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Détention au Centre de prévention de l’immigration: La réalité des détenus vue par des intervenantes sociales
Publié le 2 septembre 2006Par : Anne-Marie Bellemare, Amélie Taillon
Le Centre de prévention de l’immigration à Laval (CPI), tel qu’on le connaît aujourd’hui, existe depuis près de 10 ans. Le mandat particulier de cette instance gouvernementale consiste à détenir des étrangers qui représentent un danger pour la population canadienne ou qui seraient susceptibles de se soustraire aux enquêtes et procédures de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) ou encore qui n’ont pas les documents d’identité requis pour circuler en sol canadien.
Selon les statistiques disponibles, le nombre de personnes incarcérées, en même temps, oscille entre 40 et 100, pour une moyenne de 1800 personnes par année. Ces migrants (hommes, femmes et enfants) proviennent de plus de 90 pays, de cultures et de religions différentes.
L’intervention sociale au CPI a vu ses premiers balbutiements, il y a 5 ans, sous la forme d’un projet pilote. Par la suite, une travailleuse sociale et quelques stagiaires de l’Université de Montréal se sont intégrés à l’équipe du CPI. En partageant les tâches de la vie quotidienne et en intervenant dans leur milieu de vie temporaire, la travailleuse sociale en poste et les stagiaires ont pu établir une relation privilégiée avec les prévenus2. Ils ont pu être des témoins du quotidien des personnes maintenues en détention préventive, pour mieux comprendre et cerner la conjoncture qui entoure leur processus migratoire ainsi que le vécu émotionnel qui y est rattaché. Notons toutefois que l’équipe de travail social n’est plus en poste depuis février 2006, la travailleuse sociale et la stagiaire ont effectivement remis leur démission en raison de divergence d’orientation avec la direction en ce qui a trait au type d’intervention à privilégier.
Cet article présente le processus migratoire des personnes maintenues sous garde par l’Agence des Services Frontaliers du Canada (ASFC)3 et les répercussions de cette détention sur leur vécu. Tout au long de l’article, nous aborderons différentes sphères de la vie au CPI : le parcours des migrants (de l’arrestation à la libération), le vécu émotionnel engendré par la migration et l’incarcération, les difficultés rencontrées dans le milieu de vie carcéral et le rôle des acteurs impliqués. À partir de notre expérience d’intervenantes sociales, nous tenterons de dresser un portrait sommaire des réalités vécues par les personnes mises en détention sous la législation de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), articles 55 à 61.
Nous croyons important de spécifier que bien que les conditions matérielles de détention au CPI puissent être qualifiées de fort respectables dans l’ensemble, il n’en demeure pas moins que certains aspects de la détention demeurent précaires. Nous croyons à cet égard que le Canada devrait honorer davantage sa réputation internationale de défenseur des droits des réfugiés. Nous dédions cet article au courage et à la ténacité des personnes qui ont ou qui vont transiter par le CPI.
De la liberté à la détention : parcours des personnes détenues par l’ASFC
En premier lieu, il importe de retracer les prémices des différents parcours de migration des personnes mises sous garde selon la LIPR. On remarque deux tendances marquées chez les migrants incarcérés. « Certaines personnes arrivent […] au centre directement en provenance de leur pays d’origine ou après avoir fui des persécutions et connu plusieurs jours, voire des mois, d’exil et de voyage. Ces personnes sont généralement physiquement et émotionnellement épuisées. Plus souvent qu’autrement, elles ont une connaissance minime des procédures en matières d’immigration ainsi que des us et coutumes du Canada. Leur mise sous garde est souvent un immense choc.»4
Par ailleurs, d’autres prévenus déjà au Canada vivent depuis quelques temps, souvent de façon clandestine, et sont en attente de régler leur situation d’irrégularité. Ces personnes voient différemment leur arrivée au CPI car ils connaissent les grandes lignes des coutumes canadiennes et ils sont mieux informés des procédures légales en matière d’immigration. Bien que le choc de la détention soit présent, il semble être vécu de façon un peu moins pénible par cette deuxième catégorie de personnes.
