La portée démocratique de l’écriture inclusive de l’histoire et de sa dimension publique : entretien avec Catherine Larochelle

Publié le 6 décembre 2022
Par : Catherine Larochelle

Catherine Larochelle est professeure adjointe au Département d’histoire de l’Université de Montréal.

Dans L’école du racisme (Presses de l’Université de Montréal, 2022), l’historienne Catherine Larochelle met en lumière le rôle joué par les manuels scolaires dans la construction d’une identité blanche et colonialiste chez les enfants québécois scolarisés entre le milieu du 19e siècle et le début du 20e siècle. Ouvrage iconoclaste, il permet de repenser les liens entre l’école et le nationalisme, tout en faisant une genèse intellectuelle et scolaire du colonialisme et du racisme québécois, inscrits dans leur matrice impérialiste occidentale. Ce qui permet d’analyser à nouveaux frais les débats actuels sur les biais inconscients, le racisme systémique et les logiques coloniales à l’œuvre dans plusieurs institutions québécoises. L’auteure plaidant en faveur d’une co-construction du récit historique commun, afin que l’école puisse rompre avec cette matrice raciste et impérialiste.

 

 

Vivre ensemble (V.E.) : On aimerait débuter par les sources de motivation ayant prévalu à l’écriture de votre livre. Vous dites notamment que certaines représentations qui circulaient pendant la Commission Bouchard-Taylor vous ont fortement interpellée. Ce moment, au dire de quelques sociologues[1], revêt un aspect axial important quant au déclin de la sensibilité pluraliste au Québec. Je ne sais pas si vous partagez cet avis. Par ailleurs, vous avez étudié le matériel pédagogique des écoles francophones et anglophones, mais aussi celui des écoles catholiques et protestantes. Y a-t-il des différences et des similitudes dans leurs représentations des frontières et de l’altérité ?

 Catherine Larochelle (C.L.) : L’écriture de ce livre, qui est une version remaniée de ma thèse de doctorat, découle de mes études de maîtrise qui, elles-mêmes, découlaient de mon parcours antérieur. Je suis entrée à l’université pour devenir journaliste internationale au Moyen-Orient. Rapidement, toutefois, mon contact avec l’histoire à l’université m’a fait bifurquer vers cette discipline – au moment même où se déroulaient les débats de la Commission Bouchard-Taylor. Dès mon adolescence, j’avais cultivé une fascination pour l’ailleurs marquée par une culture d’ouverture et de pluralisme (que j’ai appris à critiquer maintenant). Des représentations véhiculées par certaines personnes durant cette commission m’ont effectivement surprise. Sensible à la démarche historienne, je soupçonnais que les diverses représentations de l’altérité musulmane circulant à ce moment au Québec n’étaient pas seulement tributaires du 11 septembre 2001, mais remontaient bien au-delà. Partant de ces réflexions, mon mémoire de maitrise a porté sur les représentations de « l’Orient méditerranéen », selon l’expression de Thierry Hentsch, dans l’éducation canadienne-française (fin 19e, première moitié du 20e siècle) et j’ai découvert que le Québec n’avait pas été épargné par la vague orientaliste qui balaya les différentes cultures européennes aux 19e et 20e siècles.

Je ne suis pas sociologue, je ne peux donc me prononcer qu’approximativement sur le changement de sensibilité à l’égard du pluralisme au Québec dans les dernières décennies. Mais je crois en effet que le constat des sociologues que vous mentionnez est certainement fondé. Cela dit, parallèlement au déclin de cette sensibilité pluraliste, on peut aussi avancer qu’il y a eu une transformation et une multiplication des sensibilités pluralistes dans le paysage – notamment intellectuel – québécois. Avec le recul, je peux dire que j’ai entamé ma recherche doctorale à un moment précis où ce paysage a bifurqué. Mon idée était d’abord et avant tout d’étudier les influences des représentations de l’altérité dans la construction nationale québécoise (ses « contours externes »), mais les résultats de ma recherche m’ont menée directement à la question du racisme. Le fait que le racisme n’était pas du tout au cœur de mon projet, et que je ne l’avais même pas envisagé comme un résultat possible, est parlant. Cette question, qui était pourtant discutée depuis longtemps au Québec, n’était pas « naturelle » pour une Québécoise d’origine canadienne-française comme moi au début des années 2010.

