L’esprit démocratique du populisme à la lumière des enjeux migratoires. Entretien avec le sociologue Federico Tarragoni

Publié le 28 mars 2023
Par : Federico Tarragoni

Federico Tarragoni est Maître de conférences HDR en sociologie politique à l’Université Paris-Cité, où il a fondé le Centre de recherches interdisciplinaires sur le politique [archive] (CRIPOLIS). Il est notamment l’auteur L’esprit démocratique du populisme. Une nouvelle analyse sociologique, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2019.

Repenser le populisme est devenu indispensable nous dit Federico Tarragoni. Le mot est au cœur d’une controverse autour de laquelle se joue notre futur. Il est de ces moments historiques où un mot cristallise l’avenir : la « démocratie » fut le premier de ces mots. Tout au long de l’institutionnalisation des gouvernements représentatifs en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, le mot « démocrate »[1] était, comme le « populisme » aujourd’hui, une insulte équivalente à « démagogue ».  En le reprenant à son compte, une partie du système politique fit avancer la cause de la liberté, de la justice et de l’égalité. Avec le populisme, nous dit Tarragoni, nous nous trouvons dans une situation similaire : une bataille d’idées où les mots tracent les limites de notre condition démocratique, dans un moment où celle-ci se transforme profondément et rapidement, et peut avancer ou reculer. Repenser le populisme sert ainsi à éviter que le changement historique qui se produit sous nos yeux n’accouche pas de nouveaux monstres. L’entretien ici proposé met cet esprit démocratique du populisme au crible de la question migratoire.

 

 

Vivre ensemble (VE) : À partir de votre travail sur le populisme, on aimerait savoir comment vous intégrez l’enjeu migratoire à vos réflexions. Depuis la « crise migratoire » de 2015, la question de la migration est omniprésente dans l’agenda politique de ce qui est communément appelé les démocraties libérales occidentales, où on l’associe généralement au populisme. Comment en est-on arrivé à établir ce lien et peut-on envisager une alternative au discours de l’insécurité propagée par un populisme de droite ?

Federico Tarragoni (FT) : Le lien entre populisme et migration date de la consolidation de ce que j’appelle la « populologie », à savoir le discours médiatique et scientifique ambiant sur le populisme qui en fait une pathologie des « extrêmes ». Ici l’« extrême » politique de référence est bien sûr l’extrême droite, qui développe en Europe et ailleurs des politiques xénophobes. Mais la pathologie tend, dans ce discours, à déteindre sur la gauche radicale, au mépris d’ailleurs de la réalité politique. Ainsi, en dépit des prises de position de La France insoumise sur le « creuset » de la nation française, son « populisme » portera les observateurs à rechercher les traces de sa « xénophobie ». Il en va de même du Mouvement cinq Étoiles, mouvement italien pour la démocratie participative et l’écologie régulièrement accusé (à tort) de xénophobie du simple fait qu’il oppose le peuple aux élites.

L’alternative au discours xénophobe et sécuritaire de l’extrême droite est claire : elle est à chercher dans la valorisation de l’apport culturel, économique, social et démographique des migrations, qui est faite, suivant les traditions politiques nationales, dans les populismes de gauche et/ou dans les partis socialistes. À la fin de mon ouvrage, L’esprit démocratique du populisme, je fais de la question migratoire (absente dans la tradition populiste classique du XIXe-XXe siècle) un des principaux enjeux de la transformation nécessaire du populisme de gauche aujourd’hui : celui-ci devrait assumer politiquement la pluralité du « peuple » au nom duquel il parle, composé de la multiplicité des revendications démocratiques des groupes subalternes, et répercuter cette pluralité sur son programme. Cela suppose, par exemple, de penser « les minima sociaux », qui assure un revenu de base à une personne ou à une famille en situation de précarité, comme de véritables revenus inconditionnels de citoyenneté, de promouvoir des politiques européennes d’accueil des migrants, d’éducation linguistique et de formation professionnelle (l’Europe se limitant à répartir, de manière très inégalitaire, la gestion des flux parmi les pays membres, en créant des ressentiments nationalistes au sein des les pays qui se considèrent lésés). Il lui revient, face à la crise migratoire, de réinventer de façon cosmopolitique son « peuple » en faisant, quoi qu’il en coûte électoralement, le deuil de la « nation », avec tous ses symboles, concept désormais hégémonisé par l’extrême droite dans l’opposition aux « migrants » et aux « mondialistes ».