Concernant l’exécution de la procédure lors des arrestations, les agents d’immigration expliquent aux prévenus les alternatives qui s’offrent à eux ou les procédures auxquelles ils sont soumis (déportation, libération sous cautionnement, audiences à la Commission de l’Immigration et du Statut de réfugié, etc.). On remarque également que certains individus comprennent difficilement les motifs de leur arrestation, à cause des barrières linguistiques présentes.
Notons aussi que les personnes mises sous garde sont menottées entre les lieux de l’arrestation et du CPI5. Lors de leur arrivée au CPI, des agents de sécurité du Corps canadien des commissionnaires appliquent les procédures relatives à l’admission : fouille, prise de photo, attribution d’un lit, brève visite du Centre, etc. Un autre aspect important à considérer est le fait que les hommes, les femmes, et les familles (femmes et enfants) vivent dans des unités distinctes. Cela entraîne la séparation des couples qui ne peuvent que se visiter plusieurs fois par jour, aux salles de visite ou durant l’heure des repas.
Le vécu émotionnel
De cette conjoncture résultera des phénomènes étroitement liés au contexte carcéral, soit l’acceptation de son nouveau statut de personne détenue et la mortification de sa personnalité, qui comprend l’isolement physique et social de la personne incarcérée et la dégradation de son image personnelle. En effet, la présence de caméras, le port de menottes lors des déplacements à l’externe, l’attribution d’un numéro par lequel le prévenu est interpellé, l’acquisition de nouvelles habitudes alimentaires, etc. augmentent les effets de ce nouveau statut de personne détenue. Par exemple, lors de la distribution des médicaments ou des transports, le prévenu est souvent appelé par son numéro de chambre et par la lettre attribuée à son lit.
De plus, on peut observer également des éléments de stress liés au choc culturel. En effet, lors de l’arrestation et suivant les premiers temps en incarcération, le choc culturel dépasse la frontière de l’apprivoisement des coutumes et modes de vie canadiens, pour s’associer au choc brutal de côtoyer des personnes provenant des quatre coins de la planète, de religions et de mœurs étrangères et inconnues. Ces éléments, déjà sources de grand stress pour le migrant, se joignent à la désillusion de voir son projet migratoire détruit, souvent le projet de toute une vie. Certains migrants doivent également composer avec la déception de s’être fait leurrer par des passeurs et des trafiquants qui les ont dupés en leur faisant miroiter une terre d’asile facilement accessible.
On constate que l’oisiveté dans laquelle sont submergés les prévenus du CPI est lourde de conséquences dans leur vécu en détention. En effet, quelques jeux de table, deux bicyclettes stationnaires, une table de ping-pong et de hockey sur table sont mis à la disposition des prévenus masculins. Du côté des femmes, l’espace restreint ne permet que l’utilisation de quelques jeux de table et d’un peu de matériel d’artisanat.
Outre leurs soins hygiéniques de base, leur lessive et leur literie, les prévenus ne peuvent faire aucune autre tâche. Plusieurs disent se sentir infantilisés et humiliés devant cette situation car ils n’ont plus aucun pouvoir sur leur vie, plus aucune satisfaction du devoir accompli. Plusieurs disent se sentir inutiles, et même se considèrent comme un fardeau pour la société qui semble, toujours selon eux, les considérer comme des « bons à rien », des incapables.
Plusieurs dysfonctionnements découlent de cet amalgame d’éléments perturbateurs liés à la détention. Au plan personnel, on remarque une perte d’estime de soi, des hallucinations et une passivité accrue devant sa situation. Mais l’impact se fait aussi ressentir dans la vie familiale dont la structure est profondément affectée. Celle-ci est souvent éclatée parce que la mère et le père revêtent temporairement des rôles qui ne leur sont pas normalement attribués, comme par exemple pour la discipline.