Concernant les imaginaires de l’altérité transmis par la culture scolaire québécoise au 19e siècle, je peux affirmer qu’ils étaient partagés autant par la communauté anglophone que par la communauté francophone. Évidemment, dans le livre, je nuance cette affirmation en indiquant les quelques cas où les représentations, quoique très proches, diffèrent sur certains aspects. Cela dit, ce qui ressort de ma recherche – et qui est à contre-courant d’une certaine historiographie québécoise – c’est le fait que cette culture scolaire est la même chez les deux groupes majoritaires du Canada jusqu’aux premières décennies du 20e siècle. Le Québec est en effet peu spécifique dans son rapport à l’altérité culturelle, l’essentiel des représentations diffusées à l’école étant des représentations transnationales, circulant allègrement entre les différents espaces coloniaux – métropoles comme colonies.

V.E. : L’un des importants apports de votre livre est, comme vous venez de le dire, d’exposer l’impérialité et la colonialité qui traversent les manuels scolaires québécois du 19e siècle, et ce, par-delà les clivages linguistiques entre les deux « solitudes ». Vous relevez que l’imaginaire colonialiste est commun aux manuels scolaires utilisés au Québec, qu’ils soient francophones ou anglophones, catholiques ou protestants. Ce qui remet en question la prétendue insularité et exceptionnalité québécoise en matière de construction du racisme. Qu’est-ce que cela nous dit de l’insertion du Québec dans les matrices colonialistes et impérialistes qui traversent le monde occidental?

C.L. : En fait, l’imaginaire colonialiste commun aux manuels utilisés au Québec et plus largement au Canada est partagé de façon beaucoup plus vaste ! Il s’agit d’un imaginaire qui, comme vous le mentionnez, circule dans les écoles du monde occidental en général. Cela porte à réflexion sur plusieurs plans. D’abord, la croyance en la supériorité de la race blanche – le message finalement qui est transmis par l’école dans toutes ces sociétés – sert à assoir la légitimité de l’entreprise impérialiste aux yeux des populations métropolitaines et coloniales (rappelons que ce matériel scolaire était souvent utilisé auprès des enfants des sociétés colonisées). De plus, comme la supériorité de la race est associée à une supériorité morale et intellectuelle, il en découle un aspect fondamental de la justification de l’impérialisme : la responsabilité des Blancs pour le sort du monde.

Le Québec est partie prenante de ce phénomène – c’est ce que démontre ma recherche. Au 19e siècle, la « mission providentielle » des Canadiens français en Amérique incarne cette responsabilité. Le mouvement missionnaire, les organismes humanitaires, les services sociaux en sont les incarnations plus récentes. Au niveau canadien l’exemple le plus clair, évidemment, c’est le programme des pensionnats autochtones, institutions d’enfermement dans lesquelles on a placé les enfants autochtones durant plus de 100 ans au Canada – au nom de la mission civilisatrice.

Si on peut certainement trouver derrière plusieurs initiatives des deux derniers siècles un humanisme sincère, le racisme et le syndrome du « sauveur blanc » a teinté les différents projets. Si la critique du racisme et du colonialisme au sein des entreprises humanitaires est moins présente au Québec, cela est dû au fait que la colonialité de la société québécoise est moins assumée, et qu’il y a donc un double voile de « vertu » qui recouvre ces histoires.

V.E.  :  L’une des propositions les plus stimulantes de votre livre est celle d’inverser l’ordre de préséance entre l’école et le nationalisme : alors que le sens commun tend à penser que le nationalisme façonne toutes les institutions étatiques incluant l’école, vous avancez l’idée que ce serait plutôt l’école qui est en quelque sorte la matrice du nationalisme. Dans ce cadre, la tentation peut être forte de dresser un parallèle avec la situation du Québec actuel. Depuis l’échec du référendum de 1995, les valeurs et l’identité québécoises ont été au cœur de nombreux débats de société dont l’école et ses programmes ont été un point névralgique. Pensons ici aux débats musclés sur la réforme des programmes d’histoire nationale, ou encore à ceux portant sur le programme d’Éthique et culture religieuse. Quelles continuités et ruptures voyez-vous entre les discours scolaires québécois du 19e siècle et ceux ayant cours depuis quelques années?

