DOSSIER : - Enjeux migratoires et transnationalisme

Soins de santé pour les personnes migrantes à statut précaire : une réalité méconnue

Publié le 2 avril 2013
Par : Marylie Roger et Sophie Schoen

Marylie Roger est chargée de projet au Projet Migrants et Sophie Schoen est infirmière aux interventions locales de Médecins du Monde-Canada

Ce texte aborde quelques-unes des graves conséquences qui découlent des récentes mesures du gouvernement canadien à l’égard du système de protection des réfugiés. Il dresse plus particulièrement un inventaire des obstacles que rencontrent des personnes sans statut quant à leur accès au système de santé. Ainsi, pour les personnes originaires des pays sous moratoire, une telle situation peut être très longue, voire peut durer des années. Ce sont des centaines de milliers de personnes qui en sont affectées à travers le Canada.

On estime qu’entre 200 000 et 500 000 personnes vivent sans statut au Canada, et des milliers d’autres y vivent avec un statut d’immigration précaire, c’est-à-dire un statut qui n’est ni permanent ni garanti[1]. Ces personnes forment une partie intégrante du tissu social de nos communautés, mais demeurent « invisibilisées » et exclues en raison de leur statut d’immigration précaire. Elles sont ainsi largement exclues des services publics essentiels, notamment du système de santé public[2]. Alors que l’universalité des soins de santé semble être un acquis, le statut migratoire d’une personne entrave pourtant sérieusement son accès au système de santé, que ce soit en raison du « délai de carence », de la non-éligibilité à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) ou en raison des coupures au Programme fédéral de santé intérimaire (PFSI).

Médecins du Monde : une clinique destinée aux migrants précarisés

En septembre 2011, l’organisme Médecins du Monde Canada a ouvert une clinique médicale et sociale destinée aux personnes migrantes à statut précaire et sans couverture médicale. Cette clinique offre des services de santé de dernier recours aux personnes sans-statut[3], aux personnes en attente de résidence permanente (incluant les personnes parrainées par leur conjoint-e ou par un membre de leur famille), aux résidents permanents dans la période du “délai de carence” (période de 3 mois après l’arrivée au Québec pendant laquelle la personne déjà acceptée comme résidente permanente n’a pas accès à la carte-soleil, sauf dans des situations particulières) ainsi qu’à d’autres personnes migrantes à statut précaire et exclues du système de santé.

La clinique du Projet Migrants de Médecins du Monde Canada est l’un des rares lieux, à Montréal et au Québec, offrant des soins gratuits aux personnes migrantes sans couverture médicale[4]. Au cours de l’année 2011-2012, environ 400 personnes nous ont contactés pour des soins. De ces personnes, 205 personnes différentes ont été vues par les médecins bénévoles lors de 288 consultations. Nous avons également réalisé 1162 contacts infirmiers (évaluation téléphonique, suivis, consultations avec des infirmières à la clinique)[5]. Faisant suite à un travail de réflexion et d’exploration de plus de deux ans, la clinique est issue du travail de proximité des infirmières du Projet Montréal de Médecins du Monde (qui offre depuis plus de dix ans des soins de proximité à des populations marginalisées et exclues du système de santé : personnes itinérantes, travailleuses et travailleurs du sexe, autochtones en milieu urbain, utilisateurs de drogues, etc.) et qui ont constaté un besoin grandissant de la part des personnes migrantes sans couverture médicale.

Les soins sont prodigués par les infirmières de la clinique et par une équipe de médecins bénévoles, appuyés par d’autres bénévoles pour des tâches essentielles au bon fonctionnement de la clinique (accueil, traduction, infirmières bénévoles pour le retour des appels téléphoniques, etc.). La Clinique du Projet Migrants n’est pas une panacée ni une solution globale au problème de l’exclusion des soins de santé des personnes migrantes à statut précaire. Les soins que nous offrons demeurent des soins de dernier recours, visant à pallier avec des moyens limités aux lacunes importantes dans l’offre de soins pour les personnes migrantes à statut précaire.

Bouleversements politiques dans l’immigration : « vulnérabilisation » des femmes migrantes

Depuis l’ouverture de la clinique en septembre 2011, nous avons assisté à plusieurs changements politiques majeurs dans le domaine de l’immigration. Ces changements ont restreint de manière encore plus significative l’accès aux soins de santé pour les migrants à statut précaire, et ont particulièrement vulnérabilisé les femmes, notamment les revendicatrices du statut de réfugié, les femmes parrainées par leur conjoint, les parents ou grands-parents de résidents permanents ou de citoyens canadiens, ainsi que les femmes sans statut.

