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Le sociologue et historien Jean Beaubérot autour du livre La laïcité falsifiée
Publié le 2 juin 2014Par : Jean Baubérot
Jean Baubérot est professeur émérite de la chaire Histoire et Sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études, EPHE. Il a fondé le Groupe Sociétés, Religions, laïcités (CNRS-EPHE), dont il est toujours membre
Dans cet entretien, l’historien Jean Baubérot [1] analyse avec minutie et rigueur les mécanismes de la «nouvelle laïcité» en vogue en France, et qu’il va jusqu’à qualifier de «falsifiée». Il montre que, pour promouvoir la laïcité de façon plus égalitaire, il faut oser mettre en cause les structures dominantes de la société elle-même. Son livre, La laïcité falsifiée[2], propose enfin un «programme républicain pour refonder la laïcité» et une libération par rapport aux cléricalismes d’aujourd’hui, grâce à la recherche d’un art de vivre qu’il nomme la «laïcité intérieure».
Vivre ensemble (V.E.) : Dans votre ouvrage, en vue d’illustrer ce que vous appelez le changement de cible et de sens assigné à la laïcité par certains acteurs politiques, vous dites que l’on procède à une forme d’hypertrophie de ses fondements principiels. Merci de préciser votre propos.
Jean Baubérot (J.B.) : La laïcité française a été établie par un ensemble de lois, portant sur la laïcisation de l’école publique et instaurant diverses libertés (divorce, funérailles, etc.) datant des années 1880 et la loi de séparation des Églises et de l’État (décembre 1905). Avec ces lois, la puissance publique devenait religieusement neutre pour pouvoir être un arbitre impartial entre les différentes convictions et la société politique n’était plus dominée par des autorités religieuses.
Par ailleurs, toute discrimination pour raison de religion était abolie et les Églises devenaient indépendantes de l’État. Schématiquement, on peut dire qu’il y avait, à la fois, liberté de religion et liberté face à la religion. La liberté de conscience devenait une liberté publique.
Depuis le début du XXIe siècle, et particulièrement pendant les années de la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012), deux dérives se sont produites. D’abord, on a diminué la consistance de la séparation, en insistant notamment sur les origines chrétiennes de la France et en majorant la place du catholicisme dans l’identité française. Le politique, n’arrivant plus à se projeter dans l’avenir, a cultivé la nostalgie du passé.
Ensuite, on a doublement hypertrophié la neutralité, en se focalisant sur le vêtement et non sur le comportement, et en étendant cette notion à certains lieux de l’espace public. En fait, sur ce point, un engrenage s’est produit à partir de la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école publique.
Depuis le retour de la gauche au pouvoir (mai 2012), le processus de séparation a été relancé, notamment par l’instauration de la possibilité du mariage entre personnes de même sexe et l’ouverture d’un débat sur la fin de vie. Mais cela suscite de très vives oppositions qui montrent que certains pensent encore que la France doit se soumettre à des normes catholiques. Et sur la neutralité, où l’islam se trouve surtout visé, la gauche est divisée et peine à prendre un tournant par rapport aux interdits sarkozistes. Cela montre que fleurit une « nouvelle laïcité », identitaire et culturelle, marquée à droite, voire à l’extrême droite. En effet, Marine Le Pen, la leader du Front National, se proclame la championne de la laïcité. Personne, en 2004, quand l’engrenage s’est enclenché, ne pouvait penser qu’on en arriverait là!
V.E. : On comprend, en vous lisant, que le terme de laïcité résonne dans les affects comme un projet positif et émancipateur. Pourtant, vous montrez que l’on procède de plus en plus à un réductionnisme par rapport au sens philosophique de la laïcité. Expliquez-nous ce qui rend cela acceptable.
