9 mai 2001

Faut-il ouvrir ou fermer nos frontières?

Faut-il ouvrir ou fermer nos frontières?

Par Élisabeth Garant et Dominique Boisvert, Centre justice et foi

 

Pour la première fois depuis plus de vingt ans, les Canadiens sont invités à redéfinir leur politique d'immigration et de protection des ressortissants étrangers. Avec le projet de loi C11 présentement à l'étude, le gouvernement fédéral s'apprête à décider quelle sera l'attitude canadienne à l'égard des immigrants et des réfugiés pour les 15 ou 25 prochaines années. Occasion privilégiée pour examiner les enjeux actuels au niveau international: car il importe que la loi adoptée puisse répondre aux besoins de demain. Malheureusement, nous constatons que la proposition actuelle ne correspond pas à ces attentes. La Commission permanente de l'immigration actuellement en audiences sur le projet de loi ne doit donc pas se contenter de suggérer quelques modifications au projet à l'étude mais aussi questionner la vision qui le sous-tend.

PREMIÈRE constatation: les migrations internationales ne cessent de s'accroître, tant pour l'immigration régulière ou irrégulière que pour les besoins de protection, de travail temporaire, d'études ou de simple tourisme. La multiplication et l'accessibilité grandissante des moyens de communication et de transport y contribuent grandement. Mais cette mobilité croissante des personnes s'explique encore plus fondamentalement par la mobilité des capitaux, des biens et des services que la "mondialisation" ne cesse d'accentuer. Difficile de favoriser une libre circulation de tout… sauf des personnes!

DEUXIÈME constatation: les disparités internationales sont de plus en plus intolérables, tant au niveau des richesses que des ressources, des droits fondamentaux, de la liberté, de la "paix", etc. Avec la concentration de la misère, des guerres civiles, des dictatures, des catastrophes naturelles ou écologiques, etc. dans les pays extrêmement populeux du Sud, pendant que les faibles populations du Nord accaparent l'immense majorité des ressources et ont le quasi monopole du bien-être, il n'est pas étonnant que de plus en plus de gens du Sud cherchent à améliorer leur sort, à fuir la persécution et à rejoindre ces terres qu'on leur présente, par le cinéma d'Hollywood et la culture occidentale, comme l'Eldorado.

TROISIÈME constatation: les mesures répressives pour tenter de "protéger les frontières" se révèlent partout peu efficaces. Depuis une vingtaine d'années, les pays occidentaux n'ont pas cessé d'augmenter l'arsenal répressif pour mieux "contrôler" l'immigration et refuser l'accès à ce qu'ils appellent, souvent abusivement, les "faux réfugiés": imposition de visas, mesures d'interception à l'étranger, patrouille militarisée des frontières, détention dans des camps, resserrement des exigences légales, etc. On a parlé de la mise en place de la "forteresse Europe"; et la frontière américano-mexicaine est protégée par des barbelés électrifiés et des hélicoptères équipés de lunettes à infrarouges. Pourtant, année après année, les responsables occidentaux sont obligés de constater l'efficacité toute relative et temporaire de leurs mesures de "protection": car le nombre de personnes qui cherchent (et réussissent) à entrer dans nos pays riches de façon irrégulière ne diminue jamais vraiment. Et en réponse aux obstacles que nous mettons, le marché des passeurs clandestins, des faux papiers et de tous les "trafics" d'humains en quête d'un meilleur sort ne fait que se développer et se raffiner.

QUATRIÈME constatation: le rôle des frontières nationales est en train d'évoluer. Jusqu'à maintenant symbole puissant des souverainetés nationales, les frontières ne sont plus tout à fait ce qu'elles étaient. Avec les accords de libre-échange et la mondialisation, capitaux, biens et services vont de plus en plus où et quand ils veulent. Avec les accords de Schengen, les ressortissants de la Communauté européenne peuvent dorénavant circuler librement entre leurs divers pays. On commence même à parler d'une éventuelle suppression de la frontière entre le Canada et les États-Unis (voir l'étude du Carnegie Endowment for International Peace, du 16 juin 2000). Bien sûr, la question n'est pas simple et la libre circulation des personnes sera sans doute l'une des dernières à s'imposer, surtout quand elle va dans la direction Sud-Nord. Et les contrôles autrefois exercés par les frontières nationales ont déjà tendance à se déplacer vers d'autres lieux et à prendre de nouvelles formes. Mais si nous sommes encore loin de l'abolition des frontières, il importe de prendre conscience que partout dans le monde, leur rôle traditionnel se modifie rapidement.