Les coupures dans le Programme fédéral de santé intérimaire

Le 30 juin 2012, le gouvernement fédéral a apporté d’importantes coupures au Programme fédéral de santé intérimaire (PFSI), qui offrait depuis plus de 60 ans une couverture médicale temporaire (et souvent incomplète par rapport à la couverture offerte par les régimes provinciaux) aux réfugiés, demandeurs d’asile et certains autres migrants. De plus, le 15 décembre 2012 est entré en vigueur le projet de loi C-31, qui donne au ministre fédéral de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir de désigner certains pays comme étant « sécuritaires ». Les migrants provenant de ces « pays d’origine désignés » ne seront désormais couverts que pour les soins nécessaires à la santé et la sécurité publique (par exemple la tuberculose ou un épisode psychotique avec agressivité), ce qui exclut tout autre soin médical et hospitalier.

Ainsi, une femme originaire d’un pays non-désigné (du Honduras par exemple) aura accès à des soins prénataux et l’accouchement à l’hôpital, alors que la femme originaire d’un pays désigné (du Mexique par exemple) se verra refuser ces soins pourtant essentiels à sa santé et celle de son enfant. De la même manière, les demandeurs d’asile provenant de ces pays soi-disant « sécuritaires » n’auront plus le droit d’être soignés à l’hôpital en cas de crise cardiaque, de cancer ou d’un accident de voiture, à moins d’en payer eux-mêmes les frais.

Ce sont là quelques exemples alarmants. De plus, les demandeurs d’asile déboutés qui sont encore légalement au pays (en attente de déportation) ne sont, eux aussi, admissibles qu’à la couverture des soins jugés nécessaires à la « santé et sécurité publique ». Cette situation touche particulièrement les personnes originaires des pays sous moratoire (Haïti, République Démocratique du Congo, Irak, Zimbabwe et Afghanistan), et vers lesquels toutes déportations, sauf exception, sont suspendues pour des raisons sécuritaires.

À partir du moment où la demande d’asile a été refusée, la personne n’est donc plus couverte que pour la santé et la sécurité publique, jusqu’au jour de sa déportation. Or, pour les personnes originaires des pays sous moratoire, cette période peut être très longue, voire peut durer des années. Puisqu’elles ne sont pas acceptées au Canada, et qu’elles demeurent dans l’impossibilité de retourner vers leur pays d’origine, elles demeurent ainsi dans une situation de zone grise bureaucratique, avec un accès très difficile au système de santé.  

Au Québec, la RAMQ a annoncé des mesures transitoires pour compenser les coupures du gouvernement fédéral et rembourse dorénavant les soins non couverts par le PFSI. Or, ces changements ont engendré une énorme confusion chez les fournisseurs de services de santé et les bénéficiaires quant à savoir ce qui est réellement couvert. Par ailleurs, les procédures de remboursement par la RAMQ sont tellement complexes que certaines cliniques médicales refusent même d’emblée de recevoir des demandeurs d’asile. Si certaines cliniques refusaient déjà les personnes couvertes par le PFSI avant les coupures, il semble maintenant que de plus en plus de cliniques leur emboitent le pas, réduisant ainsi l’accès aux soins de santé.  

Établissement de la « résidence permanente conditionnelle »

En octobre 2012, le gouvernement canadien a introduit une résidence permanente conditionnelle de 2 ans pour les personnes parrainées par leur conjoint-e. Ainsi, les personnes qui sont en couple depuis moins de deux ans et qui n’ont pas d’enfant avec leur conjoint-e doivent habiter ensemble et demeurer « dans une relation conjugale » pour les deux années suivant la réception de leur résidence permanente[6]. Une personne parrainée qui ne respecterait pas les conditions fera face à la révocation de son statut et à la déportation (ou à une vie de sans-statut).

Il va sans dire que cette nouvelle résidence conditionnelle précarise encore plus les femmes qui pourraient se trouver dans une situation d’abus ou de violence conjugale, et qui se sentiraient obligées de demeurer dans une relation abusive au risque de perdre sa résidence permanente et de devoir retourner seule vers le pays d’origine (ou de faire face à une existence de sans-statut au Canada). Il existe techniquement une exemption pour les personnes qui vivent des situations d’abus ou de négligence, mais le fardeau de prouver l’existence de cette situation repose entièrement sur la personne parrainée. Déjà que la violence conjugale est difficile à dénoncer, on peut deviner qu’elle le sera d’autant plus pour ces personnes nouvellement arrivées au Canada, plus isolées et qui risquent de perdre leur statut si elles quittent une relation violente, ou qui tout simplement ne leur convient plus.

Cette situation est aussi fort problématique pour les couples LGBTQ, qui devront faire face aux mêmes restrictions et qui souvent ont accès à beaucoup moins de ressources d’aide lorsque vient le temps de dénoncer des situations de violence domestique.

