DOSSIER : - Enjeux de l’heure en matière migratoire
Recension de documentaire : État commun. Conversation potentielle – Entrevoir le moment postcolonial israélo-palestinien
Publié le 2 septembre 2015Par : Michaël Séguin
Michaël Séguin est doctorant en sociologie à l’Université de Montréal et récipiendaire de la bourse Bertrand du Centre justice et foi.
État commun du documentariste israélien Eyal Sivan1, sous-titré “Conversation potentielle”, est un film qui fait parler ceux et celles, Palestiniens, Israéliens, Juifs, Arabes, intellectuels, militants, qui souhaitent un partage sans partition du territoire entre le Jourdain et la mer, et croient en une possible parole politique juste sur ce sujet. Les réflexions qu’il contient permettent de comprendre que ce qui est ici discuté est loin d’être unique. Ce film soulève des enjeux propres aux sociétés issues du colonialisme de peuplement – telles que l’Australie, le Canada et les États-Unis – qui dépassent de loin la seule société israélienne.
Eyal Sivan
État commun. Conversation potentielle [1]
120 min, Momento!, 2013.
Ce que vivent Israéliens et Palestiniens n’est pas si différent de ce qu’ont vécu et vivent toujours Canadiens et Autochtones au Canada. C’est, entre autres, ce que nous fait voir le documentaire d’Eyal Sivan, État commun. Conversation potentielle [1], en nous faisant pénétrer de plein fouet dans les rapports israélo-palestiniens, leurs enjeux et leur devenir.
Le tour de force de ce documentariste est de rassembler une vingtaine d’Israéliens et de Palestiniens pour débattre d’une solution peu discutée par les temps qui courent en Israël-Palestine : celle d’un État commun. Pendant deux heures, Sivan met en scène un dialogue imaginaire (ou potentiel) entre, du côté gauche de l’écran, onze intervenants palestiniens et, du côté droit, treize intervenants juifs israéliens.
En des termes très lucides et loin de toute propagande nationale, ces entrevues denses donnent à voir les impasses actuelles de la situation politique, en particulier la solution à deux États, et les défis qu’impose un vivre-ensemble durable.
La « conversation potentielle » porte sur sept thèmes : (1) l’état des lieux, (2) la tension récurrente dans le discours israélien entre démocratie et démographie, (3) les problèmes que pose une solution fondée sur la partition, la division ou la séparation, (4) les enjeux que soulève une politique réaliste (ou la realpolitik), (5) l’impératif de prendre en compte le droit au retour des réfugiés palestiniens, (6) le défi pour les Juifs de se considérer non plus comme les maîtres du pays, mais bien comme les enfants du pays et (7) l’épineux problème de définir quels sont les droits des Juifs dans ce scénario. Je passe en revue les principaux constats émergeant de cette conversation.
Israël-Palestine : un seul État depuis longtemps
Dans un premier temps, les intervenants formulent l’idée qu’il n’y a pas deux États en Israël-Palestine, mais bien un seul, et ce, depuis 1967. Dans les faits, et malgré tous les murs, barrières et postes de contrôle imposés par Israël, il n’y a qu’une seule entité politique en cause. L’occupation elle-même n’a plus rien de transitoire, mais est devenue une réalité permanente, une annexion de facto après 40 ans de contrôle.
Comme le fait remarquer le juriste Hassan Jabareen, il n’y qu’un seul parlement, une seule cour et une seule armée qui exercent ultimement leur souveraineté sur la Palestine historique. Toutes les institutions relevant de l’Autorité palestinienne ne sont que des pouvoirs subsidiaires. Ce faisant, comme le remarque l’éditrice Yaël Lerer, il est difficile de ne pas tenir compte du système d’apartheid qui se décline sous nos yeux, un système où les Juifs ont tous les droits alors que les Palestiniens ont des droits différents selon qu’ils vivent en Israël, à Jérusalem, en Cisjordanie ou à Gaza.
