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Réfugiés: serrer la vis? NON !
par Élisabeth Garant,
responsable du Secteur Vivre ensemble
au Centre justice et foi
La mort tragique des victimes de l'attentat du World Trade Center aujourd'hui, comme celles pas plus justifiables de milliers d'autres cibles innocentes dans d'autres régions du monde hier, sont inacceptables et doivent être dénoncées. Ces événements nous ébranlent en rappelant la fragilité de la vie, de notre société et du monde. Et nous voulons rapidement trouver des façons de " sécuriser " l'avenir, du moins le nôtre, pour ne plus revivre de telles horreurs.
L'opinion publique, relayée et alimentée par les leaders politiques et les médias, réclame plus de mesures de sécurité, plus de sévérité dans les lois d'immigration, plus de contrôles aux frontières, plus de budget à la défense… Pour rassurer cette opinion publique, il est tentant de prôner des mesures rapides, exemplaires, mais qui relèvent d'une politique à courte vue face à la complexité des problèmes internationaux et qui risquent d'avoir de sérieuses conséquences sur les droits de la personne. Rappelons d'abord que déjà, depuis les années 70, le Canada n'a cessé de refermer progressivement ses frontières au nom d'un meilleur " contrôle " de l'immigration. Comme tous les pays du Nord, le Canada a mis en place un grand nombre de mesures de contrôle (visas, interception à l'étranger, pénalités aux transporteurs, etc.). Mesures qui, momentanément, ont eu une certaine efficacité mais qui, toujours et partout, ont été rapidement contournées par le développement et le raffinement des réseaux de passeurs clandestins, augmentant d'autant les coûts des migrations, en argent et en vies humaines. On estime le marché des passeurs à plus de 8 milliards $ US à l'échelle internationale, un seul passage pouvant coûter jusqu'à 45 000 $ US ! Et on compte de 400 à 450 morts par année uniquement parmi les migrants qui cherchent à franchir la frontière entre le Mexique et les États-Unis !
La lutte au terrorisme ne doit jamais nous faire oublier les besoins de millions d'êtres humains en quête de protection. Ni renoncer aux obligations internationales que nous avons acceptées en signant la Convention de Genève sur les réfugiés. Or, déjà, les possibilités d'échapper à la persécution sont de plus en plus compromises par les mesures de contrôle des pays du Nord et la clandestinité devient malheureusement trop souvent le seul recours qui reste aux réfugiés pour tenter d'obtenir la protection dont ils ont besoin. Les pays riches occidentaux préfèrent bloquer l'accès à leur territoire afin de se dérober ainsi à l'obligation internationale d'étudier les demandes d'asile de toute personne atteignant leur territoire. Le contrôle des frontières s'exerce de plus en plus à l'extérieur, en sous-traitance avec des entreprises privées étrangères : il est donc invisible pour la population canadienne et soustrait aux pressions politiques internes. Que restera-t-il de notre tradition humanitaire s'il faut fermer encore davantage les frontières pour tenter d'assurer plus de sécurité ?
De plus, les migrations internationales n'ont cessé de croître au cours des dernières années. Cette mobilité croissante des personnes s'explique beaucoup par les disparités scandaleuses des conditions de richesses, de droits fondamentaux et de paix entre le Nord et le Sud. Des disparités perçues comme d'autant plus intolérables que le développement des moyens de communication en rendent la conscience plus aiguë et poussent les gens du Sud à vouloir venir partager l'abondance du Nord. La pression migratoire est aussi accentuée par une forte population jeune et désoeuvrée au Sud qui désire tenter sa chance vers un Nord qui, avec sa population vieillissante, cherche à combler ses besoins de natalité et de main-d'oeuvre. Or, menace terroriste ou pas, cette tendance migratoire lourde est là pour durer.
La " mondialisation " a considérablement réduit le rôle des États pour laisser libre cours aux mécanismes régulateurs du marché. Et on cherchait, du moins jusqu'à présent, par les multiples accords de libre-échange, à favoriser la libre circulation de tout… sauf des personnes ! Le contrôle des frontières demeurait l'une des rares fonctions que l'on reconnaissait encore aux États. Peut-être les événements récents vont-ils nous amener à reconsidérer cette dilution du rôle étatique ? Mais il serait tragique que le renforcement de l'État se fasse au seul profit de sa fonction répressive (armée, police, surveillance, frontières), alors que nous avons d'abord besoin d'un État politique qui développe les consensus sur les valeurs et s'en fasse le promoteur et le gardien.
Le rôle traditionnel des frontières est selon toute vraisemblance appelé à changer considérablement. Déjà, la communauté européenne s'est donné une approche supra-étatique avec la libre circulation des personnes dans l'espace commun de Schengen. Et on parlait déjà, avant les attentats du 11 septembre, d'un allégement de la frontière canado-américaine au profit d'un contrôle plus unifié de l'espace nord-américain. Une idée qu'avait d'ailleurs reprises Paul Cellucci, depuis sa nomination comme ambassadeur américain au Canada, lors de plusieurs interventions en faveur d'un accord de libre-échange américain élargi notamment en matière de contrôle de la criminalité, d'environnement, d'immigration et d'énergie. Le contrôle des personnes, qui s'exerçait traditionnellement à la frontière, a tendance à se déplacer vers d'autres lieux (par les moyens informatiques, cartes de crédit, communications électroniques, etc.).
Les appels à la lutte contre le terrorisme, aussi justifiables soient-ils, ne doivent pas fausser les perspectives. Les grands problèmes du monde n'ont pas changé et la perception plus aiguë du défi terroriste n'en rend les solutions que plus urgentes ! L'importance croissante des migrations internationales, accentuées par les énormes déséquilibres démographiques et économiques entre le Sud et le Nord, est l'un de ces problèmes que nul verrouillage des frontières ne parviendra jamais à résoudre.
S'il faut mener des débats sur le resserrement et l'harmonisation avec les États-Unis de nos lois d'immigration et du contrôle de nos frontières, c'est seulement sur la base de tout ce qui précède que nous pourrons y trouver des solutions durables. La réflexion sur les frontières et sur le terrorisme ne sera jamais simple. Mais elle impliquera toujours de lutter contre les injustices et pour le respect de l'humanité des autres, de tous les autres. C'est plus exigeant à court terme. Mais c'est plus efficace à long terme.
Texte paru dans La Presse, Forum, mercredi 3 octobre 2001, p. A17