J.B. : Le constat d’un réductionnisme dans l’usage social du terme « laïcité » en France n’est pas seulement effectué par des sociologues, tel moi-même et d’autres, il transparait jusque dans des documents officiels. J’en citerai deux. D’abord, le rapport de la mission sur l’enseignement de la morale laïque, commandité par le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, et remis en avril 2013. Ce rapport met en cause « un déficit de formation sur la signification des principes de laïcité et de neutralité » et « une évolution qui, depuis la loi du 15 mars 2004 [interdisant les signes religieux ostensibles à l’école publique], a vu insensiblement glisser la laïcité du côté des devoirs des élèves », et non de la garantie de leurs droits. Ce propos est d’autant plus remarquable qu’un des trois signataires du rapport est Rémi Schwartz, le rapporteur de la commission Stasi, qui a proposé cette loi.
Ensuite, le Point d’étape sur les travaux de l’Observatoire de la laïcité, organisme rattaché au Premier Ministre. Dans l’introduction de ce rapport, publié en juin 2013, le président de l’Observatoire, Jean-Louis Bianco, indique : « La laïcité apparait trop souvent, depuis une vingtaine d’années, comme un principe d’interdits et de restriction aux libertés, ce qu’elle n’est pas. »
Mais ces rapports se bornent à un constat, sans s’interroger sur le paradoxe que vous signalez. Selon les analyses que j’ai pu faire, ce paradoxe a deux causes principales. La première provient de l’anticléricalisme issu du « conflit des deux France », et qui a existé à partir de la Révolution française. Le refus de la modernité par le catholicisme intransigeant (cf., par exemple, le Syllabus) a produit une sorte de schéma mental où on pense que la religion opprime les consciences et que l’émancipation s’effectue grâce à une prise de distance envers la religion. Soit une prise de distance totale, soit au moins l’adoption d’une « religion éclairée », celle qui a triomphé avec Vatican II. Or le renouveau religieux actuel apparait privilégier une forme stricte de religion.
La seconde raison, encore plus fondamentale, est que le terme « laïcité » constitue un mot honorable qui sert à masquer des idées, beaucoup moins honorables, de repli identitaire, de refus des immigrés (avec une confusion entre immigrés et musulmans), une digue pour que la France soit monoculturelle face au fantasme d’un pseudo envahissement de l’islam.
V.E. : Vous appelez à un débat permettant à la fois de refonder un sens plus émancipateur à une conception républicaine de la laïcité et de lier ce projet à d’autres luttes contre la domination et l’injustice. Lesquelles?
J.B. : La Constitution de la République française indique que celle-ci est « indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Cela signifie que le caractère « laïque » de la France doit être relié aux trois autres caractéristiques républicaines. Examinons-les rapidement.
- La République est « indivisible », et non « une et indivisible » comme certains l’énoncent trop souvent. Le « Une » était dans la Constitution jacobine de 1793, et aussi bien la Constitution de 1946 que l’actuelle, promulguée en 1958, ont enlevé ce terme. Donc, la République est diverse, doit tenir compte de sa diversité. Ceci dit, elle n’est pas divisible pour autant et les mêmes lois doivent exister sur l’ensemble du territoire. Or ce n’est pas le cas, et ni la loi Ferry laïcisant l’école publique ni la loi de séparation de 1905 ne s’appliquent dans l’est de la France, en Alsace-Moselle. Ainsi on prône dans la laïcité dominante, en fait, une République uniformisante, mais divisible.
- Ensuite, la République est « démocratique ». Or les philosophes dits « républicains », en fait jacobins, opposent depuis 1989 « république » et « démocratie ». En réalité, en limitant indument la liberté d’expression religieuse, la laïcité dominante est peu démocratique et fait courir un danger à l’ensemble des libertés publiques en France. Libertés publiques que la IIIe République avait instaurées, en même temps que la laïcité.
- Enfin, la République est « sociale » et donc la laïcité doit aller de pair avec la recherche d’une plus grande justice sociale et la lutte contre les discriminations. En particulier, elle ne doit pas contribuer à mettre au chômage des femmes (comme elle le fait quand elle veut multiplier les interdictions professionnelles au nom d’une pseudo neutralité) ni les désocialiser (ce qui se passe quand on interdit à des mères de famille voilées de participer aux sorties scolaires).
