L’hospitalité active comme forme d’intervention démocratique.
Recension de “Le manège des frontières. Criminalisation des migrations et solidarités dans les Alpes-Maritimes”

Publié le 9 décembre 2021
Par : Chedly Belkhodja

Chedly Belkhodja est professeur à l’École des affaires publiques et communautaires de l’Université Concordia

Ce livre publié dans la collection Bibliothèque des frontières, dirigée par l’anthropologue Michel Agier et Stefan le Courant, met bien en évidence le travail de terrain d’une équipe de chercheur(euse)s et de personnes actives au sein de la société civile de la région des Alpes-Maritimes mobilisée autour des enjeux de la migration à la frontière franco-italienne. Sa lecture nous donne à voir des espaces de résistance aux politiques de fermeture des frontières. Les gestes d’hospitalité ici exposés peuvent être vus comme des formes de réinvention des modes d’action collective visant à prolonger l’écriture de l’histoire commune de la solidarité envers les personnes exilées.

Paris, Éditions Le passager clandestin, 2020, 142 pages.

L’Observatoire des migrations dans les Alpes-Maritimes (ObsMigAM), né en 2017, nous propose ici, sous la coordination de Pinar Selek et Daniela Trucco, une analyse multidisciplinaire de l’intense activité à la frontière entre les villes de Menton et de Vintimille. Au fil des années, cette frontière aura été resserrée, par de nombreux dispositifs de sécuritaires, pour devenir difficilement franchissable pour les personnes migrantes qui remontent plus nombreuses depuis le sud de l’Italie.

Qui se trouve à la frontière? Comment y gère-t-on la migration? Quelles sont ces vies qui gravitent autour de la frontière? En mettant de l’avant le principe de la « mise en scène » de la frontière, cet ouvrage analyse la présence de multiples acteurs actifs le long de celle-ci. Ce lieu devient un endroit où se rencontrent ces divers acteurs impliqués à leur manière dans la question migratoire.

« Dans le cas de la frontière entre l’Italie et la France, à l’instar de beaucoup d’autres comme celle entre le Mexique et les États-Unis ou celle entre le Maghreb et l’Europe, l’institution frontalière participe un peu partout d’un invariant constitué d’États dressant nombre de barrières devant les « indésirables », réfugiés et demandeurs d’asile. Elle demeure toutefois un corridor plus fluide pour les personnes « désirables », c’est-à-dire les migrants économiques, les touristes et les résidents. »

La sécurisation des frontières

Premièrement, on aborde les mécanismes sécuritaires et administratifs de la frontière et surtout son retour en force comme un espace de contrôle et de répression, dans une Europe de plus en plus opposée au principe de la libre circulation dans l’espace Schengen. La frontière franco-italienne se « reterritorialise » dans le but de dissuader la migration (p. 14). Il ne s’agit pas de libérer la circulation des personnes à la frontière, mais plutôt de resserrer les contrôles frontaliers à l’intérieur de l’espace européen, surtout pour les personnes migrantes.

Deuxièmement, on situe la frontière dans son évolution historique et géographique. Cette frontière littorale est reconnue pour la beauté de ses paysages et sa route touristique qui a toujours attiré des visiteurs depuis la fin du 19e siècle. On note que la frontière a également eu comme vocation de bloquer les personnes indésirables : juifs fuyant les régimes nazi et fasciste, dissidents des régimes communistes, migrants sans papiers.

Enfin, on nous rend compte des engagements citoyens à la frontière ainsi que des formes de participation citoyenne qui visent à dépasser et à dénoncer la manière dont l’État traite les migrant(e)s. Ces actions sont foisonnantes : elles vont des gestes d’aide des individus dans l’arrière-pays, la vallée de la Roya, aux réseaux de soutien dans la région niçoise, en passant par des interventions plus militantes au poste frontalier du pont Saint-Ludovic.

Le regard qui nous est proposé en est un qui s’intéresse aux dynamiques et aux histoires des personnes en présence le long de la frontière, à ce que les chercheurs et chercheuses qualifient de « manège de la frontière » ou « mise en scène de la frontière » : «  La frontière n’est pas seulement le lieu de l’affrontement entre police et personnes en migration, mais aussi un lieu de savoirs professionnels variés, voire le terrain d’action de multiples logiques professionnelles qui vont du domaine sécuritaire jusqu’aux champs intellectuel et artistique en passant par le secteur humanitaire » (ObsMigAM 2020 : p. 20). Dans le cas de la frontière entre l’Italie et la France, à l’instar de beaucoup d’autres  ̶  comme celle entre le Mexique et les États-Unis ou celle entre le Maghreb et l’Europe  ̶ , l’institution frontalière participe un peu partout d’un invariant constitué d’États dressant nombre de barrières devant les « indésirables », réfugiés et demandeurs d’asile. Elle demeure toutefois un corridor plus fluide pour les personnes « désirables », c’est-à-dire les migrants économiques, les touristes et les résidents. Dans cet environnement, l’image du train régional est très parlante : des migrants montent tous les jours à Vintimille dans le train régional (TER) et espèrent passer inaperçus pour descendre à Menton en France. Mais, le corps du migrant ne passe pas, il éveille la méfiance des douaniers et des CRS qui sont conditionnés à identifier le corps étranger qui ne cadre pas avec la réalité des autres corps, touristes et résidents, qui se fondent dans un espace de normalité. (Ce récit est très similaire à ce qu’observe le journaliste Raphaël Krafft dans son livre Passeur, Buchet/Kastel, 2015.)

