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Abdellali Hajjat sur son livre La Marche pour l’égalité et contre le racisme

Publié le 2 janvier 2015
Par : Abdellali Hajjat

Abdellali Hajjat est sociologue, maître de conférences en science politique à l’Université Paris-Ouest Nanterre et membre de l’Institut des sciences sociales du politique

De nombreux groupes anti racistes ont souligné en France, à l’automne 2013, une date importante. Pour rappel, le 15 octobre 1983, une trentaine de personnes entamaient à Marseille une Marche pour l’égalité et contre le racisme. Un mois et demi plus tard, après avoir traversé une partie de la France, les marcheurs étaient plusieurs dizaines de milliers dans les rues de Paris et une délégation était reçue à l’Élysée par le président de la République, François Mitterrand. Au-delà du succès médiatique, la marche a-t-elle vraiment fait avancer l’égalité et la lutte contre le racisme? Cet entretien avec le sociologue Abdellali Hajjat[1] nous aide à mieux comprendre le sens de cet évènement.

Vivre ensemble (V.E.) : Nous aimerions savoir comment présenter la Marche pour l’égalité et contre le racisme à un public non français. En quoi cette expérience de lutte de classes au sein de l’univers populaire issu de l’immigration est-elle importante à faire connaitre au public québécois?

Abdellali Hajjat (A.H.) : Elle est importante parce qu’il s’agit de la première grande mobilisation des enfants d’ouvriers immigrés postcoloniaux. Jusqu’en 1983, l’immigration, dont la maghrébine, était perçue comme un phénomène temporaire, représenté par la figure du travailleur célibataire et sans enfants (ce qui occultait notamment la présence féminine) appelé à retourner dans son pays d’origine. La Marche fait apparaitre l’existence de familles entières et pulvérise le mythe du retour des immigrés, mythe dont l’État français, l’État d’origine et les immigrés eux-mêmes partageaient la croyance. Un des slogans de la Marche était « J’y suis! J’y reste! » : Il faut souligner ici qu’en contexte migratoire le refus de l’égalité se traduit par la remise en cause de la légitimité « présentielle » de l’immigration postcoloniale (elle n’est pas  « chez elle »). Initiée dès les années 1960 pour endiguer l’immigration algérienne, la politique de « maîtrise des flux migratoires » s’est, depuis, élargie à d’autres nationalités et s’est poursuivie en se durcissant jusqu’à violer les droits humains les plus élémentaires des étrangers non communautaires : droit à la vie de famille, au travail, à la santé, etc. Si les étrangers sont les premières cibles de cette « délégitimation présentielle », les enfants nés en France de parents étrangers, qui deviennent automatiquement français à leur majorité grâce au principe du droit du sol, sont aussi l’objet d’une attention particulière.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la Marche est lancée  au début des années 1980 : cette période correspond à un pic dans le nombre de crimes racistes en France. Après la guerre d’Algérie, la violence raciste atteint une ampleur sans précédent. Ainsi, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) recense 104 crimes à caractère raciste entre 1971 et 1979. Mais le niveau de violence des années 1970 est lui-même dépassé par celui de la décennie 1980 : le ministère de l’Intérieur enregistre 225 blessés (dont 187 Maghrébins) et 24 morts (dont 22 Maghrébins), entre 1980 et 1989, sachant que ces chiffres sont sans doute sous-estimés en raison du système de comptabilisation policier. Selon les informations de la presse généraliste et militante, on comptabiliserait 157 crimes racistes contre des Maghrébins entre 1980 et 1989, et au total, on dénombrerait 203 Maghrébins tués pour motif raciste entre 1971 et 1989.

V.E. : Vous présentez cet événement comme le « Mai 68 » des enfants d’immigrés postcoloniaux. Qu’est-ce que cette catégorie de la population française cristallise comme critique sociale?