À partir de la loi de 2004, il s’est produit un engrenage où une conception religieuse de la laïcité l’a sacralisée et, donc, l’a transformée en son contraire. Elle devient une véritable religion civile, aussi religieuse que la religion civile américaine, même si son contenu est séculier.
V.E. : Le débat se complique quand on voit que l’on attend de l’État qu’il aille jusqu’à forcer la sécularisation de la société. Que décelez-vous quand vous parlez de désenchantement de la sécularisation?
J.B. : Oui, il s’est produit une véritable confusion entre laïcité et sécularisation. Pourtant la loi de 1905 n’a rien changé quant à la sécularisation de la société : dans les régions où la religion conservait une influence sociale, comme la Bretagne ou d’autres, celle-ci a subsisté. Presse, patronages, mouvements de jeunes ou d’adultes, syndicats chrétiens et autres ont continué d’encadrer la vie des « fidèles ». La sécularisation s’est surtout produite après la Seconde Guerre mondiale et notamment dans les années 1960, à un moment où la laïcité française a été on ne peut plus accommodante, puisqu’elle a financé les écoles confessionnelles passant contrat avec l’État. L’encadrement religieux dont je viens de parler s’est alors déstructuré. Ce fut l’époque de la sécularisation triomphante.
Dans les années 1980 s’est déstructuré parallèlement l’encadrement communiste qui comportait un réseau de sociabilité analogue à celui de l’Église catholique. On voit déjà là un désenchantement à l’égard d’un idéal séculier. Et plus largement, les grands récits politiques ont été de moins en moins crédibles. Par ailleurs, les institutions séculières, qui étaient devenues dominatrices et rebelles à la critique, comme l’école ou la médecine, ont été contestées par Mai 68. L’utopie de Mai 68 s’est désenchantée, mais sa contestation des institutions a progressivement fait tache d’huile. Ainsi, en 2002, une loi a garanti les « droits du malade », sortant l’institution médicale de la logique « une confiance (celle du malade) et une conscience (celle du médecin) ».
Plus généralement, un double mouvement d’individualisation et de massification s’est produit. D’une domination verticale, par des clercs profanes, on est passé à une domination horizontale, une domination mimétique, induite par une consommation de masse, formatée, standardisée. Cela induit des recompositions identitaires (religieuse, culturelle, d’âge, d’orientation sexuelle) où, d’une façon nouvelle, le convictionnel est perçu par l’individu comme une ressource, voire un recours, y compris dans les institutions séculières. Croire que l’on est toujours au temps de l’institution triomphante est du passéisme. D’ailleurs, on développe souvent alors un rapport religieux aux Lumières, sacralisation d’un événement historique qui était neuf à l’époque, mais, maintenant, qui date d’il y a trois siècles!
V.E. : Une nouvelle notion de « neutralité » de l’État à l’égard des religions suscite depuis quelques années la plus grande confusion. On rencontre des points de vue qui ont tendance à confondre ordre de l’État et espace public. Il y a une volonté que la rue prolonge l’espace d’État. Qu’est-ce que cela nous dit de l’État et de la république? Surtout en contexte néolibéral?
J.B. : Oui, c’est une forte différence avec 1905. Lors des débats de la loi de séparation, deux aspects de l’espace public ont été bien distingués. D’abord, ce qui représente le « commun », la collectivité tout entière dans cet espace. Les monuments, par exemple. À ce sujet, il a été décidé que « désormais » (car on n’allait pas enlever les monuments existants), il n’y aurait pas d’emblèmes religieux sur les monuments publics ou dans l’espace public, « à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépultures dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou des expositions » (article 28). En revanche, et cela a été explicitement dit, par Aristide Briand, les emblèmes religieux individuels étaient autorisés dans l’espace public. Aussi bien des vêtements comme le port de la soutane que des enseignes de magasins ou des calvaires propriétés privées.