Une profonde détresse est notable dans le comportement des prévenus. Ce désarroi s’exprime par de l’isolement, de l’agressivité, de la peur, des pleurs, des changements d’humeur, les idéations suicidaires, le recours à la grève de la faim ou la soumission passive aux autorités par peur de rejet ou de représailles, etc. Le stress vécu se manifeste aussi souvent par une somatisation plus ou moins importante : maux de ventre; migraines; perte d’appétit; troubles du sommeil; perturbation du cycle menstruel; crises d’angoisse et d’anxiété, etc.
Le CPI étant un milieu de vie, certaines personnes développent inévitablement une complicité, voire même des amitiés solides, à travers cette expérience intense émotivement. Un choc supplémentaire vient donc s’ajouter lors du départ de l’une des personnes détenues, ce qui peut faire resurgir chez certains de douloureux souvenirs liés à leur expérience migratoire. Ces nouveaux chamboulements peuvent également s’ajouter au deuil et aux nombreuses pertes déjà vécus par plusieurs prévenus (famille, projet migratoire, pays d’origine, etc.).
Le vécu émotionnel des prévenus a plusieurs composantes et les explications mentionnées ici ne se veulent pas exhaustives. Les problématiques soulevées sont aussi nombreuses qu’il y a d’individus. Chaque situation est unique en soi.
Les acteurs de l’intervention
L’expérience de la mise sous garde dans un centre de détention des autorités d’immigration est certes troublante et demande une certaine mobilisation des forces de la personne pour régulariser sa situation. Avec les impacts émotionnels de l’incarcération mentionnés plus haut et une plausible incompréhension du système d’immigration canadien, l’intervention auprès des prévenus se situe à plusieurs niveaux. Ainsi, certains acteurs s’occupent de fournir une aide et un suivi au niveau juridique et légal, comme les avocats spécialisés en immigration ou les membres du groupe Action Réfugiés Montréal, qui visitent le centre de détention une fois par semaine.
De plus, les intervenants du SARIMM (Service d’aide aux réfugiés et immigrants du Montréal métropolitain)6 agissent à titre de représentants désignés en assurant un suivi auprès de personnes jugées plus vulnérables (mineurs non accompagnés ou personne souffrant de troubles de santé mentale). Certaines organisations religieuses comme le Centre Afrika ou le Conseil des Églises pour la Justice et la Criminologie s’impliquent également et offrent des services religieux : messe, lectures bibliques, fêtes, etc.
Un autre acteur significatif œuvrant auprès des personnes détenues fut bien entendu l’équipe d’intervenants sociaux. Les principales tâches visées par l’intervention psychosociale comprenaient le soutien individuel passant par la ventilation des émotions et l’écoute active; la mise en contact avec des ressources dans le pays de déportation ou lors d’une libération en sol canadien; l’animation d’activités à caractère récréatif; des ateliers d’arthérapie; la médiation entre les employés et les prévenus lors de moments de crise (ex : grève de la faim), ainsi que d’autres tâches connexes (ex : coordination des bénévoles ou collectes de dons). Parce qu’il est difficile, dans un milieu particulier comme le CPI, d’appliquer de manière systématique les approches en intervention sociale, il a fallu user de créativité pour innover une approche souple, basée sur une relation égalitaire entre l’intervenant et le prévenu, et tenant compte des particularités culturelles spécifiques à chacun.
Un défi urgent à relever
Les impacts sur le vécu émotionnel des migrants maintenus en détention préventive revêtent différentes formes et l’on peut remarquer une panoplie de problématiques psychosociales relativement inquiétantes. Ceci nous amène à nous questionner sur les répercussions à long terme du départ de l’équipe de travail social quant aux cheminements des prévenus au CPI.