(VE) : On aimerait aborder avec vous la question de l’institution frontalière en la passant au crible de ce que vous appelez l’esprit démocratique du populisme. La frontière est généralement pensée aux portes de l’État, alors qu’elle est le lieu de cristallisation de fractures politiques déterminantes. Elle fait surgir en effet des problèmes politiques spécifiques, notamment à ce qui a trait à l’affrontement entre, d’une part, la mobilité humaine et, d’autre part, les moyens institutionnels de la contrainte, dont font éminemment partie les frontières. Ces transformations sont l’objet de nombreux travaux, parmi lesquels ceux de Sandro Mezzadra[2] et de ses collaborateurs, qui font de la frontière une « méthode » pour déchiffrer la mutation des rapports sociaux et les changements de fonction du « politique » à l’époque de la mondialisation. Le philosophe Étienne Balibar[3] ne cesse de nous rappeler que l’un des grands enjeux dont dépend l’avenir des régimes dits démocratiques, dans la conjoncture actuelle, est non seulement de savoir comment vont évoluer les flux de migrations en provenance du « Sud global », mais aussi quelle position va prendre finalement la population des pays du « Nord », ou plus précisément dans quelles proportions celle-ci va se diviser à propos de la signification et du traitement des migrations. Vous êtes, à cet égard, un interlocuteur incontournable pour opérer une sorte de double critique autour de la dyade frontière-populisme.

(FT) : La question de la frontière est évidemment centrale. Les politiques néolibérales des trente dernières années ont été cosmopolitiques sur le plan des marchés et stato-nationalistes sur le plan de la gestion de l’immigration dite « économique ». La gouvernementalité néolibérale – l’imposition de la loi du marché par la puissance publique – dessine une politique de frontières, car elle suppose une régulation sécuritaire et comptable des flux humains en fonction de leur coût et de leur employabilité : les considérations d’humanité sont bannies, comme l’a bien montré, tout récemment, la réaction du ministre de l’Intérieur italien à la tragédie de Cutro (76 migrants qu’on a laissé mourir en face des côtes italiennes). Après la crise migratoire, la pandémie de la COVID-19 en a livré une ultérieure illustration, avec cette guerre vaccinale qui s’est mise en place entre les États européens, et avec la gestion strictement stato-nationale de la crise de la COVID : les États riches, capables de mobiliser en peu de temps des sommes faramineuses sur les marchés financiers, pour appliquer une politique de relance, s’en sortent, alors que d’autres, moins bien lotis, entrent en récession durable.

Le populisme est une force d’opposition à cette politique néolibérale de la frontière. Tout d’abord parce qu’il a été, historiquement, une idéologie opposée à la captation de la démocratie par les élites : ce qu’est précisément le néolibéralisme ! Ensuite, parce qu’il a été une idéologie radicalement démocratique sur le plan de la souveraineté populaire, de l’approfondissement de l’égalité sociale et de la création de droits sociaux pour les plus démunis. Or, la démocratie reste aujourd’hui le principal horizon utopique permettant de penser le migrant autrement que comme un flux menaçant : à savoir comme un sujet ayant « droit à avoir des droits » (Arendt). Actualiser cet esprit démocratique suppose, pour les populismes de gauche aujourd’hui, de pluraliser leur peuple et ne pas le confondre avec le peuple-nation et la citoyenneté stato-nationale. Et ce, tout en faisant un travail important d’éducation et de sensibilisation auprès des classes populaires pour déconstruire leur attachement à la frontière.