C.L. : C’est une question vraiment intéressante (on ne me l’a jamais formulée de cette façon) ! Je ne revendiquerais certainement pas la maternité de cette idée, à laquelle j’ai été confrontée dès le début de mon parcours doctoral par la lecture de l’ouvrage d’Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales[2]. Les deux phénomènes que sont le nationalisme et le développement de l’instruction publique sont, je crois, intimement imbriqués. Les débuts de l’instruction publique coïncident avec un élargissement de la démocratie et une nouvelle phase du capitalisme. La diffusion du nationalisme n’est pas à la base de la naissance de l’école. Cette institution a toutefois joué un rôle majeur pour que le nationalisme s’étende et devienne véritablement effectif. Aux appartenances autrefois transmises dans des lieux communautaires comme la famille, l’Église ou le corps de métier s’ajoutent des appartenances plus vastes : la nation, la race, la civilisation. C’est sur les bancs de l’école et dans la diffusion de la culture de masse (possible grâce à l’essor de l’imprimé au 19e siècle) que ces idées vont faire leur chemin à travers un territoire sur lequel cette conscience nationale n’existait pas, du moins pas dans toute les classes de la société – quoiqu’en disent les nationalistes actuels qui font remonter à la Nouvelle-France cette conscience.

L’intérêt de l’école pour le nationalisme est précisément qu’elle posera éventuellement (même si le processus n’a pas été linéaire ou couronné de succès dès le début) l’appartenance nationale comme la plus importante de toutes. L’école aide ainsi à oblitérer les différences de genre et de classe. Je dirais donc que l’école et le nationalisme s’appuient mutuellement dans cette entreprise à différents moments de l’histoire. Dans le livre, je montre comment la définition de l’altérité raciale et civilisationnelle a été nécessaire à l’émergence d’une culture scolaire nationaliste. Autrement dit, pour se situer au sommet de l’échelle civilisationnelle, il fallait être une nation blanche – mais il fallait d’abord et avant tout admettre cette échelle civilisationnelle et cette hiérarchie raciale!

Quant aux parallèles avec les débats contemporains, je crois qu’il y en a plusieurs. Certains reviennent d’ailleurs dans l’actualité : la qualité du français des élèves, le développement de l’esprit critique, la méconnaissance de l’histoire nationale, l’attention déficiente des jeunes. Tous ces débats, j’en ai vu les traces à un moment ou un autre dans les archives du tournant du 20e siècle. Je ne veux pas dire que rien ne change, mais l’institution scolaire n’a que peu changé. Elle a été réformée (tout comme ses programmes), mais elle est restée, dans ses fondements, la même institution qu’au 19e siècle. Il est donc normal que les mêmes questions, liées à sa structuration et sa mission mêmes, reviennent périodiquement (on n’a qu’à penser aux Insolences du Frère Untel dans les années 1960!). Ce que les débats récents sur le programme d’histoire et le cours d’Éthique et culture religieuse révèlent surtout, c’est l’immense pouvoir attribué à l’école (en partie à raison, n’est-ce pas) sur la transmission d’une appartenance sociale collective. Plusieurs définitions de l’identité collective existent dans la société, il est donc évident qu’elles s’affrontent lorsqu’il est question des programmes scolaires.

Si l’école a si bien su transmettre le racisme, je crois qu’il est valable que les mouvements pour la justice sociale brandissent l’éducation comme possible voie pour un monde plus inclusif. L’école a véritablement un grand pouvoir!

V.E. : Un aspect important et que l’on pourrait même dire intrinsèque du colonialisme est présent, dites-vous, dans les manuels scolaires : il s’agit de l’effort soutenu des textes pour réitérer et déclamer la légitimité des Français sur le territoire américain. Pourriez-vous d’abord dire sur quels fronts se mène cette quête de légitimité et ensuite situer la généalogie de cette entreprise coloniale et impériale scolaire qui participe d’une classification particulière des savoirs et d’une hiérarchisation réitérée des peuples.