A.H. : Il serait abusif de comparer la Marche à Mai 68 stricto sensu, puisque l’ampleur des deux mobilisations, leur contexte historique, le profil des acteurs concernés, leur rapport avec le pouvoir politique, entre autres, sont très différents ou sans commune mesure. Si une comparaison peut être faite, c’est uniquement du point de vue des alliances improbables entre des acteurs hétérogènes et de la prise de parole généralisée. En ce sens, la Marche se situe dans le sillage des années 1968, où s’expérimentent des collaborations et des confrontations entre habitants des quartiers populaires, militants immigrés, mouvements antiracistes et intellectuels engagés.

C’était par exemple le cas du temps de l’affaire Djellali Ben Ali (crime raciste de 1971), où s’allièrent des habitants du quartier de la Goutte d’Or, à Paris, les militants arabes des comités Palestine puis du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), des militants d’extrême gauche et des intellectuels. La configuration politique et sociale du temps de la Marche permet aussi une alliance entre des jeunes de banlieues, des militants antiracistes, des membres du gouvernement et des journalistes. Cette alliance conjoncturelle est d’autant plus extraordinaire qu’elle ne s’est pas reproduite depuis, notamment lors des rébellions urbaines et des mobilisations des quartiers populaires durant les années 1990 et 2000.

De manière générale, les rébellions urbaines des Minguettes et les mobilisations ultérieures relèvent d’une « crise du consentement  » et d’une « rupture d’allégeance » à la domination exercée par les autorités de l’État en général, et les forces de police en particulier. Cette rupture d’allégeance est au cœur des multiples formes de socialisation politique au travers de la Marche et de ses suites.

V.E. : En quoi les solidarités auxquelles cet évènement a donné lieu permettent de penser différemment le rapport entre le groupe national majoritaire et les « autres »? Quel a été sur ce plan le rôle des chrétiens socialement engagés ou d’une organisation antiraciste comme la Cimade?

A.H. : Les chrétiens de gauche ont joué un rôle primordial dans la mobilisation. On peut même dire que, sans la Cimade, la Marche n’aurait pas eu lieu. Mais ils ne représentent qu’une partie d’un mouvement associatif, héritier des années 1968, qui soutenait massivement les « damnés de la France » : GISTI, ASTI, MRAP, LDH, etc. Ces militants de soutien étaient en quelque sorte des « passeurs », puisqu’ils avaient un pied dans le groupe majoritaire, dont ils étaient issus, et un autre chez les groupes minoritaires, au travers de l’action sociale auprès des déshérités. Cette alliance entre minoritaires et majoritaires marginaux est une particularité du « souffle de 68 » : les barrières sociales, sexuelles et raciales sont surmontées par le militantisme pour l’égalité réelle.

Cependant, certains militants de soutien chrétiens ont aussi été critiqués par des militants immigrés pour leur « paternalisme ». Il existait en effet parfois une dimension misérabiliste dans leur logique d’engagement, ce qui posait des problèmes en termes de partage de pouvoir et de prise de décision dans les mobilisations. Les mouvements autonomes de l’immigration sont ainsi redevables à leur soutien pour la légitimation de leur cause, mais ils ont aussi critiqué leur emprise dans les structures associatives, syndicales et politiques.

V.E. : Votre livre nous donne à voir comment les enfants d’immigrés se pensent. Expliquez-nous comment cette forme de subjectivation heurte l’image de jeunes délinquants régnant en bandes dans des quartiers dépeints par les discours dominants comme des territoires de non-droit.

A.H. : Les marcheurs sont des enfants des classes populaires. Ce n’est pas nouveau : les classes populaires ont toujours été représentées comme des « classes dangereuses » dans les discours politiques et médiatiques dominants. Les marcheurs des Minguettes (quartiers de Vénissieux) ont été particulièrement touchés par l’image d’eux que les médias ont construite lors des rébellions urbaines de 1981 et 1983. Le « jeune de cité » (ou des banlieues) était naturellement dépeint comme « délinquant », « fauteur de trouble » et une « menace pour la République ». Le racisme de classe s’articulait avec le racisme anti-arabe, puisque les discours politico-médiatiques ont racialisé les rébellions urbaines : alors que les rebelles étaient variés (Français, Italiens, Portugais, Algériens, harkis, etc.), ils les ont réduits à l’image de l’« Arabe violent ».

