10 septembre 2020

Tête qui roule arrache la mousse et soulève la fange

Ainsi donc, après des décennies de controverse et des mois de vandalisme à répétition, les militants et militantes antiracistes ont enfin eu la tête de Sir John A. MacDonald – littéralement et métaphoriquement. Aussitôt dénoncé par les ténors conservateurs – de François Legault à Jason Kenny, en passant par Erin O’Toole et Mathieu Bock-Côté –, ce coup d’éclat soulève un grand nombre de questions sur les mésusages de l’histoire et de la mémoire dans le débat politique. Et ce, tant au Québec qu’au Canada et ailleurs dans le monde.

L’histoire comme contre-pouvoir

Dissipons d’entrée de jeu deux malentendus. À en croire plusieurs, vandaliser et déboulonner les monuments reviendraient à effacer l’histoire de la nation et à salir la mémoire de ses représentants les plus illustres. Pire encore, par ces actes, un groupe d’agitateurs s’arrogerait un droit de regard sur l’histoire officielle. Or, en tant que discipline scientifique, l’histoire se doit de jeter un regard critique et parfois même caustique sur le passé. Et ceux et celles qui en font profession ont le devoir de révéler ses parts d’ombre en mettant en lumière, par exemple, les rapports de domination exercés par des figures « héroïques », contestant ainsi le récit historique dominant et redonnant une place de choix aux subalternes, aux oubliés, aux dominés, à tous ceux et celles qui ont été exclus de l’histoire officielle.

Une telle relecture critique du récit historique officiel remet aussi en question la part trop belle et trop longtemps réservée à ces figures « héroïques » dans la mémoire collective – figures presque toujours masculines, blanches, bourgeoises, chrétiennes, cléricales, sinon aristocratiques qui occupent une place hégémonique dans la toponymie et l’espace public à travers les nombreux lieux et monuments célébrant leur mémoire. Remettre en question ce récit canonique et immuable du passé, c’est s’attaquer aux rapports de pouvoir à l’œuvre non seulement dans ce récit mais aussi dans les figures que l’État a choisi de commémorer. Critiquer ces choix mémoriels, c’est contester le pouvoir des puissants qui s’érigent en seuls gardiens de ce passé – un passé figé, codifié, fossilisé, sacralisé qui commémore les dominants et repousse les dominés aux marges du récit historique et de l’espace public, c’est-à-dire au bas de la hiérarchie sociale et raciale établie avec violence et défendue avec véhémence par les gardiens du statu quo. Ces derniers reprochent aujourd’hui à un groupe de militantes et de militants de juger un MacDonald à l’aune des valeurs actuelles, feignant d’ignorer que ce « grand homme » était critiqué, sinon conspué de son vivant, par ses contemporains et concitoyens, notamment pour sa haine bien connue des francophones et des Métis.

Démocratisation et décolonisation de l’espace public

Au cours des dernières décennies, des historiens et historiennes ont non seulement remis en question les canons de l’histoire officielle, mais ils ont fait émerger les catégories sociales occultées par l’historiographie traditionnelle, s’attardant enfin aux femmes, aux paysans, aux ouvriers, aux peuples autochtones, aux esclaves noirs, aux immigrants, aux minorités religieuses ou sexuelles. L’enjeu de la commémoration de ces figures populaires, minoritaires ou contestataires dans la toponymie et l’espace public a été enfin soulevé, suscitant aussitôt une réaction véhémente des gardiens de l’historiographie nationaliste qui y voient une dilution, sinon une amputation du passé glorieux de la nation. À les entendre, le « roman national » serait mis en péril par le multiculturalisme, les régionalismes et les particularismes, coupables, disent-ils, d’effriter le lien social et de ghettoïser l’histoire.