C.L. :  L’enseignement de l’histoire du Canada, lorsqu’il se met en place dans les écoles au 19e siècle, relève d’une structure colonialiste, bien plus que nationaliste. Pour le dire autrement, on a besoin d’une histoire des origines pour transmettre l’appartenance nationale, et cette origine est coloniale. La structure narrative de l’histoire de la nation canadienne ou canadienne-française est impensable sans la centralité du colonialisme. Mais évidemment, une identité nationale ne peut se construire sur l’idée d’une présence illégitime sur le territoire dit « national ». De là découle les efforts de légitimation de la présence française au nord de l’Amérique. Cette rhétorique se déploie grâce à trois arguments : militaire, moral et généalogique. Cela peut se résumer ainsi : si nous avons gagné l’affrontement militaire, alors il va de soi que le territoire nous appartient; comme la venue des Français en Nouvelle-France a été motivée par la christianisation des populations autochtones – la mission civilisatrice –, alors leur présence sur le territoire est justifée moralement; finalement, l’argument généalogique est illustré à merveille et sans détour par cette phrase tirée d’un manuel de composition de l’époque: « Arrosée de nos sueurs et de notre sang, nous avons droit à la possession de la terre du Canada ». Elle indique implicitement, en même temps, un manque de confiance quant à la légitimité de cette possession.

La narration de l’histoire du Canada, en mettant en scène la lutte entre la civilisation et la barbarie de ses origines, s’inscrit dans l’histoire du culte des héros impériaux qui a cours au même moment dans les grandes puissances colonisatrices. D’ailleurs, les Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, en insérant un texte de Benjamin Sulte dans leur manuel, comparent explicitement Champlain et La Verendrye à Livingstone et Stanley, explorateurs impérialistes parcourant l’Afrique au 19e siècle. La narration historique procède donc à une transfiguration des personnages impériaux contemporains en héros de la patrie canadienne-française. Cela nous apprend évidemment beaucoup plus sur les volontés d’affirmation nationale du Canada français à la fin du 19e siècle que sur la période de la Nouvelle-France!

V.E. : Lors du plus récent congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, vos pairEs vous ont décerné le prix Lionel-Groulx, récompensant le meilleur livre d’histoire de l’Amérique française publié au cours de la dernière année. Tout en acceptant cette belle reconnaissance pour L’école du racisme, vous avez lancé un débat sur le nom de ce prix, en rappelant que le chanoine et historien a contribué « à assurer la pérennité de cette pensée raciste dans le système scolaire du Québec ». Ce qui pose ultimement la question des pièges de la commémoration et de leurs angles morts, plus encore pour une société savante proposant des « modèles » aux membres de la profession historienne. En quoi le changement du nom de ce prix d’excellence permettrait-il de transformer les pratiques historiennes au Québec et d’affronter les biais inconscients logeant au cœur de cette pensée raciste?

C.L. :  Je suis historienne de la culture, et comme je l’explique aux étudiantes et étudiants de mon cours d’introduction à la discipline, l’approche privilégiée (que ce soit la politique, la culture, le social) indique ce que la personne qui enseigne l’histoire considère comme central dans la vie des sociétés humaines (même si ce n’est pas l’unique aspect d’importance). La culture et les représentations symboliques sont donc à mon sens importantes et influentes – elles nous font agir. La désignation de ce prix d’excellence induit une certaine représentation de la discipline – du moins dans son incarnation professionnelle québécoise. Si Lionel Groulx est certes un personnage influent dans l’histoire de la profession et de l’histoire du Canada français, il représente aussi des idées qui, à mon sens, ne correspondent pas aux idéaux de la discipline historique en 2022.

Dans le cadre de la recherche que j’ai menée durant plusieurs années, j’ai été à même de constater le caractère colonial à la base de l’historiographie québécoise telle qu’elle s’élabore au 19e siècle et qu’elle est transmise par l’institution scolaire. En examinant comment la construction rhétorique de l’altérité s’est déroulée, presque intégralement, à l’extérieur de l’histoire – l’histoire en tant que discipline, mais également en tant que récit et en tant que temporalité – je constate que la discipline historique oblitère trop souvent la dimension coloniale (et patriarcale, il faut le souligner!) qui est à son fondement. Plutôt que d’expliciter comment l’histoire s’est construite autour de la légitimation de la communauté nationale, mes recherches portent l’attention vers la représentation de ceux que l’histoire a exclus du récit, qu’elle a instrumentalisés ou déshumanisés dans ce récit.