L’obsession raciste pour la démographie
La seconde partie de l’échange s’attaque à un des plus importants obstacles idéologiques à l’idée d’État commun : la peur sans cesse agitée par les politiciens israéliens que les Juifs ne forment plus une majorité en Israël. De diverses façons, les intervenants s’entendent pour dire que l’obsession israélienne pour le décompte du nombre de Palestiniens n’est rien d’autre qu’une forme de racisme qui permet de perpétuer le conflit.
En effet, comme le souligne la spécialiste en éducation Nurit Peled-Elhanan, l’État d’Israël lui-même est fondé sur un racisme culturel qui octroie des privilèges incomparables aux Juifs et aux Palestiniens. Or, nous dit l’historien Amnon Raz-Krakotzkin, ce discours sur la « menace démographique » n’aurait pas lieu d’être si Israël n’était pas aussi acharné à demeurer une démocratie juive ou s’il acceptait d’être un État binational.
Pour le politologue Nadim Rouhana, cette insistance sur la nature juive d’Israël, y compris auprès des Palestiniens, dévoile la peur du colonisateur qui se sait occupant la terre de quelqu’un d’autre. Exiger des Palestiniens une reconnaissance de l’État d’Israël comme État juif revient à demander à ses victimes de légitimer le colonialisme qui les a dépossédées, ce qui a peu de chances de succès.
Une partition en deux États qui ne règle rien
La troisième partie de la discussion vise à remettre en cause l’idée de partition territoriale, idée qui a eu des conséquences si catastrophiques en Palestine à la suite de l’adoption du plan onusien le 29 novembre 1947. Un débat s’engage entre les intervenants. Si tous ne s’entendent pas sur la dangerosité même du principe de partition, tous s’entendent sur les conséquences catastrophiques qu’il a eues et a toujours sur les Palestiniens.
Comme le fait remarquer la psychiatre Rouchama Marton, la vision sioniste de la partition n’a rien à voir avec un partage réel. L’idée qu’elle sous-tend plutôt est que « ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à moi » (ou le deviendra bientôt). En ce sens, la partition est indissociable de l’expropriation et de l’expulsion.
Comme le souligne Raz-Krakotskin, fonder Israël comme « État juif » impliquait de transférer les Palestiniens établis sur son territoire. Poursuivre sur cette même logique immorale, selon le politologue Meron Benvenisti, permettrait que se poursuive la suprématie juive active en Israël aux dépens des non-Juifs.
L’activiste Rozeen Bisharat explique bien pourquoi cette logique est foncièrement viciée : c’est que la solution à deux États met en danger son droit, comme Palestinienne citoyenne d’Israël, de vivre dans l’État hébreu. À partir du moment où un État palestinien est fondé, il sera beaucoup plus facile aux Israéliens juifs, de gauche comme de droite, de dire aux Palestiniens qui demeurent en Israël et réclament des droits égaux : « Si vous n’êtes pas contents, retournez chez vous. »
Une realpolitik fondée sur les droits nationaux et humains
Se pose ensuite la question : à la lumière de tous ces constats, qu’est-il réaliste de faire? Tous s’entendent pour dire que les choses ne peuvent continuer telles qu’elles sont. Pour la professeure de littérature Ariella Azoulay, il faut cesser d’inventer des solutions et commencer à regarder la réalité telle qu’elle est : les gens vivent ici, pourquoi vouloir les envoyer ailleurs, tracer de nouvelles frontières? Pour elle, il suffit que la machine propagandiste israélienne se taise et qu’elle accorde la citoyenneté à tous.
Dès lors, Israël ne serait plus le même État et il cesserait de générer les catastrophes. C’est ce que dit aussi à sa façon l’activiste Omar Barghouti lorsqu’il affirme qu’un seul État sans racisme et le droit au retour des réfugiés palestiniens seraient une solution beaucoup plus simple à implanter que la partition (solution à deux États).
Au fond, comme le propose le journaliste Michel Warschawski, il faut se défaire du discours sur les « solutions » pour revenir à celui sur les droits. L’égalité doit être le critère premier. N’empêche que cela demande un changement culturel important des deux côtés. Pour l’activiste Khaled Ziade, les Palestiniens doivent non plus lutter pour la reconnaissance de leurs institutions nationales, mais pour la patrie.
