La richesse de la pauvreté
L’auteur, chercheur associé au Centre justice et foi, a été rédacteur en chef de Relations (2005-2019) et a publié Le désert et l’oasis. Essais de résistance (Nota Bene, 2016)
Le 6 avril dernier, Le Devoir publiait une lettre de l’écrivain Yvon Rivard, «L’oubli de soi», adressée à l’historien Gérard Bouchard. Il y réagissait au texte d’opinion en deux volets que ce dernier avait publié en mars sous le titre de «Notre impuissance». La lettre était accompagnée de la réponse de Bouchard («De la richesse et de la pauvreté»). Cet échange a inspiré à notre collaborateur Jean-Claude Ravet ce billet de blogue.
En lisant le texte d’Yvon Rivard, j’ai été frappé d’y voir tout pour soulever un débat de société, tant il jette un pavé dans la mare de la bien-pensance à l’égard de la Révolution tranquille, selon laquelle celle-ci serait en quelque sorte l’acte de naissance du Québec moderne. Si pour Bouchard il s’agissait pour le peuple québécois de sortir de sa condition « analphabète, prolétaire et colonisé[e] » puis de la « piètre idée et même de la honte qu’il avait de lui-même pour lui inspirer le respect de soi et, si possible, de la fierté », Rivard lui répond par ces lignes puissantes qui vont à contre-courant du récit auquel nous sommes habitués : « Nous n’avons pas su combattre la misère sans nous détourner de l’esprit de pauvreté, combattre l’analphabétisme sans oublier la valeur nue des êtres sans langage, combattre l’aliénation sans reproduire la culture du dominant. »
Ce que rappelle Rivard a valeur de coup de poing et son constat est implacable : « C’est la recherche de l’argent et du savoir pour contrer la pauvreté et l’ignorance qui explique l’échec de la Révolution tranquille. » C’est donc d’avoir perdu de vue, au cœur de ces luttes, que ces mêmes analphabètes, prolétaires et colonisés, possédaient une richesse et un savoir précieux, qu’il aurait fallu préserver et valoriser, comme des oasis inestimables – au lieu de cela, on a laissé croître le désert. L’esprit petit-bourgeois a pris le dessus, avec le mépris du peuple et de la culture et de la religiosité populaires qui le caractérise ; obnubilé par le pouvoir de l’argent, le consumérisme et les promesses technologiques, entre autres, il a contaminé la société entière. En appui à sa thèse, Rivard cite pertinemment Simone Weil, et sa critique de l’argent (L’enracinement, Gallimard, 1949), il aurait tout aussi bien pu se tourner vers Pasolini, et sa critique de l’esprit bourgeois (dans Écrits corsaires, Flammarion, 1976), qui avait aussi miné, selon lui, les luttes d’émancipation en Italie dans les années 1960-1970.
La thèse de Rivard est percutante, mais de débats il n’y en aura pas, je le crains, car on n’aime guère au Québec, sur ce sujet, nager à contre-courant de la pensée dominante, préférant plutôt être porté par sa vague rassurante. Gérard Bouchard lui-même n’y oppose qu’une esquive bienveillante : « ma pensée […] ne vole pas aux mêmes altitudes que la tienne », lui explique-t-il dans sa réponse, comme pour se dédouaner de refuser de partager son point de vue, notamment de voir « dans la pauvreté une richesse », et « dans la faiblesse les conditions d’une humanité ».
Le savoir de la pauvreté et de la fragilité
Et pourtant, je pense que ce qu’avance ici Yvon Rivard à propos de la Révolution tranquille concerne plus que jamais notre époque. C’est en s’obstinant à ignorer que notre pauvreté est une richesse et notre fragilité une force que nous sommes entrés, en tant qu’humanité, dans une crise écologique et sociétale sans précédent, allant jusqu’à menacer les conditions matérielles et symboliques de notre existence. Oui, la vie est fragile. Aucune richesse, clinquante et sonnante, nulle puissance technique ne peuvent s’y substituer sans favoriser du même coup des facteurs de déshumanisation. Et c’est en acceptant d’entendre enfin cette vérité, et en persistant dans cette voie, que pourra se forger, à travers nos vulnérabilités enfin partagées, un véritable pouvoir commun – pas celui qui domine, mais celui qui sert – et une véritable richesse – pas celle qui est accaparée par des voleurs et dévorée par les vers, comme dit l’Évangile, mais celle qui s’amasse en partageant.
Cette crise que nous vivons est en cela une chance dans notre malheur, car elle a la vertu insigne d’arracher les dernières illusions qui peuvent encore nous faire croire que le « train du progrès », dans lequel nous sommes tous et toutes embarqués, nous mène droit vers la prospérité et le bonheur assurés – croyance partagée par l’Occident entier, qui en était le promoteur à l’échelle planétaire, et qui a mû la Révolution tranquille. Et nous en goûtons collectivement le prix amer et la terrible désillusion. Encore faut-il accepter d’en prendre la pleine mesure, ce que font encore trop peu de gens, notamment ceux et celles qui tiennent les rênes du pouvoir, laissant « le train du progrès » poursuivre sa course folle vers le mur annoncé, n’appliquant que trop discrètement les freins, alors qu’il faudrait sans hésitation tirer les freins d’urgence.
Humblement humains
Il est ainsi plus que temps, avant qu’il ne soit trop tard, d’assumer notre condition humaine et terrienne, terreuse dirait la Genèse (adamah en hébreu signifiant terre, humus), que tant de sagesses millénaires explorent à leur manière, afin que des liens libérateurs puissent se tisser non seulement entre humains, mais aussi avec le vivant, et la nature entière, qui est notre matrice. C’est à ces liens vivants en effet que cette pauvreté et cette fragilité fondamentale renvoient : à notre étroite interdépendance avec ce qui nous fait naître et nous permet de croître. C’est ce que signifie, dans la tradition biblique, être gardiens de ses frères et sœurs, et en même temps gardiens de la Terre, et non pas des maîtres et possesseurs de la nature, car ceux-là ne sont que « des pauvres qui ont l’illusion d’une autonomie totale, mais qui paient cette illusion au prix de la santé même de la Terre qui nous fait vivre », écrit l’écrivain et philosophe Jean Bédard dans « Nous sommes tous pauvres » (Relations, no 794, février 2018).
Reconnaître humblement cette condition terrienne de pauvreté et de faiblesse est la voie de guérison et la source de la véritable richesse et du véritable pouvoir, qui s’enracinent dans le don, le partage, le service, aux antipodes de la richesse capitaliste, de l’esprit de compétition et du pouvoir qui ont été érigés en modèle, pour notre plus grand malheur – œuvre du « progrès » menée dans l’esprit bourgeois –, avec lequel il faut apprendre à rompre. C’est le passage nécessaire pour s’ouvrir à un progrès qui s’aventure aussi dans l’âme, éveille les sens au sens de la vie, interroge les profondeurs de l’être, conforte la quête autant de pain que d’infini, de justice que de beauté, et repose sur la connaissance comme sur la reconnaissance – la gratitude à l’égard de la vie fragile qui nous a été donnée.