La discipline historique – comme les autres disciplines – a des examens de conscience à faire. Le savoir est lié au pouvoir, aux rapports de domination, et on ne se débarrasse pas des héritages du passé si facilement. Autrement dit, nos institutions, nos pratiques, nos méthodologies comportent des biais liés aux origines de la discipline. En lançant ce débat, j’ai voulu tourner le regard vers des gestes, somme toute circonscrits, que nous pouvons faire pour rendre l’étude du passé de l’Amérique française plus inclusive. L’enjeu en est un de représentation, mais également de démocratie : la confiance envers la science et la recherche s’effrite, les inscriptions en sciences humaines diminuent partout dans les sociétés du Nord, le financement se fait de plus en plus mince et la compétition est féroce pour l’obtenir. Or, notre être au monde, comme collectivité et comme individus, nécessite un rapport narratif et collectif au passé. La question revient donc à savoir : qui se sent apte, inclus, invité à participer à ce tissage d’un récit commun? Le tisse-t-on ensemble, ou chacun de son côté? Quelles en sont les conséquences concrètes pour notre société ?

 V.E. Dans son magnifique petit livre grand public consacré au thème de l’histoire[3] l’historien Guillaume Mazeau nous offre une stimulante réflexion sur le rôle de la discipline historique qu’il ne réduit pas à sa dimension scientifique. Il s’évertue aussi à faire justice à ce qui déborde, submerge et inclut un plus vaste matériau. Que pensez-vous de cet effort consistant à faire émerger, à parts égales avec l’histoire scientifique, ce que l’on pourrait appeler une forme plus sociale et publique d’histoire à même de contribuer à la fabrique démocratique et inclusive du commun? Cela nous semble d’autant plus important qu’il importe de faire entendre une histoire – notamment par le bas – qui soit plus participative et qui invite à poser la question du partage de l’autorité et de l’expertise en la matière.  

C.L. : Cette réflexion portée par Guillaume Mazeau (qu’il a également développée dans un autre livre, coécrit avec Mathilde Larrère et Laurence De Cock[4]) je la partage sur plusieurs points et je l’ai abordée longuement dans un texte paru en septembre 2019[5]. L’histoire est évidemment beaucoup plus qu’une discipline universitaire, qu’un champ du savoir. Que les historiens et historiennes le veuillent ou non, nous ne sommes pas seuls sur le terrain du récit historique. Ni même les plus écoutés. Il y a donc un risque – qui existe depuis longtemps, mais qui me semble-t-il s’accélère – de déconnexion entre l’histoire savante et l’histoire populaire ou publique. Ce risque, il est en partie un risque démocratique, comme je le disais plus tôt, car l’histoire fait partie des ferments de la citoyenneté et de l’identité collective. Le risque, je le vois à deux niveaux : d’abord celui d’un désengagement des historiens et historiennes avec la société, notamment en raison d’une économie du savoir universitaire qui ne valorise pas ce type de travail intellectuel collaboratif; ensuite, le risque d’un rejet par le public, ou par différentes communautés, comme on le voit chez certains commentateurs populaires, de l’expertise historienne, pour ne garder – comme sources d’histoire – que la mémoire communautaire et le récit scolaire. Évidemment, la profession historienne est responsable, en grande partie, de ces dangers – notamment par sa propre histoire. Comment, en effet, reprocher à des communautés de ne pas faire confiance à l’histoire savante, ou simplement de ne pas avoir le réflexe de se tourner vers elle, quand celle-ci les a longtemps invisibilisées, quand ce n’est pas carrément déshumanisées?

Il y a donc nécessité, à mon avis, d’un partage de l’expertise et de l’autorité dans l’écriture de l’histoire. Je crois aussi que plus ce dialogue sera nourri, plus la capacité de chacun, chacune d’entre nous à se reconnaître dans les diverses histoires sera grande. Il ne s’agit pas d’éliminer l’histoire nationale ou de nier l’existence d’une collectivité historique, en l’occurrence « canadienne-française[6] ». L’idée est plutôt de se rappeler que l’histoire n’agit toujours qu’au présent et que les histoires qu’on valorise, celles qu’on raconte, celles à qui on donne les moyens d’être racontées, ont des effets concrets sur notre société. Les histoires qui ont été valorisées et même « officialisées » jadis ont eu des effets – et pas toujours positifs. Je crois qu’il y a là matière à réflexion. L’histoire – comme narration, comme récit – est un outil puissant. Comme le pouvoir, si on veut que cet outil soit démocratique, il faut savoir le partager et être à l’écoute.

