans la société civile, alors que les lois structurent les entités politiques.
[9] Je suis assez sceptique concernant l’utilité et la pertinence d’une telle démarche. Elle me semble s’inscrire dans la logique du « comme si » et de l’étapisme qui a largement nui à l’idée de transformer le Québec en pays souverain : se doter d’une langue officielle, avoir notre propre politique de sélection et d’intégration des personnes immigrantes, créer notre propre récit historique; bref, faire comme si le Québec était un État souverain en faisant l’économie de la réalisation politique de cette souveraineté.
[10] Nous avons l’habitude de les inclure dans une même catégorie, mais il n’est pas du tout évident que les Autochtones se considèrent comme faisant partie du même peuple. C’est dans ce sens que je laisse en suspens la possibilité d’une structure unique ou de structures différentes pour les diverses nations autochtones.
[11] Sous réserve d’avoir atteint l’âge légal de la majorité.
[12] Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p. 118.
[13] Faire partie du décor et non des acteurs sociaux.

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