Conscients de la puissance de ces représentations, les membres de l’association SOS Avenir Minguettes, initiateurs de la Marche, sont parvenus à inverser temporairement l’image négative qui leur collait à la peau, grâce à l’utilisation des outils classiques de l’action collective. En particulier la grève de la faim, qui permet de « désarmer » la police symboliquement, puisqu’elle ne peut plus utiliser ses armes de répression. Le passage d’une rébellion violente à une action collective non violente est l’illustration d’une subjectivation politique qui a embarrassé les pouvoirs de l’époque.

V.E. : En analysant les archives, notamment policières, dites-nous quelle représentation se faisaient les acteurs institutionnels de ces jeunes et de cette Marche pour l’égalité et contre le racisme. Votre livre laisse entrevoir une lecture instillant un point de vue assimilant cette Marche à une « demande » d’intégration et d’assimilation.

A.H. : Les marcheurs formulaient essentiellement trois revendications, toujours d’actualité : égalité devant la justice et la police, égalité dans l’accès au logement et égalité dans le marché du travail. Ces griefs sont de nature politique, mais les acteurs institutionnels ont participé à culturaliser le débat : finalement, l’enjeu n’était pas l’égalité des conditions, mais la promotion d’une identité culturelle « beur »[2]. Cela s’explique par la puissance du paradigme de l’intégration pour réguler les populations immigrées en France. Toutes les politiques publiques liées à l’immigration sont cadrées par le concept d’intégration-assimilation[3]. Ce cadrage intégrationniste a donc favorisé une dépolitisation[4] des enjeux posés par la Marche.

V.E. : Vous semblez dire que des modes de sociabilité sont dépeints par le prisme religieux.

A.H. : La question de l’islam n’est pas encore centrale dans l’espace public français pendant la Marche en 1983. Mais elle le devient rapidement lors des grèves ouvrières de l’automobile contre les licenciements des travailleurs immigrés. C’est l’acte inaugural de la construction du « problème musulman »[5], puisque des conflits de classe sont interprétés à l’aune d’un conflit religieux. Selon le gouvernement, le patronat et certains médias, ces grévistes auraient été des « intégristes chiites » ou des « fondamentalistes » musulmans. Se met en place un processus de racialisation religieuse, c’est-à-dire une grille de lecture de la réalité qui réduit une population à sa supposée appartenance religieuse musulmane. Or, cette racialisation est aussi une forme de stigmatisation et de disqualification : les travailleurs immigrés ne sont plus des travailleurs dignes de ce nom et, en vertu de leur altérité, ne doivent plus être soutenus par un gouvernement socialiste qui prétendait défendre les intérêts de la classe ouvrière. Leur exclusion symbolique de la classe ouvrière justifiait leur exclusion du monde du travail et leur éventuelle expulsion du territoire.

C’est ainsi que le « problème immigré » s’articule avec le « problème musulman ». Dès lors que les immigrés postcoloniaux refusent de rester à leur place, subalterne et invisible, la tension s’élève d’un cran. Les analyses dominantes proposent une grille de lecture des conflits au travers de catégories racialo-religieuses, en décalage avec les dynamiques sociales. Ces analyses sont le symptôme d’un déni de la condition de l’immigration postcoloniale, puisqu’en l’homogénéisant et en la disqualifiant, elles ne perçoivent pas la diversité des trajectoires, des statuts sociaux, des nationalités, etc. On observe en effet une forte différenciation sociale parmi les familles immigrées venues des ex-colonies : si l’écrasante majorité fait partie des classes populaires, souvent les plus précaires, une minorité est engagée dans un processus d’ascension sociale. Ces classes moyennes et supérieures de l’immigration postcoloniale occupent des positions jusque-là inaccessibles à la génération de leurs parents dans plusieurs secteurs.

La condition de l’immigration postcoloniale est donc marquée par un double processus d’ascension sociale des plus favorisés et de déclassement des plus faibles, qui forme un clivage de classe interne et explique en partie ce que le sociologue Norbert Élias appelait les tensions entre marginaux et établis au sein de la « communauté », plus imaginée que réelle. Malgré l’accroissement des inégalités, ce groupe stigmatisé et marginal entre directement en concurrence avec les établis.