V.E. : Vos travaux procèdent aussi à une analyse de la construction de la blanchité des Canadiens français, à travers tous ces groupes ethnoculturels qui ont été racisés, défigurés et déshumanisés dans les manuels scolaires, à commencer par les Noirs et les Autochtones, tenus à distance du Nous franco-catholique. Cette thèse iconoclaste convie les Québécois à assumer leur propre blanchité, une blanchité souvent niée dans la pensée nationaliste, du Speak White de la poétesse Michèle Lalonde au célèbre essai de Pierre Vallières dont le titre fait couler énormément d’encre et de salive. En quoi cette reconnaissance de la blanchité québécoise permettrait-elle de repenser à nouveaux frais les débats sur le racisme systémique?

C.L. : Je pense que cette reconnaissance aiderait à passer outre l’argument si souvent invoqué d’une importation conceptuelle américaine. L’histoire du racisme n’est pas qu’une histoire étatsunienne, la définition de la nation selon des lignes raciales n’est pas étrangère à l’histoire canadienne ou canadienne-française. Mais cette histoire, elle a été – somme toute – assez peu étudiée et/ou partagée ici. Des travaux sont faits depuis des décennies, mais ils n’ont pas eu la réception nécessaire – pour des raisons probablement liées à ce même racisme.

Je ne pense pas qu’au début du 19e siècle les Canadiens et Canadiennes apprenaient à se penser comme Blancs, d’ailleurs les premiers manuels de la période que j’ai étudiés mettent en scène davantage l’exotisme et l’étrangeté des peuples lointains que la différence raciale. Ce n’est qu’au milieu du 19e siècle qu’une racialisation de plus en plus scientifique et normative du monde s’installe. Les figures d’altérité n’existent pas, dès lors, en soi, elles sont fabriquées par le Blanc pour que celui-ci puisse se penser comme Blanc. L’attention portée par l’école québécoise aux figures du Noir, de l’Indien ou de l’Arabe permet ainsi que les jeunes canadiens se pensent d’abord et avant tout comme Blancs et civilisés, ce qui est en quelque sorte la condition nécessaire à l’affirmation nationale qui voit le jour pratiquement au même moment.

L’histoire du Québec ne se résume évidemment pas à la question du racisme systémique. C’est une histoire plurielle qui est immensément riche et qui comporte de multiples exemples de solidarité. Mais les systèmes et institutions, nés au même moment que la construction de la nation ou de l’État moderne, ont été bâtis dans un contexte de racisme généralisé, on ne peut le nier! Et ça teinte – jusqu’à ce jour – leur fonctionnement, leur histoire, leurs protocoles, leurs pratiques.

Tant qu’on ne reconnaîtra pas cela clairement, dans un esprit de responsabilité collective (et non de culpabilité honteuse), la capacité à se rassembler autour d’histoires de solidarité sera entravée. Il faut arrêter de jouer la carte de la comparaison : que ce soit pour dire que ce n’est pas véritablement notre histoire, qu’elle est celle d’autres espaces, d’autres collectivités, ou pour dire que la nôtre est « moins » pire.

 V.E. :  Le terme de colonisation, voire de colonialisme, est parfois approprié aujourd’hui par des acteurs aux profils contrastés. Il se donne à voir comme une métaphore d’un ensemble de phénomènes autrefois répertoriés comme relevant de la domination et de la déshumanisation. Les usages actuels de la notion de colonisation, mais surtout de colonialisme, résonnent dans une matrice aux contours souvent malléables et métaphoriques. La charge émotive des raccourcis métaphoriques raciaux comme « N. blancs » par exemple dépend des personnes noires en tant que métaphore de la différence honnie sans engagement effectif avec leur condition. Comme dans la comparaison de la situation du Québec des années 1960-70 avec la lutte indépendantiste algérienne (FLQ-FLN). Que pensez-vous de ces usages métaphoriques ou analogiques? Peuvent-ils avoir des effets en termes de neutralisation de la catégorie même de colonialisme?