(VE) : S’il s’agit d’essayer de compliquer la dyade peuple-nation pour entrevoir des formes plus multiscalaires et emboitées de citoyenneté, cela nous conduit donc objectivement au cas européen. L’Europe par l’établissement de ses « normes » néolibérales ne laisse guère, aux yeux d’une bonne partie de la population européenne, qu’une alternative : ou bien réclamer la répression et l’exclusion de toute « altérité », à titre de compensation imaginaire à la difficulté bien réelle de l’État à assurer la protection sociale ; ou bien idéaliser la fonction et les buts de l’État, pour pouvoir continuer à croire que ses services, ou du moins ceux qui subsisteront, ne bénéficieront préférentiellement qu’aux citoyenn.e.s qui y ont « naturellement » droit. Dans ce glissement combinant à la fois utilitarisme et inflexion sécuritaire xénophobe, ce qui nous tenaille est encore le dilemme de la préférence nationale ou de la préférence communautaire. Vous ne trouvez pas que la question des frontières se trouve ainsi déplacée, reterritorialisée et redoublée ?

(FT) : C’est l’adage du social-libéral Michel Rocard, le Tony Blair français : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » ; adage au cœur de l’imaginaire néolibéral de la « crise » des États-providence, qui imposerait de se focaliser (avec des politiques largement insuffisantes au demeurant) sur les travailleurs nationaux. C’est un imaginaire qui s’articule étroitement avec la réécriture néolibérale du concept d’« émancipation », de plus en plus confondu avec la responsabilisation individuelle : l’État ne peut pas accueillir toute la misère du monde, à vous d’en prendre charge ! C’est le fameux « État-providence émancipateur » dont Emmanuel Macron a fait son slogan de 2018. Il détonne singulièrement avec les principes universalistes sur lesquels, pour rester dans le cas français, a été pensée la sécurité sociale après la Deuxième Guerre mondiale. Dans mon livre Émancipation[4], je cite ce passage du discours du 23 mars 1945 de Pierre Laroque, où le fondateur de la sécurité sociale affirme vouloir débarrasser « les travailleurs de la hantise du lendemain, de cette hantise du lendemain qui crée chez eux un constant complexe d’infériorité, qui arrête leurs possibilités d’expansion et qui crée la distinction injustifiable des classes entre les possédants, qui sont sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir, et les non-possédants, constamment sous la menace de la misère ». Ne s’applique-t-il pas aussi aux migrants économiques, réguliers ou irréguliers, qui vivent dans une permanente situation d’infériorité sociale, morale et civique, et dans une incertitude totale face à l’avenir ? En réalité, lorsqu’on observe les politiques de refonte des États-Providence dans la plupart des pays européens, le principe néolibéral « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » s’applique autant aux travailleurs nationaux qu’aux travailleurs immigrés, tout en faisant de ceux-ci des boucs émissaires des masses travailleuses, à l’effet de faire progresser les idées et les principes d’action publique de l’extrême droite.

C’est une nouvelle « guerre des pauvres » qui se joue sous nos yeux : une guerre qui se produit au sein des frontières nationales, par la création institutionnelle de citoyens de rangs sociaux différents, et au-delà des frontières, par la construction délibérée, via les politiques migratoires, d’une indifférence des travailleurs du Nord global (ou, pour prendre le cas italien, du « Sud » du Nord) au sort des travailleurs du Sud global. Les rêves internationalistes de la penseuse socialiste et féministe Flora Tristan, au XIXe siècle, que je cite dans Émancipation, restent d’une tragique actualité : « L’UNION OUVRIERE procédant au nom de l’UNITÉ UNIVERSELLE, ne doit faire aucune distinction entre les nationaux et les ouvriers et ouvrières appartenant à n’importe quelle nation de la terre. – Ainsi, pour tout individu dit étranger, les bénéfices de l’UNION seront absolument les mêmes que pour les Français. » Il ne reste désormais qu’aux mouvements des travailleurs de lutter pour ce cosmopolitisme que nos États-providence ne sont plus en mesure de rendre possible. Avec une conséquence paradoxale : on a vu à l’œuvre, lors des réactions citoyennes à la « crise migratoire » de 2015, des habitants mobilisés pour fournir aux migrants un hébergement ou des repas, suppléant de facto aux missions fondamentales de l’État et l’avalisant dans son indifférence à l’égard du sort de ces populations. La seule manière d’infléchir cet état de fait est de réinventer la lutte sociale contre la gouvernementalité qui en est le principe moteur, à savoir le néolibéralisme : une opposition sociale au « monde » néolibéral telle qu’on l’a vue, par exemple, dans le mouvement d’occupation de la Place de la République en 2016 (Nuit debout), qui fasse la jonction entre les revendications des travailleurs nationaux et le droit à l’accueil, à la dignité et à la vie des migrants. Or, le populisme en tant qu’idéologie peut irriguer cette lutte, en créant une convergence entre différents « peuples » et différentes revendications démocratiques ; à la condition, une fois de plus, de le « dé-nationaliser », de le reformater pour l’adapter aux grands enjeux de nos sociétés contemporaines : la destruction des droits sociaux des travailleurs, la catastrophe écologique et l’accélération des migrations du Sud vers le Nord. Autant de questions globales qui demandent des réponses globales : autant de méfaits des élites internationalisées qui demandent l’invention d’un peuple cosmopolitique.