V.E. : D’un point de vue sociologique, que nous apprend cette lutte quant aux formes de mobilisations collectives, au-delà de l’enjeu de l’immigration? Et quel bilan en tirer aujourd’hui?

A.H. : La Marche révèle l’importance des alliances entre différents groupes sociaux en vue de faire avancer une cause. En ce sens, la construction d’alliances improbables est la condition sine qua non pour transformer la réalité sociale. Mais elle révèle aussi les puissants freins à la reconnaissance de la cause de l’égalité et des groupes minoritaires. Tout est une question de rapports de force qui, au-delà de la manifestation de 100 000 personnes et de son arrivée le 3 décembre 1983 à Paris, reste encore défavorable aux populations de l’immigration postcoloniale.

Plus de trente ans après la Marche pour l’égalité et contre le racisme, les aspirations exprimées par l’association SOS Avenir Minguettes et les associations de « jeunes issus de l’immigration » sont toujours d’actualité : l’égalité de traitement par la police et la justice, le droit au travail, au logement, à la citoyenneté et au séjour sont au cœur des nombreuses actions collectives qui se sont succédé après 1983. La quête d’égalité réelle et de justice sociale prend de multiples formes, qu’elles soient violentes ou non violentes, comme on a pu l’observer lors des rébellions urbaines de 2005. Celles-ci sont révélatrices de l’accroissement des tensions entre les classes sociales en France, conséquence d’une dégradation des conditions d’existence des classes populaires. Il est indéniable que la situation économique et sociale des quartiers d’habitat social s’est lourdement aggravée avec la crise du capitalisme industriel et financier, l’accroissement des inégalités, l’avènement du « précariat », l’affaiblissement de l’État social, le développement de l’économie de la drogue, etc.

Force est de constater que les classes dominantes françaises, malgré leur hétérogénéité et leurs divisions, ont répondu défavorablement à la quête d’égalité et de justice. L’appel de la Marche n’a pas été entendu. Au lieu d’ouvrir des brèches dans les structures de domination économique, politique, nationale et culturelle, l’exigence d’égalité portée par les enfants d’immigrés postcoloniaux a provoqué une crainte et un ressentiment de la part des « élites ».

Entretien réalisé par Mouloud Idir, coordonnateur du secteur Vivre ensemble au Centre justice et foi.


[1] Abdellali Hajjat est sociologue, maître de conférences en science politique à l’Université Paris-Ouest Nanterre et membre de l’Institut des sciences sociales du politique.
[2] La “culturalisation” du débat public est la source d’une grande ambiguïté : la popularisation du terme “beur”. À l’origine, « Beur » signifie « Arabe » en verlan (à l’envers) et le mot est utilisé par les enfants d’immigrés maghrébins de la région parisienne pour s’auto-désigner. Mais le terme échappe rapidement à ses inventeurs et devient une forme d’assignation identitaire. Les “Beurs” ne sont plus des Arabes : ils ne sont ni des Français à part entière ni tout à fait des immigrés, et les “bons Beurs” se distinguent des “mauvais travailleurs immigrés”. Le terme “beur” scelle la séparation symbolique d’avec la génération des parents immigrés. Au moment même où les “jeunes immigrés” font leur entrée symbolique dans l’espace public, les travailleurs immigrés sont disqualifiés symboliquement lors des grèves de l’automobile des années 1980 (Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy). Ce basculement est fondamental dans l’histoire de l’immigration parce qu’il correspond à la construction de l’opposition entre les “Beurs laïques assimilables” et les “immigrés musulmans inassimilables”.
[3] Abdellali Hajjat, Les frontières de « l’identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012.
[4] « Le racisme a besoin d’une béquille que lui fournit le principe de séparation national/étranger » Entretien avec Abdellali Hajjat. Revue Contretemps, accessible gratuitement sous ce lien : http://www.contretemps.eu/interventions/%C2%AB-racisme-besoin-dune-b%C3%A9quille-que-lui-fournit-principe-s%C3%A9paration-national%C3%A9tranger-%C2%BB-
[5] Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.

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