 

L’hospitalité active

Ce que la frontière nous dévoile, c’est un ensemble de vies humaines impliquées et imbriquées, lesquelles se croisent et luttent pour des raisons différentes[1]. Elles sont quotidiennement exposées à des conditions extrêmement pénibles (Le Blanc, 2010). Cette étude rejoint des travaux similaires portant sur d’autres situations aux frontières caractérisées par ces dynamiques humaines de solidarité et d’entraide aux personnes migrantes et qui sont menées par des militants de groupes de la gauche radicale, mais également par des groupes de citoyens non affiliés politiquement (Ataç et coll., 2016; Skokberg Eastman, 2012). Ce qui nous semble tout aussi intéressant à approfondir, ce sont les gestes ordinaires de personnes préoccupées par le sort de ces vies vulnérables et prêtes à contribuer à améliorer leurs conditions de vie (Bouagga, 2018; Coutant, 2018; Goudreau, 2019). Nous les qualifions par le terme « actes d’hospitalité », terme qui fait l’objet d’un regard nouveau du fait de la vulnérabilité et la précarité d’un trop grand nombre de personnes migrantes et exilées se trouvant en situation d’errance.

Cet ouvrage nous permet de mieux comprendre les enjeux d’une dynamique locale (Vintimille et Valllée de la Roya dans le cas présent), mais aussi de poser un regard comparatif sur la manière dont la « mise en scène » de la frontière se dessine en d’autres lieux (ex. : Arizona-Mexique, Lampedusa, Calais). Les observations de ce processus de « frontiérisation » révèlent des ressemblances avec ce qui s’est déroulé au Québec à partir de 2017 : le long de la frontière canado-étasunienne s’est développée une intense activité en raison de l’augmentation des passages irréguliers de demandeurs d’asile au chemin Roxham. Après avoir accueilli plus de 40 000 réfugié(e)s syrien(ne)s au pays, les autorités canadiennes ont été confrontées à l’arrivée de cette « autre migration » passant par les États-Unis, celle que plusieurs commentateurs du champ politico-médiatique ont qualifié d’indésirable et de dangereuse pour la nation. Vers 2015, lors de l’arrivée des réfugié(e)s syrien(ne)s, plusieurs dirigeants de grandes agences du secteur de l’établissement au pays n’ont pas manqué de rappeler les capacités de ce secteur, de ses programmes et des pratiques institutionnelles et bureaucratiques à gérer l’immigration, en somme sa légitimité dans le modèle d’immigration canadienne (Belkhodja et Xhardez, 2020).

C’est certes une logique qui vise le bon immigrant et tend à écarter la personne qui arrive de façon imprévue… cette personne qui dérange la logique de la gestion gouvernementale (Bessone, 2018). L’État a déployé des mécanismes de contrôle afin de contenir le soi-disant danger d’une « vague migratoire nord-américaine ». La frontière s’est de ce fait militarisée par la présence plus visible des forces policières. Elle a aussi réveillé des groupes populistes de droite opposés à l’immigration qui se sont présentés le long de la frontière afin de provoquer les groupes de la gauche, dans l’espoir de peser sur l’opinion publique. Sur cette scène frontalière est également apparue, heureusement, une mobilisation citoyenne « par le bas », laquelle s’est organisée pour mieux défendre les personnes migrantes et dénoncer les politiques restrictives et de fermeture des gouvernements.

 

Le cas du Québec au miroir de l’enquête ethnographique

Fondé en 2017, Bridges not Borders (B&B) est un collectif formé de résidents de la région de Hemmingford en Montérégie. Ce collectif s’est mobilisé pour les personnes migrantes qui ont traversé la frontière canado-étasunienne au chemin Roxham. Plusieurs de leurs actions rejoignent les interventions citoyennes présentées dans Le manège des frontières. Le collectif se déplace du côté étasunien de la frontière une fois par semaine, le dimanche après-midi. L’objectif de cette initiative est simple : il s’agit d’être présents pour ceux et celles qui vont traverser de façon irrégulière, de les accompagner : des hommes, des femmes et des familles. B&B apporte un témoignage d’humanité et participe à des actes de solidarité qui peuvent être compris comme des formes non négligeables de nouvelles politisations dans lesquelles la distinction entre politique et geste humanitaire est de plus en plus brouillée.

Ce qui se joue aux frontières ici analysées, si l’on en tire une perspective comparative, participe par ailleurs de vrais tiraillements (p. 128), compte tenu du fait que les personnes militantes sont sans cesse appelées à concilier les réponses de première nécessité aux actions protestataires. Le livre ne néglige pas la finesse théorique et l’enquête de terrain sur ces enjeux. Les choses sont clairement dites à cet égard tout au long des pages : ainsi les rencontres individuelles avec les personnes en migration et la confrontation avec les difficultés de l’action de terrain – parmi lesquelles la répression occupe une grande place – conduisent progressivement au reflux des répertoires d’actions les plus politisés (au sens contestataire du terme), au profit de registres rattachés à l’action humanitaire » (p.129).

Ce qui se joue ici est l’idée de rendre visible l’étranger, de le saisir dans sa fragilité et sa précarité, ainsi que de le montrer tel un être humain qui agit dans un lieu particulier. Passer la frontière n’est pas une mince affaire. Le migrant arrive au bout d’un chemin. Son voyage a été éprouvant. Il arrive le jour et souvent en pleine nuit par bus dans une station-service à Plattsburgh dans l’État de New York. Il poursuit ensuite son périple vers le nord dans un taxi ou un minibus. Il écoute un chauffeur de taxi lui expliquer comment procéder à la frontière, ce qu’il faut dire et ne pas dire à l’autorité policière[2]. Une autre initiative de B&B qui est similaire à celles des groupes français et italiens est la relative surveillance citoyenne des actions policières à la frontière. Alors que les acteurs étatiques de la frontière (les agents de la Gendarmerie royale du Canada) viennent surveiller et contrôler les personnes cherchant le refuge, les bénévoles de Bridges not Borders occupent le terrain et peuvent témoigner de ce qui se passe dans un endroit maintenu par l’État dans une sorte de non-lieu, c’est-à-dire en dehors de la légalité. Observer ce que font les agents de la GRC est une façon de garder l’État redevable de ces gestes.

« Il est nécessaire de se détacher d’une politique préfabriquée, celle des politiques publiques étatiques de gestion de l’immigration et d’un point de vue sécuritaire de la question migratoire, pour valoriser une politique du monde commun, un univers social où l’appartenance se déclare par le fait de repenser la citoyenneté par la question migratoire. »

Rattacher l’hospitalité à la citoyenneté : qu’est-ce à dire?

C’est en ce sens que cette action se rapproche du geste de l’hospitalité, qui se veut un engagement dans une politique de l’accueil du migrant où l’action ne se limite pas à la question de l’intégration. En suivant la réflexion d’Étienne Balibar (2018), l’hospitalité devient une « intervention démocratique » : une activité locale qui amène à se questionner sur des enjeux de société et à mettre de l’avant d’autres formes plus actives de citoyenneté, d’autres modes de participation qui se lient à la cause des personnes migrantes et à une revendication d’un droit à l’appartenance à un monde commun (cosmopolitisme). Pour y arriver, il est nécessaire de se détacher d’une politique préfabriquée, celle des politiques publiques étatiques de gestion de l’immigration et d’un point de vue sécuritaire de la question migratoire, pour valoriser une politique du monde commun, un univers social où l’appartenance se déclare par le fait de repenser la citoyenneté par la question migratoire. Comme le regretté Etienne Tassin l’écrivait, cela peut paraître du domaine de l’utopie, mais c’est ce qui en fait un idéal à atteindre (Tassin, 2017). Aller vers l’appartenance à un monde commun constitue une forme d’utopie ouverte qu’il ne faut pas voir comme une démesure inatteignable, mais une autre manière de vouloir le monde et de produire une autre narration de la migration. La belle leçon de cet ouvrage est de nous montrer que la « mise en scène de la frontière » peut devenir un lieu de résonance d’une autre politique possible entre les individus.

Il y aurait incontestablement sur ces questions diverses perspectives sur la citoyenneté, nous disent Murard et Tassin, différentes pratiques politiques et d’autres types d’espaces sociaux ou publico-politiques : ceux qui s’ordonnent à des principes interdictifs, proscriptifs, et ceux que structurent temporairement des actions collectives contestatrices, propositionnelles, prescriptives et tournées vers l’avenir, à l’instar de ces gestes hospitaliers et qui sont d’autres formes de démocratisation de la communauté politique trop souvent rabattue sur la figure de l’État-nation. Ces visions pour ainsi dire antagoniques recoupent en partie la différence entre une citoyenneté juridique (aussi importante soit-elle), réduite à sa dimension de conduite civile et de civisme ordinaire, et une citoyenneté qui serait, au contraire, du côté des combats pour l’égalité, la justice, la liberté, l’élargissement des droits, et qui assumerait des positions conflictuelles dans un rapport de force avec l’État ou avec la société elle-même.