La portée et la pertinence d’une intervenante sociale œuvrant dans le Centre était notable et on ne peut qu’espérer qu’elle sera remplacée. On constate par contre que le soutien et l’aide apportés sont insuffisants compte tenu de la diversité des besoins de la clientèle immigrante qui transite par le CPI. Sans nier le bon vouloir et le travail du personnel de ce centre, ni celui des ONG qui œuvrent auprès des migrants incarcérés, le besoin d’accompagnement au niveau légal et juridique demeure criant.
C’est d’ailleurs une des préoccupations exprimées par le Groupe de travail sur la détention arbitraire de la Commission des droits humains des Nations Unies qui a publié, en décembre 2005, le rapport de sa visite d’observation au Canada.
«Le Groupe de travail est toutefois préoccupé par plusieurs dispositions de la législation sur l’immigration régissant la détention des demandeurs d’asile et des migrants. L’ application de ces dispositions par les fonctionnaires des services de l’immigration ainsi que les restrictions qu’impose la loi au contrôle judiciaire de cette application font qu’il arrive que des étrangers soient détenus arbitrairement et qu’ils ne soient pas en mesure de contester efficacement leur détention.
Le Groupe de travail décrit aussi les aspects pratiques de la détention des étrangers dans le contexte de l’immigration qui font qu’il est très difficile de contester la détention:
barrières culturelles et linguistiques, obstacles à l’accès aux services d’un avocat et à l’assistance des ONG ainsi que la non-séparation d’avec les détenus de droit pénal dans les prisons de haute sécurité.»7
Il est donc urgent que nous nous sentions concernés par le défi des droits des personnes prévenues.
ENCADRÉ
Le 20 juin 2006 a été marqué par le lancement d’une Coalition internationale sur la détention des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants. Plus de 100 organisations de défense des droits humains de par le monde se sont unies dans cette coalition dans le but de contester la détention des migrants.
“ Chaque jour, partout au monde, des réfugiés et des migrants sont détenus. Nous avons donné l’autorisation à nos gouvernements de criminaliser petit à petit la demande d’asile et de diaboliser les migrants. Même les enfants sont emprisonnés. Nous nous sommes unis dans cette coalition pour dire “ non ” à l’utilisation excessive et abusive de la détention. ” (Janet Dench, Conseil canadien pour les réfugiés)
Amnistie internationale, Human rights First, Human Rights Watch, le Service jésuite des réfugiés, la Women’s Commission for refugee Women and Children, le Conseil oecuménique des Églises sont quelques-uns des membres de la Coalition.
Le site de la Coalition internationale sur la détention est www.idcoalition.org
(Adaptation du communiqué du Conseil canadien pour les réfugiés diffusé le 20 juin 2006)
1 Les auteures étaient respectivement travailleuse sociale et stagiaire en service social au CPI jusqu’à la fin janvier 2006.
2 Contrairement au détenu, le prévenu n’a pas de casier judiciaire. Il n’est ni accusé ni reconnu coupable.
3 Agence des services frontaliers du Canada. (2005). Agence des services frontaliers du Canada. http://www.cbsa-asfc.gc.ca/agency/menu-f.html. Page consultée le 12 mars 2006.
4 Bellemare, A. (2004). L’intervention psychosociale au Centre de prévention de l’Immigration (CPI) de Citoyenneté et Immigration Canada. Montréal. Presses de l’Université de Montréal. Cet article s’inspire largement de ce mémoire de maîtrise.
5 Lors des transports, que cela soit pour amener une personne aux audiences de la CISR ou pour un examen médical par exemple, les prévenus sont toujours menottés. Certaines exceptions peuvent être appliquées pour les mineurs non-accompagnés d’adultes, pour les femmes enceintes, pour les parents accompagnés de leurs enfants, etc.
6 Le SARIMM vient tout récemment de changer de nom. Il s’appelle dorénavant PRAIDA (Programme d’aide aux immigrants et demandeurs d’asile)
7 Commission des droits de l’Homme, Droits civils et politiques, notamment les questions suivantes: torture et détention, Rapport du groupe de travail sur la détention arbitraire, p. 3.