Les choix canadiens

Malgré des mesures positives et souhaitées depuis longtemps (comme l'introduction d'un droit d'appel interne pour les décisions négatives en matière de refuge ou encore l'élargissement des critères appliqués à la réunification des familles, par exemple), la principale critique que nous devons faire au projet de loi C-11 est l'accent prioritaire mis sur la "protection du Canada" et sa lutte contre "la criminalité en matière d'immigration".

Déposé le 21 février dernier, le projet de loi C-11 a été présenté par la ministre, Mme Élinor Caplan, et son ministère dans un éclairage essentiellement négatif et défensif: lutte contre les réseaux de passeurs, augmentation importante des pénalités, pouvoirs de détention accrus, renforcement des mesures d'interception à l'étranger, réduction des possibilités d'appel ou de révision, etc.

Or il s'agit, à notre avis, d'une double et grave perversion de toute Loi sur l'immigration et sur la protection des réfugiés. D'abord parce que c'est situer l'immigration (qui est un "bien", un "plus" pour une société, et même une "nécessité" démographique dans le cas du Canada) dans une perspective inverse de menace contre laquelle il faut se protéger. Mais également parce que c'est déplacer la fonction de protection des gens dans le besoin (qui fait partie du titre de la Loi) vers la protection des Canadiens contre les risques ou les abus éventuels des nouveaux arrivants; d'autant plus que cette protection des Canadiens contre la criminalité potentielle cache souvent, dans les faits, la protection des Canadiens contre la nécessité, inhérente à l'immigration et à la protection des réfugiés, d'un plus grand partage de leur bien-être. Nous croyons donc qu'il faut en priorité, au Canada comme ailleurs, sortir le débat sur l'immigration et la protection des réfugiés de l'ornière de la criminalisation.

Cette "décriminalisation" de notre approche est d'autant plus importante que la logique de répression s'est révélée partout sans issue et sans fin; que même si elle vise officiellement certains immigrants et réfugiés, elle déteint inévitablement peu à peu sur tous les immigrants et réfugiés comme on le voit dans la perception populaire des "faux réfugiés"; et que cette logique de répression va aussi finir par atteindre la société canadienne elle-même en affaiblissant les protections garanties par les droits et les tribunaux.

C'est pourquoi nous croyons qu'il faut adopter une attitude résolument positive de l'immigration et de notre responsabilité internationale dans la protection des personnes qui en ont besoin. En ce sens, nous croyons que le gouvernement fédéral actuel doit appliquer son propre programme politique libéral et viser une immigration annuelle nette équivalant à 1 % de la population canadienne, soit 300 000 personnes par année. De ce nombre, nous avons proposé que 20 % (60 000 personnes) soit réservé pour l'immigration humanitaire: réfugiés choisis à l'étranger ou parrainés, revendicateurs de statut acceptés au Canada, etc.

Nous sommes évidemment conscients des défis qu'entraîne une telle proposition. Mais nous la croyons nécessaire pour les cinq raisons suivantes: pour desserrer l'étau de la répression et la mentalité de forteresse qui accaparent de plus en plus les débats (et les budgets!) en matière d'immigration et de protection; pour fournir des objectifs mesurables aux bonnes intentions de protection formulées en termes généraux par le ministère dans les documents d'accompagnement de C-11; pour situer clairement nos mécanismes de contrôle (par ailleurs nécessaires) dans un contexte d'ouverture et de générosité; pour atténuer la seule approche "élitiste" de l'immigration ("attirer au Canada les meilleurs et les plus brillants") en fixant des objectifs numériques élevés qui ont plus de chance de rassembler une immigration diversifiée; et pour demander au Canada de prendre un leadership politique en ce sens, au plan international, à un moment où les migrations croissantes sont partout à l'ordre du jour.

Le Canada ne peut résoudre à lui seul, même avec les politiques les plus généreuses, les multiples problèmes d'immigration et de protection du monde. Mais la pression migratoire mondiale s'accroît et les pays riches du Nord ont tout intérêt, à moyen et à long terme, à s'ouvrir plus généreusement à un partage de l'espace, des ressources, des savoirs et de la richesse.

Texte paru dans La Presse, Forum, mercredi 9 mai 2001, p. A19 et dans Le Soleil, Dimanche Magazine, dimanche 8 octobre 2000, p. B5

 

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