 C.L. : Dans les années 1960, il y a effectivement des emprunts très marqués à la littérature et à la théorie décoloniales de la part d’une jeune génération d’intellectuels (notamment ceux réunis autour de la revue Parti Pris). Il y a tout un courant socialiste québécois qui va se réclamer de cette tradition et y trouver inspiration pour penser le parcours historique des Canadiens français comme des colonisés, et imaginer une sortie révolutionnaire de ce parcours colonial. Ce qui est significatif dans ce discours, c’est que la plupart des personnalités qui l’ont énoncé vont faire carrière dans les milieux culturel et universitaire québécois. Ils ont réussi quelque chose de très fort : ils ont réussi à renverser un certain récit historique qui était auparavant dominant et dans lequel les Québécois n’étaient pas présentés comme des colonisés. Mais, pour ce faire, ils ont effacé la question autochtone (tout comme la question noire) de l’imaginaire et de l’histoire québécois. Ces enjeux sont abordés par Philippe Néméh-Nombré dans un article paru en 2019 dans la revue HistoireEngagée.ca[7], et plus récemment par Ollivier Hubert et Mathieu Paradis dans une étude sur la revue Parti Pris[8]. Je pense également aux nombreux travaux de Dalie Giroux sur le sujet[9].

Ces usages analogiques ont l’effet de présenter de façon très simple la catégorie du colonialisme. Je pense que ça permet surtout de le penser comme étant une imposition venant des « grandes puissances » (France, Grande-Bretagne, États-Unis). Dans ce contexte, le colonialisme québécois est un impensé. De même la participation de personnalités et institutions québécoises au colonialisme des grandes puissances. Ce sont ces questions qui m’intéressent maintenant, que ce soit par mon exploration de l’histoire missionnaire du Québec (dont les aspects anticolonialistes ont été davantage explorés que sa face colonialiste) ou par l’animation du balado « Persistance coloniale[10] ».

Je travaille maintenant sur un corpus de lettres trouvées à Rome l’été dernier et ayant été rédigées par des catholiques canadiens-français « ordinaires » dans les premières décennies du 20e siècle. Ces lettres, adressées à l’œuvre missionnaire de la Sainte-Enfance, nous donnent à voir des Canadiens français qui, à mon sens, ne se pensent pas comme colonisés. Ces personnes sont pour la plupart dans la misère, parfois une très grande misère, mais leur énonciation, telle que je la lis dans ces lettres, n’est pas celle de colonisés. C’est cette réflexion qui m’anime maintenant. Comment penser l’histoire des premières décennies du 20e siècle (et son rapport à la colonisation des régions) autrement que comme celle d’un peuple colonisé? Et comment le faire en partant des voix diverses très fragmentées que les archives catholiques nous donnent à entendre?

Entretien réalisé par Mouloud Idir et Frédéric Barriault


[1] Paul Eid, « Les nouveaux habits du racisme au Québec. L’altérisation des arabo-musulmans et la (re)négociation du Nous national », dans Diane Lamoureux, Francis Dupuis-Déri, Au nom de la sécurité ! Criminalisation de la contestation et pathologisation des marges, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2016, p.81-109; Sirma Bilge, « … alors que nous, Québécois, nos femmes sont égales à nous et nous les aimons ainsi » : la patrouille des frontières au nom de l’égalité de genre dans une « nation » en quête de souveraineté », Sociologie et sociétés, Vol. 42, No 1, Printemps 2010, p.197–226.

[2] Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe, XVIIIe-XX 2e siècle, Paris, Seuil, 1999.

[3] Guillaume Mazeau, Histoire, Paris, Anamosa, coll. « Le mot est faible », 2020.

[4] Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, L’Histoire comme émancipation, Marseille, Agone et Aggiornamento Histoire-Géographie, 2019.

[5] Catherine Larochelle, « Émanciper l’histoire. Pour une histoire de la Multitude », HistoireEngagée.ca, 10 septembre 2019 : http://histoireengagee.ca/emanciper-lhistoire-pour-une-histoire-de-la-multitude/

[6] Tout comme il n’est pas question d’éliminer l’échange savant à l’intérieur de la sphère universitaire, qui opère selon une autre logique.

[7] https://histoireengagee.ca/sauvage-esclave-et-negres-blancs-damerique-hypotheses-sur-le-complexe-onto-politique-quebecois/

[8] https://cism893.ca/emissions/culture-2?date=24-11-2022

[9] https://cjf.qc.ca/vivre-ensemble/webzine/article/quebec-carrefour-un-de-rencontre-postcolonial-bigarre-et-riche-agir-politique-transformateur-entretien-avec-dalie-giroux/

[10] https://colonialismequebecois.ca/balado/


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