(VE) : À partir des expériences populistes du passé auxquelles vous prêtez une grande attention (les formes russe, américaine, latino-américaine, française) comment se présente la figure de l’étranger dans ces différentes expressions populistes ? Cet étranger souvent présenté comme une menace peut-il faire partie de la mobilisation populiste ? Ce que nous souhaitons discuter ici ce sont les indices pouvant permettre de pluraliser les figures plus plébéiennes du peuple.

(FT) : La figure de l’étranger est présente, mais en sourdine, dans les expériences fondatrices du populisme. Dans le populisme russe (1840-80), la figure sociale, morale et politique du peuple est le moujik, le paysan. Il représente la majorité de la population nationale et incarne l’oppression sociale et politique, résumée dans le dispositif du servage (qui ne sera aboli qu’en 1861). Il est le dépositaire des traditions et des vertus morales et politiques nationales. Pour les populistes russes, l’institution qui en porte l’empreinte est la commune rurale, base de l’entraide paysanne, sur laquelle doit être érigée la future « démocratie intégrale ». Bien que la question de l’étranger soit absente du populisme russe, on peut présupposer qu’elle s’insère dans la faille entre l’identité ethnique du peuple – la paysannerie avec ses traditions – et son identité démocratique, qui renvoie à une « entraide » et une « solidarité » propres à l’humain en général, mais particularisées dans le moujik. C’est ce qui fait dire à ce penseur du populisme qu’est Bakounine, que la cause du peuple russe est la cause de tous les peuples soumis aux autocraties et aux Empires, et que la démocratie ne pourra avancer que par l’alliance du peuple russe avec d’autres peuples étrangers soumis : « Le mouvement révolutionnaire ne s’arrêtera que lorsque l’Europe, toute l’Europe, y compris la Russie, se transformera en une république démocratique fédérale… Je suis russe, et mon âme appartient à la Russie… Cette révolution, destinée à sauver tous les peuples, sauvera aussi la Russie. »

Dans le populisme états-unien (1873-1896), la question de l’étranger se pose via le « black populism ». À l’intérieur du mouvement des fermiers américains qui vont créer le nouveau People’s Party (1892), voit le jour une mobilisation de paysans noirs qui protestent contre la ségrégation raciale dans les États du Sud. Parallèlement à la première Association paysanne qui nait dans l’État du Texas en 1877, se forme ainsi une Colored Farmers’ Alliance. Des 171 délégués qui participent à la Convention fondatrice du People’s Party en février 1892, 24 sont noirs : c’est une minorité, mais c’est extrêmement significatif pour le champ politique américain de l’époque. Parmi les voix populistes qui s’élèvent en Géorgie, en Alabama ou en Louisiane pour revendiquer une alliance, sous la bannière de l’égalité et de la justice sociale, de tous les travailleurs sans inégalités raciales, la plus connue reste celle de Thomas E. Watson. Dans deux textes de 1892, « The Negro Question in the South » et « Fair Play Irrespective of Color », il insiste sur la responsabilité de la classe dirigeante dans la production des frontières raciales et sur les intérêts communs des travailleurs blancs et noirs : ces mêmes intérêts qui doivent pousser les travailleurs blancs à défendre la reconnaissance des droits politiques pour les Noirs. Le même Watson sera, en 1896, candidat à la vice-Présidence des États-Unis dans un ticket avec le porte-parole du Parti démocrate, William Jennings Bryan : une alliance politique contre-nature, du fait que les démocrates sont pro-ségrégationnistes dans le Sud et y défendent la « suprématie blanche ». Cette alliance libérera la parole raciste qui subsistait dans les rangs du People’s Party et, pour la petite histoire, le même Watson « virera » de manière xénophobe à partir des années 1910, en s’en prenant aux immigrants chinois et aux juifs (affaire Leo Frank en 1913).

En ce qui concerne la tradition populiste latino-américaine, les choses sont tout aussi complexes. Tous les leaders populistes latino-américains, entre les années 1930 et 1960, font l’éloge de leurs travailleurs nationaux : il y a une forte dose de patriotisme et de nationalisme dans leur propos. Mais qu’on ne se méprenne pas : cela ne va pas de pair avec la construction de l’étranger comme « bouc émissaire ». Les pays latino-américains de l’époque, l’Argentine péroniste en premier lieu, ont une forte politique d’ouverture à l’immigration, qui doit nourrir l’effort de modernisation économique nationale. Deuxième point important : dans l’éloge du travailleur national, porteur des traditions et des vertus ancestrales (comme le « gaucho » argentin), le leader populiste construit surtout une opposition à l’impérialisme. Comme le résume brillamment Perón, « la cause du travailleur argentin est la cause de tous les travailleurs opprimés par les impérialismes », que ce soit le capitalisme américain ou le communisme soviétique.

(VE) : Essayons de voir ce qui permet d’aller au-delà de l’anathème s’agissant du populisme et, surtout, d’explorer s’il peut être autre chose qu’une lecture symptomale ou une caractéristique de crise. Vous dites, contre les préjugés les plus tenaces, que là où il a été le plus implanté de manière organique, le populisme aura été un modèle cohérent d’action publique ayant structuré des politiques de citoyenneté sociale de lutte aux inégalités. Vous soutenez aussi que le populisme est une sorte d’alchimie entre tradition et modernité ayant permis à des catégories sociales délaissées par une modernité asynchrone[5] et élitaire de gagner en dignité. On est ici loin d’une conception des catégories populaires et ouvrières comme des groupes culturels, idiots et passifs, ou versés dans l’irrationnel, la déraison et le passionnel, comme les théories politiques dominantes ont tendance à les réduire. Cela mérite qu’on s’y arrête et qu’on en retrace le schème généalogique. D’autant plus qu’en vous lisant, on saisit que les formes de démocratie auxquelles votre analyse du populisme est attentive ne sont pas tant celles qui cherchent à corriger les limites du modèle représentatif, mais davantage celles qui donnent à voir un droit de préemption populaire sur la conception et la réalisation des politiques sociales. Pourriez-vous élaborer un peu plus pour notre lectorat ?

(FT) : La démocratie s’est institutionnalisée au XIXe siècle sur la base d’une croyance partagée des élites politiques autour de l’irrationalité politique du peuple. La forme du gouvernement représentatif répond, en tant qu’aristocratie élective, à ce jugement élitaire sur l’incapacité de jugement des classes populaires ou, plus précisément, des non-propriétaires. L’histoire du populisme en Amérique latine nous montre autre chose. Les régimes nationaux-populaires ont mis en place un autre modèle de république. Ce modèle n’avait pas pour vocation de corriger les limites des démocraties représentatives : tout au contraire, il investissait la représentation d’une signification utopique et d’une ambition démesurée. Le leader populiste tirait de l’élection au suffrage universel, et de sa lutte contre les irrégularités électorales, sa légitimité politique auprès du peuple ; il tendait à incarner la représentation de manière charismatique, en faisant de l’élection l’enjeu de la visibilisation et de la dignification d’un ensemble de groupes sociaux subalternes renvoyés à la déraison. Par ailleurs, ce n’est que dans les néo-populismes « participatifs » des années 2000 (Chavez, Morales, Correa) que des dispositifs de démocratie participative et délibérative sont introduits dans les quartiers populaires. Mais attention : non pas pour lutter contre les limites de la démocratie représentative, mais pour bâtir une démocratie radicale – la « démocratie protagoniste » de la Constitution bolivarienne de 1999 – fondée sur l’égalisation des capacités politiques : autrement dit, sur la prise en compte des classes populaires, traditionnellement renvoyées à l’illégitimité, à l’invisibilité et à l’irrationalité, comme des sujets politiques à part entière, à l’instar des classes dirigeantes.