Gel des demandes de parrainage pour les parents et les grands-parents

Peu de temps après l’ouverture de la clinique, en novembre 2011,  le gouvernement s’est attaqué aux politiques de réunification familiale en imposant un moratoire de deux ans sur les demandes de parrainage pour les parents et les grands-parents de résidents permanents ou de citoyens canadiens. À moins d’obtenir un « super-visa », qui nécessite un engagement financier du parrain et une assurance médicale privée, il n’est donc plus possible pour plusieurs de parrainer leurs parents et grands-parents. Depuis, la Clinique reçoit un nombre significatif de demandes provenant de ces personnes qui entrent maintenant au Canada sur des visas de visite de 6 mois ou un an (parfois plus), qui sont souvent sans assurance privée et qui ne bénéficient d’aucune forme de protection sociale.

Bien que ces personnes détiennent théoriquement un statut de « touriste », leur contribution à l’éducation des enfants et à la vie domestique passe bien souvent inaperçue. Ainsi, ces personnes (majoritairement des femmes immigrantes) réalisent un travail invisible et souvent peu valorisé, dans un contexte d’austérité budgétaire dans lequel les services d’appui aux familles tels que les garderies sont de moins en moins accessibles. Ces politiques nient aussi le droit à la réunification familiale et aux liens familiaux pour les communautés immigrantes dont les parents et les grands-parents vivent souvent forcément à l’extérieur du Canada.

Femmes sans-statut

Une part importante des personnes que nous voyons à la clinique sont des femmes sans-statut. C’est d’ailleurs en réponse à la réalité des personnes sans-statut et à l’augmentation des demandes provenant de cette population que Médecins du Monde a décidé en premier lieu d’ouvrir la clinique destinée aux migrants à statut précaire. Si les coupures dans le PFSI ont bénéficié d’une certaine attention médiatique et publique dans les derniers mois (malheureusement pas assez pour renverser les coupures), il ne faudrait pas oublier que même avant l’avènement de ces dernières coupures, de nombreuses personnes étaient déjà exclues du système de santé. Les femmes qui utilisent les services de la clinique ont comme point en commun qu’elles n’ont aucun accès au système de santé public, du moins pas sans faire face à des dettes importantes (un séjour de quelques jours à l’hôpital peut facilement coûter au-delà de $5000) ou au risque que leur statut migratoire ne soit dévoilé.

Après un an de fonctionnement de la clinique, nous avons vu que nous sommes en mesure d’accueillir des personnes sans-statut et à statut précaire, et de leur offrir des soins de base adaptés à leur réalité. Toutefois, ces soins demeurent très limités. Ainsi, en cas de problèmes urgents, les personnes doivent se rendre à l’hôpital. Nous sommes aussi toujours dans l’impossibilité de faire du suivi de grossesse à la clinique. Nous hésitons toujours à faire certains tests diagnostics (par exemple, des Pap tests pour le dépistage du cancer du col de l’utérus), car nous ne sommes pas en mesure de prendre en charge les résultats positifs à la clinique. Nous avons fréquemment des problèmes d’accès aux médicaments essentiels, et souvent nos patients retardent des traitements pour des raisons financières.

Pour nous, malgré le fait que nous soyons convaincues de la pertinence de notre clinique dans le contexte actuel, il demeure clair que nous devons continuer d’exiger un accès véritablement universel aux soins de santé, sans égard au statut migratoire. À terme, notre objectif est de ne plus exister, ce qui voudrait dire que le système de santé public devrait prendre ses responsabilités en ce sens, pour que des soins de santé dignes et accessibles deviennent une réalité pour toutes et tous.

————————————————————————————-
   [1]   Il s’agit bien entendu d’une estimation. Il s’agit du nombre qui circule habituellement dans les médias. À titre d’exemple, voir : JIMENEZ Marina. «Ottawa Rules Out Amnesty for 200 000 illegal workers», The Globe and Mail, Friday, October 27, 2006.
    [2]    Les demandeurs d’asile ne sont admissibles qu’au Programme fédéral de santé intérimaire, PFSI.
    [3]    Il s’agit de demandeurs d’asile déboutés et qui sont restés au pays après leur date de renvoi ou toute autre personne ayant dépassé la période de validité de son visa.
    [4]   Le Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA), basé au CLSC de Côte-des-Neiges, offre des soins médicaux et psychosociaux aux demandeurs d’asile et l’organisme Head et Hands dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce offre des soins de santé aux jeunes de 12 à 25 ans sans égard à leur statut migratoire.
    [5]Rapport d’activités du Projet Montréal de Médecins du Monde Canada, 2011-2012.
    [6]   Conseil canadien des réfugiés, 2012. “Conditional Permanent Residence for Sponsored Spouses”. Voir : http://ccrweb.ca/en/conditional-permanent-residence


Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend