Photo : Ève Duhaime
21 juin 2022

Terres agricoles des Sœurs de la Charité : un débat qui continue

L’auteur est détenteur d’une maîtrise en agroforesterie à l’Université Laval. Il a également été président du conseil d’administration du Réseau d’Agriculture Urbaine de Québec (RAUQ).

Les terres agricoles des Sœurs de la Charité de Québec ont suscité de vives tensions ces dernières années dans la capitale. S’il peut être tentant de considérer l’annonce récente du gouvernement d’acquérir ces terres et d’en préserver la vocation agricole comme marquant la fin d’une longue saga, plusieurs groupes citoyens restent prudents et insistent sur l’importance de consultations publiques. Cela laisse présager que le véritable débat, loin d’être terminé, ne fait peut-être que commencer. 

Les Sœurs de la Charité sont propriétaires de terres qu’elles occupent depuis le XIXe siècle et qui sont situées dans la deuxième couronne périurbaine de la Ville de Québec, dans la frange ouest de l’arrondissement de Beauport. Ce terrain d’environ 250 hectares, la plus ancienne trame agricole du Québec, est aujourd’hui une enclave qui résiste au développement urbain. Or, en 2014, les Sœurs de la Charité ont annoncé la vente de ces terres au Groupe Dallaire, un promoteur immobilier qui voulait en faire un projet résidentiel de plus de 6 500 unités. Appuyant ce projet, la Ville de Québec prévoyait abolir le zonage agricole de ces terres dans le plan d’aménagement et de développement du secteur. 

En se fiant sur la perspective d’une importante poussée démographique (plus de 33 000 nouveaux ménages d’ici 2036) et sur la volonté « philanthropique » du promoteur (les profits de la vente devaient aller à des œuvres caritatives), la position de la Ville de Québec et du groupe Dallaire s’ancrait ainsi dans une perspective de développement qui était loin de faire l’unanimité. Plusieurs groupes citoyens et communautaires basés à Québec, dont Voix citoyenne et les AmiEs de la Terre, mais aussi l’influente Union des producteurs agricoles, se sont mobilisés et se sont opposés au dézonage. Les terres agricoles de Beauport, soutenaient ces groupes, offrent le plus grand espace vert de la ville, s’ancrent dans une trame patrimoniale et paysagère tout en préservant la biodiversité et une activité agricole qui pourrait contribuer à la sécurité alimentaire. Leur perte au profit d’un développement immobilier serait irréversible et dramatique, tant du point de vue environnemental que social et patrimonial. N’obtenant pas l’accord du gouvernement provincial pour aller de l’avant, la Ville de Québec a finalement abandonné l’idée du dézonage, entraînant le retrait du promoteur immobilier, puis la rétrocession des terres aux Sœurs de la Charité, en 2020. 

Quel projet agricole ? 

Certainement pas sans lien avec la mobilisation citoyenne continue dans ce dossier durant plusieurs années, en avril dernier, le gouvernement Legault faisait une annonce qui a des allures de bonne nouvelle : il se porte acquéreur des terres des Sœurs de la Charité. Il déclare son intention d’y implanter un projet agricole et de mener des consultations publiques en amont. Toutefois, l’accueil de cette annonce par les groupes citoyens est mitigé. Des doutes planent concernant l’usage et le développement de ces terres. Les promesses d’en préserver la vocation agricole seront-elles accompagnées de garanties juridiques fermes ? En effet, si le maintien de la vocation agricole est en soi une belle victoire dans un contexte où le Québec perd encore et toujours de précieuses terres agricoles en raison de l’étalement urbain et des appétits des promoteurs et des municipalités, certains groupes comme Protec’Terre avancent l’idée de créer une fiducie d’utilité sociale (FUSA), ce qui permettrait non seulement de protéger la vocation agricole, mais également de veiller à la protection environnementale, peu importe le gouvernement en place. De fait, une fiducie est le seul moyen juridique qui garantirait que ces terres agricoles seront hors de portée de la spéculation foncière. 

De son côté, le ministre de l’Agriculture André Lamontagne a déclaré vouloir transformer ces terres en « agroparc ». Ce concept allierait vraisemblablement production commerciale et recherche tout en favorisant la relève agricole, ce qui est une excellente idée en soi. Néanmoins, des appréhensions viennent du modèle de production qui y serait appliqué, quel serait-il ? Il est de plus en plus reconnu que le modèle d’agriculture industrielle dominant, au Québec comme ailleurs, entraîne des conséquences néfastes tant au niveau de la santé humaine que de l’environnement. Malgré la volonté affichée du ministre que ce projet soit « une vitrine pour la ville de Québec en matière de pérennité d’agriculture et d’agriculture durable », nul doute qu’il faudra s’assurer que la production d’aliments soit véritablement écologique et intègre des techniques comme l’agroforesterie ou l’agroécologie. Cette préoccupation ne date pas d’hier d’ailleurs : déjà en 2008, la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois recommandait d’assouplir les structures et les régimes de lois en vigueur pour permettre l’innovation et favoriser les nouvelles initiatives en ce sens. Ouvrir le système agricole à une conception multifonctionnelle de l’agriculture est un enjeu qui se posera assurément lors des consultations publiques qui sont annoncées, mais dont le calendrier demeure flou pour l’instant.  

Des changements structurels à faire 

La question du modèle agricole implique également celle de la finalité de la production et, de manière plus large, celle du système alimentaire. Les denrées alimentaires produites sur ces terres pourraient grandement améliorer la sécurité alimentaire de la région, mais serviront-elles à l’offre locale ou à l’exportation ? Qui profitera de ces terres agricoles ? Si l’objectif est que l’ensemble de la communauté puisse en bénéficier, il faudra non seulement changer la manière de produire mais également améliorer les structures existantes, notamment en matière de distribution et de conservation des denrées, afin de façonner un système alimentaire durable. Dans cette optique, la collaboration de tous les acteurs du système sera cruciale, mais des divergences de points de vue transparaîtront sans doute au moment des consultations publiques et devront être surmontées.  

Les terres agricoles des Sœurs de la Charité sont un terrain de compétition entre divers intérêts et, selon toute vraisemblance, elles continueront à faire parler d’elles dans les prochaines années. Mais ce n’est pas exclusivement en raison des projets qui devraient ou non s’y développer. Devenues emblématiques de différentes visions de développement qui s’opposent, elles cristallisent des enjeux de société plus vastes. En ce sens, l’acquisition de ces terres par le gouvernement est le point de départ d’un projet qui pourrait s’avérer unique et bénéfique pour la région de Québec – s’il se développe en étant à l’écoute des demandes citoyennes. Mais, plus largement, ce processus est une occasion de continuer de stimuler le débat démocratique sur le type de modèle agricole à mettre en place dans tous les espaces verts urbains et périurbains de la province, dans l’intérêt des gens et de la planète.  

 

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