L’histoire du populisme en Amérique latine est l’histoire de cet approfondissement de la démocratie. Tout en renforçant la relation de représentation par son idéalisation et son incarnation par le chef, le populisme a ouvert une brèche dans les républiques latino-américaines en y faisant apparaître, pour la première fois, la dignité politique des classes populaires. Dans les régimes populistes classiques, comme le péronisme, ce sont les syndicats qui se chargent de cette activité de subjectivation des groupes subalternes, au fur et à mesure qu’ils se voient associés à l’État dans la création de nouveaux droits sociaux liés au travail. Dans les régimes néo-populistes, comme le chavisme, au Venezuela, ce sont les comités de quartier qui accomplissent cette fonction. Dans les deux cas, on a affaire à une dynamique extrêmement ambivalente. Le renforcement de la relation de représentation pousse le représentant, qui incarne le désir de démocratie du peuple, dans une position de supériorité politique absolue : ce personnalisme charismatique deviendra de plus en plus autoritaire. De l’autre côté, les politiques sociales mises en œuvre, en se fondant sur l’expression par le peuple lui-même de ses besoins et de ses aspirations démocratiques, pousseront les classes populaires à se subjectiver politiquement. Bien évidemment, les deux dynamiques finiront par entrer en contradiction, lorsque ce droit de préemption que les classes populaires organisées revendiquent sur la définition des politiques publiques entrera en collision avec l’évolution semi-autoritaire de l’État.

(VE) : Poursuivons si vous le voulez bien sur la question de l’indétermination qui semble grever à la fois l’analyse et l’usage du mot populisme. L’idée dominante qui associe le populisme à un simulacre ou à une perversion de la démocratie en se jouant d’un peuple immature n’est-elle pas le revers, comme le dit le philosophe Guillaume Sibertin-Blanc[6], d’un méta populisme d’État qui n’offre comme horizon restreint et limitatif qu’un pôle opposé se résumant à l’État de droit ? N’y’a-t-il pas ici quelque chose de paradoxal : une acception anti-politique du politique[7] au prétexte que le populisme minerait les médiations de la démocratie libérale ?  

(FT) : Tout à fait. Le renvoi du populisme à l’anti-politique, qui est courant chez les analystes et commentateurs contemporains, trahit leur propre vision de la politique : la politique devrait exclure ex principio la conflictualité populaire, que celle-ci soit réelle ou que le leader populiste la politise, ou encore qu’elle soit fantasmée dans le discours du démagogue cherchant à flatter les bas instincts de l’électorat contre l’establishment. La politique dont procède l’accusation « anti-politique » du populisme est une politique sans le peuple : c’est l’« agoraphobie » dont parle le politiste Francis Dupuis-Déri[8]. C’est une politique conçue contre l’hypothèse – qui serait scandaleuse pour elle, comme l’a montré Jacques Rancière – de l’égalité des titres à gouverner, qu’on voit à l’œuvre dans le tirage au sort, dans les pratiques d’autogouvernement (comme les assemblées populaires) ou encore, pour ce qui me concerne, dans les politiques publiques des populismes latino-américains, qui introduisent ce droit de préemption des classes populaires sur l’action de l’État. Or, bien sûr, les tenants de la dimension anti-politique du populisme pourront toujours se baser sur une possible – et dans certains cas, bien réelle – fragilisation des médiations libérales : j’ai évoqué plus haut les transformations possiblement autoritaires du populisme en Amérique latine. Mais ils n’insisteront jamais sur le fait que le populisme exprime toujours une conflictualité démocratique : une volonté de sujets politiquement et socialement invisibles de se penser en sujet démocratiques. Cette conflictualité est l’une des dimensions centrales de la démocratie, qui ne se réduit guère au gouvernement représentatif libéral (l’horizon du politique de ceux qui déplorent le caractère anti-politique du populisme). C’est d’ailleurs cette même conflictualité qui a permis historiquement d’approfondir la démocratie, entre le XIXe et le XXe siècle : autre point aveugle de ceux qui rejettent le populisme comme une déraison démocratique, en faisant comme s’il fallait préserver l’ordre démocratique, que le populisme conteste, de toute critique possible. Alors que cette critique est sa raison d’être fondamentale !

