Un coup de tête du ministre à repenser
« Laissez-moi faire. J’ai écrit un livre sur l’école. Je fais des listes de matières pratiques. La culture religieuse n’en fait surtout pas partie ! » Ainsi pense peut-être Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur. L’enseignement du programme Éthique et Culture religieuse (ÉCR) a sans doute fait partie de sa tâche à partir de l’automne 2008, alors qu’il enseignait au primaire. Il aura alors reçu, comme la moyenne de ses 23 000 collègues, une dizaine d’heures de formation pour comprendre ce qui constituait alors une innovation radicale dans le programme de l’école québécoise. Le ministère de l’Éducation du Loisir et du Sport (MELS) délaissait alors l’enseignement catéchétique (catholique ou protestant) et le cours de morale optionnel pour inaugurer un unique programme d’État, l’ÉCR. Cette décision a fait passer l’enseignante et l’enseignant d’un rôle d’adjuvant à l’initiation à la foi et à la morale chrétiennes à celui de formateurs des jeunes à la réflexion éthique, en même temps qu’initiateurs au domaine de la diversité des visions du monde, religieuses ou non. C’était là tout un défi, qui a été soutenu à l’unanimité par l’Assemblée nationale au début de l’été 2005. Des milliers d’acteurs ont ainsi fait partie du processus d’élaboration de ce programme entièrement inédit, qu’il s’agisse d’experts universitaires, de groupes de concepteurs formés d’enseignants de tous les niveaux, d’élèves, de directions d’écoles où fut expérimentée la première version du cours en 2006, en passant évidemment par les experts du MELS. N’oublions pas les éditeurs de manuels pour tous les niveaux et leurs concepteurs. Le projet sera soumis et accepté par les partenaires éducatifs du ministère au moment de son adoption par la ministre de l’époque, Michelle Courchesne, le 13 juillet 2007, puis sera implanté un an plus tard.
Devant le défi, faire table rase
Il était évident dès le départ que pareil programme jumelant éthique et religions exigeait à la fois une solide formation des professeurs en exercice, la mise au point rapide de nouveaux programmes universitaires en formation des maîtres et un processus d’évaluation continue de la mise en œuvre pour faire les ajustements inévitables. Dépassé sans doute par l’ampleur du nouvel objet lancé dans le système scolaire, le MELS ne fit pas de suivi adéquat. Aucun bilan rétrospectif officiel n’existe à ce jour. Et pourtant, les comptables vous diront que ce nouveau programme a coûté quelques dizaines de millions de dollars, certainement bien dépensés. Et que dire de la créativité des enseignantes et des enseignants dans des classes transformées en laboratoires permanents. Tout cela ne compte plus, semble-t-il. La Coalition Avenir Québec continue sur la lancée du Parti québécois depuis l’épisode raté de la « Charte des valeurs », se livrant à l’expulsion du religieux de l’espace public. Il ne s’agit pas de remettre en question la déconfessionnalisation de l’école. D’ailleurs, le Centre justice et foi est de ceux qui ont depuis longtemps jugé que la confessionnalité n’avait plus sa place dans le système scolaire pris en charge par l’État pour être démocratisé. Sa conception de la citoyenneté démocratique et de la justice ainsi que son option pour une école au service de la promotion d’une culture québécoise commune et inclusive en ont fait un des premiers groupes de tradition catholique à appuyer la mutation de la présence du religieux dans l’école. D’où son accueil favorable à l’implantation du cours d’ÉCR par le gouvernement, soucieux de protéger l’accès à l’univers des références religieuses qui contribuent à façonner l’identité d’une bonne partie de sa population. Ce programme devait privilégier le domaine culturel historique catholique, protestant et juif. On y ajoutait le domaine des spiritualités autochtones, une innovation historique capitale, car pour la première fois dans notre histoire était reconnue l’égalité en droit des visions du monde ouvrant ainsi la porte à la décolonisation des esprits, localement et mondialement. D’autres grandes traditions religieuses mondiales d’arrivée plus récente y trouvaient aussi une place, notamment l’islam. Depuis l’implantation du programme en pleine crise des accommodements raisonnables, la nécessité d’initier la jeune génération aux traditions musulmanes n’a fait que s’amplifier.
Coûts, richesses et héritages
L’école doit jouer son rôle propre en permettant de construire l’avenir d’une mémoire commune faite du partage d’héritages particuliers. On ne construit pas à partir de rien à l’arrivée de chaque nouveau groupe immigrant. Au Québec, il existe une dense mémoire liée à l’accueil, déjà métissée par les siècles. S’y ajoute graduellement le patrimoine mémoriel des nouveaux arrivants. Le rôle de l’école est de fournir quelques clefs initiales pour que ces mémoires entrent en cohabitation et instruisent les citoyens en devenir que sont les élèves. C’est tout particulièrement à ce processus, propre à une société démocratique et donc pluraliste que se consacre l’enseignement de connaissance permettant de comprendre la diversité des héritages religieux. Ces héritages, y compris celui lié au courant athéiste, peuvent être offerts comme un potentiel pouvant être mobilisé ou non dans la quête d’une identité signifiante. Le milieu scolaire est ainsi pour l’élève le lieu d’une opération de tri critique dans la mémoire disponible de notre société, d’attention à certaines références – et souvent de rejet ou d’oubli de certaines autres –, de nouvelles mises en relation du passé avec la construction de l’avenir pour répondre adéquatement au défi du passage du temps. C’est bien ainsi que vit une culture riche. Pour toutes ces raisons citoyennes, on doit s’opposer à la déconstruction injustifiée du programme ÉCR et dénoncer un processus décisionnel parfaitement arbitraire puisque ne reposant sur aucune évaluation probante du programme permettant d’estimer les forces et les faiblesses de sa courte histoire. La décision d’abolir un pan de ce programme ne devrait pouvoir être prise sur un coup de tête et à partir d’un recueil de suggestions mal intégrées ou déjà partiellement intégrées dans le versant éthique du programme. Il faudrait commencer par demander leur avis au groupe d’enseignants professionnels qui dispose déjà d’une solide réflexion sur le sujet et de propositions concrètes, comme il aurait fallu le faire depuis longtemps. Suivant la logique comptable du premier ministre, il faut avoir aussi de solides raisons pour liquider un pareil investissement de ressources humaines et financières en éducation. D’autant plus que ce programme québécois fait l’envie de plusieurs pays européens !