On devrait être encore plus libéral aujourd’hui où la notion de « société civile » a pris une grande importance, et où il est clair qu’en démocratie l’espace public est celui du libre débat de la société civile. Mais c’est l’inverse, et comme vous le soulignez, cela conduit à livrer entièrement l’espace public à la société marchande, comme si l’expression légitime par excellence était la publicité, les manifestations ostensibles des marques, etc., bref, ce qui n’a pas de sens autre qu’être source de profit. Cela signifie une imposition d’un formatage social qui est un véritable totalitarisme d’extrême centre. Il faut vraiment être à la fois socialement, culturellement naïf et obsédé par le religieux pour accepter une telle normalisation.
V.E. : Se pose donc à nous le défi de penser cet enjeu dans une sorte de programme de liberté intellectuelle qui devrait consister à libérer les individus à la fois de l’éducation par l’État et de l’éducation par « la communauté religieuse ». En quoi votre proposition réflexive dite de « laïcité intérieure » peut nous prémunir face au dogmatisme : qu’il soit d’essence religieuse, viscéralement antireligieux ou autre?
J.B. : La laïcité intérieure, c’est d’abord en finir avec l’illusion que la pensée, le débat, se passent dans un vide culturel et social où chacun serait libre. La situation de départ est l’imposition d’une pensée (d’une non-pensée plutôt) empreinte d’évidences socialement imposées. La communication de masse impose la manière de poser les questions, ce qui, bien sûr, canalise les réponses. Des stéréotypes sont répétés à satiété, avec la force que leur donne un système marchand ultra capitaliste. Sur la laïcité, cela fait un quart de siècle que j’indique, par exemple, qu’il est faux de prétendre qu’en France l’enseignement est « laïque, gratuit et obligatoire ». Il y a une obligation de l’instruction, un enseignement public gratuit et laïque… et des écoles confessionnelles financées à 80 % sur fonds publics quand elles passent contrat avec l’État. Cela n’est pas du tout la même chose, mais le stéréotype continue de circuler partout, comme si de rien n’était!
La laïcité intérieure consiste donc d’abord à prendre ses distances avec ces cléricalismes implicites qui vous imposent des schèmes mentaux. Il faut casser des impensés, repérer des angles morts, et avoir parfois le courage de penser contre, voire même de penser seul. Et comme on ne peut le faire de façon pertinente dans tous les domaines, il faut savoir que, dans bien des cas, on ne sait pas. Il est préférable de dire « Je ne dispose pas de sources personnelles qui me permettent de penser cette question à distance des discours dominants », plutôt que s’indigner en chœur, dans une communion de religion civile. Il n’est pire moralisme que l’indignation morale collective dispensant d’une analyse rigoureuse.
V.E. : Une question sur le Québec pour finir. Le récent projet de loi 60 du Parti québécois visait à superposer à la Charte des droits et libertés de la personne une loi que constituerait la Charte de la laïcité. Qu’est-ce que cela suscite comme réflexion de fond chez vous?
J.B. : Je suis davantage un observateur du débat québécois qu’un acteur engagé dans ce débat. Comme observateur, j’ai été frappé par la transformation de la laïcité en religion civile qui s’est manifestée au moment où le contenu de la Charte a été dévoilé. J’étais alors au Québec, et, dans les journaux, dans le métro, il y avait de grandes pancartes publicitaires qui énonçaient que « nos valeurs » québécoises, égalité homme-femme (et pas femme-homme d’ailleurs, sauf erreur), laïcité… c’est « sacré », tout comme la synagogue, l’église, la mosquée. Voilà un propos qui n’a rien de laïque en ce sens que, d’une part, on impose une interprétation implicite de principes, comme s’ils n’avaient qu’un sens unique, celui que leur donne le gouvernement. Donc, on instrumentalise ces principes et on les transforme en dogmes d’État. Ensuite, on en fait des principes spécifiquement québécois, ce qui est une perspective xénophobe. Mais toute religion civile a deux faces : l’imposition d’une inclusion, sans possibilité de critique interne, et l’exclusion de l’autre. Dès lors, on est dans un engrenage où il y a de plus en plus de surenchères. En France, on en est au fait que l’extrême droite affirme être la championne de la laïcité, sans que cela paraisse ridicule. C’est un chemin dangereux!
Entretien réalisé par Mouloud Idir.