Ils doivent cesser de suivre l’agenda d’Israël (lutter seulement pour les territoires de 1967), et se référer plutôt aux priorités sociopolitiques qui prévalaient avant 1948. Pour l’écrivain Elias Cohen, les Israéliens doivent cesser de fantasmer sur la disparition de l’autre et plutôt voir ce qui les rapproche de lui.
Le droit au retour palestinien comme condition de l’avenir juif au Moyen-Orient
Du point de vue israélien, le droit au retour des réfugiés palestiniens demeure l’un des problèmes les plus épineux. La cinquième partie permet de mieux concevoir à nouveaux frais ce droit accordé par la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies (1948). Pour Waschawski, le problème fondamental d’Israël est que cette société ne peut vivre avec le monde qui l’entoure et qu’elle est hantée par les démons de 1948.
Son exorcisme ne peut que passer par le droit au retour. Raz-Krakotzkin va plus loin : pour lui, la condition même de la survie de la culture hébraïque israélienne est la reconnaissance du droit au retour. Sans cela, aucune reconnaissance possible d’Israël. Sans cela, il ne peut y avoir décolonisation.
Une part de la solution consiste à désioniser le droit au retour, de cesser d’en faire un discours terrorisant autour de la destruction d’Israël. Par exemple, Lerer propose de le comparer à la relation que les Juifs ashkénazes israéliens ont avec l’Europe post-Holocauste : ils peuvent y retourner ou non. C’est un droit individuel, la réparation d’une injustice accordée à certains d’entre eux. Cela ne signifie pas pour autant que tous les Israéliens déménageront en Europe du jour au lendemain.
Une erreur commune, pour l’architecte Sandi Hilal, consiste à penser ce droit comme le retour massif et simultané de six millions de Palestiniens. Pourtant, on ne peut effacer 60 ans de vie en diaspora ni la culture qui s’est développée depuis. Certains réfugiés reviendront, d’autres non. Certains pourront choisir de vivre dans deux pays simultanément. Selon Hilal, il faut que les Palestiniens interprètent eux-mêmes le droit au retour.
Image tirée du documentaire d’Eyal Sivan: Jaffa, La mécanique de l’orange : https://www.youtube.com/watch?v=gxTAxIPxeGM |
Réinscrire le judaïsme dans le paysage arabo-musulman
Au fond, prôner le droit au retour amène à poser la question du statut des Juifs en Palestine : sont-ils maîtres du pays ou enfants de celui-ci? La sixième partie du documentaire s’attarde à cette différence de perception. Pour la parlementaire Haneen Zoabi, un problème fondamental est que les Juifs israéliens se mettent dans une position de maîtres : ils donnent ou non des droits sur la terre. Ils se voient comme les possesseurs de la terre, non comme ses enfants. Selon Rouhana, le Palestinien se voit au contraire comme faisant partie de la terre, comme se devant de la servir.
Jusqu’ici, souligne Raz-Krakotzkin, Israël a tiré sa légitimité de la Bible et d’Auschwitz, donc d’un modèle étatique européen fondé sur la destruction et l’apocalypse. Il faut plutôt revenir aux sources juives médiévales, des sources enracinées dans le monde musulman où les Juifs peuvent se voir fils de la terre. Au final, ceci implique pour les Juifs, selon plusieurs Palestiniens, de se défaire de l’idéologie sioniste qui prétend qu’un seul peuple est possesseur de la terre et qui empêche d’envisager les droits des Palestiniens. De l’avis de Cohen, il faut le partage et non la partition.
L’égalité civique signifie la fin des privilèges juifs
Se pose enfin la question : quels devraient être les droits des Juifs dans cet État commun? Cette question, qui clôt le documentaire, est sans doute celle autour de laquelle les intervenants s’entendent le moins puisqu’elle soulève, en filigrane, l’enjeu des privilèges très différents accordés aux Juifs et aux Arabes.
Par exemple, Jabareen concède que les Juifs forment aujourd’hui une nation à part entière en Palestine. Donc des droits nationaux devraient leur être accordés au même titre qu’aux Palestiniens au sein d’un État pleinement binational. Barghouti, pour sa part, croit que le droit à l’autodétermination est pour le colonisé, pas pour le colonisateur.