Même si des progrès relatifs ont été observés en matière de reconnaissance des contributions féminines et ouvrières à l’histoire du Québec, les personnes racisées tardent encore à être reconnues à leur juste valeur dans la trame historique officielle, dans la toponymie, les monuments et les lieux de mémoire. Non seulement elles ne se reconnaissent pas dans cette histoire nationale, elles sont également heurtées par le refus de la majorité historique de reconnaître la matrice raciste, colonialiste et discriminatoire à la base de la trajectoire historique québécoise et canadienne, notamment la place de l’esclavage des Noirs et de la sujétion des Autochtones dans l’histoire du Québec. Ce refus est au diapason de celui tout aussi tenace d’en mesurer les effets concrets et durables dans la société actuelle.

L’absence de lieux de mémoire rappelant la souffrances des personnes racisées, de même que l’omniprésence de monuments honorant la mémoire de leurs bourreaux sont symptomatiques de l’emprise d’une hégémonie blanche sur ce qui mérite (ou pas) d’être célébré par l’ensemble de la nation. D’où les appels maintes fois exprimés par les historiens et les militants antiracistes de décoloniser l’espace public et d’en faire disparaître les figures les plus odieuses du racisme et du colonialisme d’État, au nom de ce que Françoise Vergès appelle la justice mémorielle.

Quand les symboles et les forces de l’ordre font violence

Ce qui s’est passé le samedi 30 août à la Place du Canada ne peut être isolé de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées, de la commission Viens, du raid de la GRC contre le campement des Wet’suwet’en, des trop nombreux cas de violences policières ou de profilage racial contre des Autochtones. Tout cela fait de John A. McDonald, de « sa » police montée, de « sa » Loi sur les Indiens, de « ses » pensionnats, de « son » chemin de fer, de « sa » répression des Métis un catalyseur des violences colonialistes. Le déboulonnage de son monument peut ainsi être vu comme un « paratonnerre » face à ces vexations dont on mesure plus que jamais toute l’ampleur.

Ce n’est pas d’hier que les descendants d’esclaves, les Belgo-Congolais, les Métis et les Autochtones demandent poliment mais fermement que les monuments honorant Léopold II, Edward Colston, John A. McDonald, Colbert, etc. soient retirés de l’espace public. En vain. Comme les Irakiens renversant des statues de Saddam Hussein, les Soviétiques renversant des statues de Staline, les Italiens renversant des monuments à la mémoire de Mussolini, ces militants en viennent ainsi à se faire justice eux-mêmes.

D’un colonialisme extractiviste à un autre ?

Sans grande surprise, mais non sans une pointe d’ironie, on a assisté ces derniers jours à une surenchère entre Jason Kenny, Erin O’Toole et François Legault, tous trois dénonçant avec virulence l’affront fait à la statue de Sir John, tout en se disputant les restes de sa dépouille décapitée. Le premier voudrait bien l’accueillir chez lui à Edmonton alors que le dernier promet de la remettre sur son socle dans les meilleurs délais. Quant au nouveau chef conservateur, il ne tarit pas d’éloges envers l’illustre leader des Tories.

Par-delà leurs divergences, Kenny, O’Toole et Legault ont tous trois un point en commun, outre leur conservatisme : ils sont d’ardents promoteurs de l’extractivisme pétrolier ou gazier. Pensons ici à Legault et à son appui à GNL-Québec. Et à l’appui sans équivoque de O’Toole à l’industrie pétrolière et gazière albertaine… euh… canadienne. Or, qui se trouve sur leur route ? Eh oui : les peuples autochtones et leurs alliés écologistes. Comme John A. McDonald et son chemin de fer, nos trois mousquetaires des combustibles fossiles trouvent des empêcheurs du « progrès économique » sur leur chemin. D’où, on le suppose,  leur attachement à la figure de Sir John, l’homme fort qui a « vidé » les Prairies et « réglé » le sort des peuples autochtones, plutôt que de devoir composer avec un « quatrième parti d’opposition », pour reprendre ici la sinistre formule de la ministre québécoise des Affaires autochtones, Sylvie D’Amours, qui qualifiait ainsi l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador.

Souhaitons que la décapitation symbolique de John A. MacDonald puisse ouvrir la voie à un début de décolonisation de nos relations avec les peuples autochtones.

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