Cette première citoyenneté se déploierait tout entière dans l’ordre de la souveraineté et de la gouvernementalité (on dit aujourd’hui gouvernance). Mais il existe au moins une autre citoyenneté. Pour difficile que ce soit, ou justement parce que c’est difficile, si l’on veut retrouver la mystique de la citoyenneté (comme ne cessait de le répéter Etienne Tassin), sa vérité, son essence, son utopie, il est indispensable de faire cet effort d’imagination, d’imaginer une citoyenneté émancipée de l’assujettissement à une souveraineté ou à sa seule dimension juridico-politique. Cette citoyenneté plus active semble apparaître lors des moments transgressifs en lesquels le citoyen et la citoyenne éclipsent l’assujetti, ou le sujet collectif l’ambivalence individuelle. En d’autres termes, elle présente, dans ces occasions, le double caractère, théorique et pratique, de l’utopie. Le régime ordinaire de l’expérience de la citoyenneté n’est certes pas le régime des utopiens, mais la citoyenneté, du fait qu’elle peut revêtir le caractère d’une utopie, a un caractère toujours inachevé, ouvert, même si les moyens de cette ouverture peuvent susciter des appréciations et des commentaires divers.

Fondamentalement, pourtant, il s’agit toujours de l’appartenance ou non à l’association politique, des devoirs et des droits qui découlent de cette appartenance. Le répertoire des devoirs et des droits peut être étendu à l’infini, mais la citoyenneté est et reste binaire, on est citoyen ou on ne l’est pas. Et elle est objective, objectivée dans des critères de nature juridique (même lorsqu’ils ne forment pas un droit subjectif inscrit dans un appareil judiciaire), même si ces critères peuvent changer du jour au lendemain et couvrir un répertoire étendu, être sujets à des appréciations subjectives ou arbitraires. On peut donc dire que les luttes migrantes préfigurent ou appellent une citoyenneté active qui tend à élargir ou à ouvrir les modalités de rattachement au monde commun des laissés pour compte. C’est en ce sens que nous sommes redevables des luttes migrantes, entre autres, pour la vitalité démocratique de toute société.

 

Références :

Ilker Ataç, Kim Rygiel & Maurice Stierl, “Introduction: The Contentious Politics of Refugee and Migrant Protest and Solidarity Movements: Remaking Citizenship from the Margins”, Citizenship Studies, vol. 20, No 5, 2016, p. 527-544.

Étienne Balibar, « Le fantasme du corps étranger, entretien », Esprit, 7, juillet-août 2018, p. 173-182.

Chedly Belkhodja et Catherine Xardez, « “Nous sommes de retour !” : Justin Trudeau et la gestion de l’immigration », Canadian Studies/Études canadiennes, No 89, 2020, p. 179-204.

Magali Bessone, « L’inachèvement de l’hospitalité », Esprit, 7, juillet-août 2018, p. 157-165.

Yasmine Bouagga, « Calais. Carrefour des solidarités citoyennes », Mouvements, No 93, 2018, p.137-148.

Isabelle Coutant, Les migrants en bas de chez soi, Paris, Seuil, 2018.

Camile Gourdeau, « L’hospitalité en acte. Quand des habitants viennent en aide aux migrants en transit à Ouistreham », Revue du MAUSS, no 53, 2019, 309-312.

Raphaël Krafft, Passeur, Paris, Buchtel/Kastel, 2015.

Guillaume Le Blanc, Dedans, dehors. La condition de l’étranger, Paris, Seuil, 2010.

L. Skokberg Eastman, Shaping the Immigration Debate. Contending Civil Societies on the US-Mexico Border, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2012.

Numa Murard et Étienne Tassin. « La citoyenneté entre les frontières », L’Homme et la Société, vol. 160-161, No 2-3, 2006, pp. 17-35.

Etienne Tassin, « Philosophie/et/politique de la migration », Raison publique, No 21, p. 197-215.


[1] Consulter la série de balados Sur la frontière de France Inter. Ce sont des témoignages éclairants de ces histoires sur la ligne de la frontière. https://www.franceinter.fr/emissions/sur-la-frontiere
[2] Voir le développement d’une économie du taxi pour les migrants. Road to Roxham, CBC Shortdocs/Real Stories, 2020.  https://www.youtube.com/watch?v=k9EC6CZ1T5U

 


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