Conséquemment, les Israéliens devraient s’intégrer légalement au peuple palestinien et exercer leur autodétermination à l’intérieur du peuple, ce qui revient à refuser un État binational. D’une façon ou d’une autre, pour atteindre l’égalité, les Israéliens devront selon Raz-Krakotzkin renoncer à une part de leurs privilèges. À son avis, le binationalisme est la meilleure façon pour que tous les Juifs renoncent à quelque chose, pas seulement les colons.
Ceci, pour Benvenisti, ne sera pas possible sans qu’une force extérieure prenne le contrôle de ce système. Barghouti abonde dans la même direction et suggère d’imposer aux Israéliens une « contrainte éthique », plutôt que militaire, de façon à favoriser la coexistence par la suite.
Sur une note réaliste, Marton rappelle que, lorsqu’elle était enfant sous le mandat britannique, Juifs et Arabes se voisinaient, que les relations étaient possibles. Ce qu’il manque aujourd’hui, c’est le respect, c’est-à-dire la volonté de partager le pouvoir.
Un documentaire unique qui n’apporte pas réponse à tout
En tout et pour tout, ce documentaire est admirable pour la franchise et l’honnêteté avec laquelle il aborde la situation israélo-palestinienne. Rarement a-t-on collecté ensemble, avec sous-titres en français, un tel nombre d’analyses antisionistes et postsionistes d’une telle profondeur.
Néanmoins, force est d’admettre qu’il faut avoir une bonne connaissance préalable d’Israël-Palestine pour le suivre : les interventions s’enchaînent très rapidement, elles ne sont pas toujours dans un ordre qui respecte la logique de chaque partie, et une bonne connaissance de la géographie, de l’histoire et des enjeux politiques de la région est nécessaire pour bien les saisir.
On peut aussi critiquer le discours de ces intervenants à deux titres. D’abord, on peut accuser certains d’entre eux d’être des rêveurs et de ne pas tenir compte, d’une part, que la méfiance et la haine entre Israéliens et Palestiniens n’ont jamais été aussi élevées (de fortes majorités veulent la séparation), et d’autre part, que l’opinion israélienne penche de plus en plus à droite dans une logique de suprématie juive qui annihile toute possibilité réelle de coexistence (la réélection de Netanyahou en mars 2015 n’en est que la dernière manifestation).
Ensuite, on peut aussi reprocher à ces intervenants d’offrir peu de solutions à court terme, hormis la campagne contre Israël Boycott – Désinvestissement – Sanctions (BDS) dont Omar Barghouti se fait l’apôtre.
Et pourtant, avant même d’agir et de chercher des solutions, il importe d’avoir un regard juste sur le problème israélo-palestinien. À cet égard, ces intervenants permettent de renouveler le discours sur ce conflit en le nommant pour ce qu’il est : un colonialisme de peuplement avec tout le racisme, la violence et la fragmentation des populations (divide ut regnes) qu’implique de dominer une population autochtone et de légitimer cette domination génération après génération.
Ce faisant, ils nous permettent aussi de voir, comme l’ont déjà fait plusieurs intellectuels palestiniens (notamment Edward Saïd et Joseph Massad), à quel point la solution à deux États ne règle rien et qu’il importe, pour le peuple palestinien et ses alliés, d’envisager d’autres alternatives.
Par extension, ce documentaire peut aussi alimenter la réflexion sur la manière de penser le devenir du Québec et du Canada, non sur la base d’une négation des droits des Autochtones, de tentatives de les assimiler à la majorité ou encore d’une gestion paternaliste de leur devenir, mais sur celle de rapports de nations à nations, d’égal à égal. Admettre cette égalité dans la différence exige nécessairement de renoncer à toutes prétentions colonialistes, à toute revendication à se faire les « propriétaires » du Canada, à toute supériorité civilisationnelle et raciale justifiant nos privilèges, ce qui est encore loin d’être le cas.
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1 Un entretien d’Eyal Sivan au sujet de ce documentaire peut être vu sous ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=XftVqFspiuI