(VE) : Terminons sur la question des alliances. Comment fédérer les demandes démocratiques en une volonté collective pour construire un « nous » de gauche, un « peuple » aussi pluriel, composite et hétérogène que possible ? Comment réunir des mobilisations aussi différentes que les luttes ouvrières, LGBTQ+, des Autochtones et des personnes migrantes et exilées?

(FT) : C’est toute la question des populismes de gauche aujourd’hui. À l’instar des populismes historiques, leur dynamique politique renvoie à la convergence de revendications démocratiques hétéroclites, portées par des groupes sociaux aux intérêts hétérogènes et parfois même divergents. En tant qu’idéologie contestataire, le populisme propose une agrégation minimaliste : peuple vs élite. Les revendications démocratiques s’allient par leur commun appel à un peuple souverain qui doit refonder la démocratie contre une élite qui l’a dénaturée. La grammaire des droits a été historiquement sous-jacente à cet appel du peuple contre l’élite : refonder la démocratie sur la base des droits – civiques, sociaux, culturels, sexuels, etc. – niés dans une république « par les élites et pour les élites ».

Cette même grammaire permet aujourd’hui de faire converger des causes aussi différentes que les luttes ouvrières, les mobilisations LGBTQI+ ou les mouvements des migrants : toutes ces luttes sociales cherchent à bâtir des droits qui ont été perdus ou qui restent à conquérir, en élargissant le spectre de la citoyenneté et en le portant au plus loin de sa réduction stato-nationale. Or, dans les revendications sociales contemporaines, il y en a certaines qui prennent une forme identitaire. Un conflit est donc à prévoir, au sein de cette possible convergence populiste des luttes, entre des mouvements qui se pensent en termes de « droit à avoir des droits » (comme les mobilisations ouvrières contre le recul de l’âge de la retraite, les mouvements des jeunesses contre la précarisation néolibérale ou les mobilisations des sans-papiers) et des luttes qui se pensent en termes de reconnaissance identitaire (les mouvements LGBTQI+, les mouvements autochtones, etc.). Le peuple du populisme est un peuple soluble dans des revendications universalistes de droits, et jamais assignable à une identité concrète : le faire, ce serait justement empêcher cette convergence de revendications hétérogènes qui fait toute sa dynamique.

Entretien réalisé par Mouloud Idir et Chedly Belkhodja


[1] Federico Tarragoni suit et prolonge ici les analyses du politiste québécois Francis Dupuis-Déri élaborées dans Démocratie. Histoire politique d’un mot. Aux États-Unis et en France, Montréal, Lux Éditeur, 2013.

[2] Sandro Mezzadra, Brett Neilson, Border As Method, Or The Multiplication of Labor, Durham, Duke University Press, 2013.

[3] Etienne Balibar, Cosmopolitiques. Des frontières à l’espèce humaine, Paris, La Découverte, 2022.

[4] Federico Tarragoni, Émancipation, Paris, Anamosa /Coll. Le mot est faible, 2021.

[5] Lire cet important sociologue argentin qui a forgé cette expression : Gino Germani, Politique, société et modernisation, Paris, Duculot, 1972.

[6] Guillaume Sibertin-Blanc, « Du simulacre démocratique à la fabulation du peuple : le populisme minoritaire », Actuel Marx, Vol. 54, No. 2, 2013, pp.71-85.

[7] Par le fait d’éluder le caractère inachevé et historique de toute démocratie.

[8] Federico Tarragoni fait ici référence à ce livre : Francis Dupuis-Déri, La peur du peuple. Agoraphobie et agoraphilie politiques, Montréal, Lux Éditeur, 2016.


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