Primer desembarco de Cristóbal Colón en América, huile sur toile, Dióscoro Teófilo de la Puebla Tolín, 1862 (Wikimedia Commons)
4 avril 2023

Répudiation de la Doctrine de la découverte : un geste important, prélude à une solidarité plus aboutie

L’auteur est responsable de la recherche au Centre justice et foi.

Le 30 mars dernier, deux importantes institutions vaticanes ont publié une répudiation sans équivoque de ce qu’on a appelé la Doctrine de la découverte, répondant ainsi à une revendication de longue date des peuples autochtones et de certaines instances ecclésiales (dont la conférence épiscopale canadienne), conscientes des effets dévastateurs de ce concept issu de bulles papales publiées au XVe siècle sur la dignité et la souveraineté des Premiers Peuples. Cette doctrine agissait en effet comme une caution morale des conquistadors et des colonisateurs de tout acabit. Après plus de cinq siècles, la répudiation de la doctrine ouvre la voie à une solidarité plus aboutie des catholiques avec les luttes des Premières Nations, des Métis et des Inuit, mais aussi avec celles des peuples autochtones de partout dans le monde.

 

Saluée par un grand nombre de leaders autochtones, accueillie avec prudence par certains autres, la récente Note commune sur la « Doctrine de la découverte » est l’aboutissement des luttes pluriséculaires des Premiers Peuples contre la dépossession territoriale et la sujétion politique des États colonialistes, dont ils font toujours l’objet, y compris au Canada. Cette déclaration s’inscrit dans la foulée du pèlerinage pénitentiel du pape François en terre canadienne en juillet 2022 et répond au 49e appel à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qui demandait aux Églises et aux confessions religieuses de répudier sans équivoque la Doctrine de la découverte. Les leaders et les militants autochtones l’ont d’ailleurs rappelé à chaque étape de la visite du pape au Canada, parfois même banderole à la main, et cela jusque dans la nef de la basilique Sainte-Anne-de-Beaupré.  

De quoi parle-t-on ?  

La Doctrine de la découverte (appelée terra nullius à partir du XIXe siècle, dans la foulée de l’arrêt Marshall de 1823) supposait que les terres des Amériques étaient « vides » et sans propriétaires, permettant ainsi aux nations chrétiennes d’en disposer à leur guise. Elle tire sa source de la bulle Dum diversas sanctionnée en 1452 par le pape Nicolas V, dans laquelle celui-ci donnait aux rois d’Espagne et du Portugal la « permission complète et libre d’envahir, de rechercher, de capturer et de soumettre les Sarrasins et les païens et tous les autres incroyants et ennemis du Christ où qu’ils puissent être, ainsi que leurs royaumes, duchés, comtés, principautés et autres biens […] et de réduire leurs personnes en servitude perpétuelle. » Promulguée dans un contexte de croisade – à l’heure de la chute de Constantinople aux mains des Turcs ottomans et de la reconquête de la Péninsule ibérique par les Rois Catholiques –, cette bulle papale sera renouvelée en 1454 (Romanus pontifex) et en 1493 (Inter Cætera). La doctrine énoncée par ces bulles prendra cependant une tout autre signification à partir de 1492, lorsque les Espagnols débarqueront à Saint-Domingue et sur les rivages des Amériques, amenant dans leur sillage conquistadors, missionnaires, chasseurs d’esclaves et épidémies mortelles. Ceux-ci seront bientôt suivis par des colonisateurs portugais, français, hollandais et britanniques voulant réclamer leur part du « butin » et perpétuant, chacun à leur manière, les dynamiques génocidaires qui se sont abattues sur les peuples autochtones…   

Bien qu’il s’inscrive dans la foulée des excuses du pape François prononcées en 2015 en Bolivie, « pour les offenses de l’Église elle-même, mais [aussi] pour les crimes [commis] contre les peuples autochtones durant ce que l’on appelle la conquête de l’Amérique », cet appel à la répudiation de la Doctrine de la découverte ne date cependant pas d’hier. Dès les débuts de la colonisation espagnole des Amériques, diverses voix catholiques s’étaient élevées pour dénoncer la brutalité des conquistadors, dont celle du dominicain Bartolomé de Las Casas, éveilleur de consciences et défenseur des droits des Autochtones. Dès les années 1530, l’Église catholique prend acte de ces violences, comme en fait foi la bulle Sublimis Deus du pape Paul III, publiée en 1537, qui reconnaissait la dignité, la liberté et la souveraineté des Autochtones. Cette bulle restera cependant lettre morte, les grandes puissances catholiques et les conquistadors n’en ayant pas tenu compte, cela au nom de la liberté et de l’autorité de l’État absolutiste et de la défense de leurs intérêts. Malgré quelques expériences prophétiques au Mexique de Bartolomé de Las Casas dans les années 1500, puis dans les missions jésuites du Paraguay aux XVIIe et XVIIIe siècles, les pouvoirs coloniaux ont eu largement préséance sur les voix qui se portaient à la défense d’un plus grand respect des peuples autochtones, poussant Rome à abroger la bulle Sublimis Deus, trop favorable aux droits des Autochtones aux yeux des colonisateurs.   

La Doctrine de la découverte, armature des politiques canadiennes et québécoises 

Bien que partiellement répudiée par Rome, cette doctrine juridique [1] s’est sécularisée et universalisée, devenant même l’un des piliers du droit des pays protestants et anglo-saxons, pourtant férocement antipapistes et anticatholiques. Les colonisateurs britanniques, puis étasuniens, canadiens et québécois feront donc de la Doctrine de la découverte l’armature de leurs politiques envers les Premiers Peuples, refusant de reconnaître des droits ancestraux et territoriaux à ces derniers. Notamment, cette idée voulait que l’État canadien soit le propriétaire de l’ensemble des terres publiques, que le domaine royal ou étatique soit indivisible et que l’État fédéral ait préséance sur toutes les législations dites inférieures. Or, les Premiers Peuples ont toujours affirmé face à l’État canadien que jamais ils n’ont cédé d’une quelconque manière leurs territoires et l’autonomie politique qui s’y rattachent. Cela s’est fait en vain, hélas, sauf en des cas précis : des traités et conventions comme celles de la Baie-James ou de la Paix des Braves. Ou encore les traités numérotés dans l’Ouest canadien.  

Un exemple de cette situation a été donné récemment par le gouvernement du Québec. En effet, lorsque le premier ministre François Legault et son super-ministre de l’Économie Pierre Fitzgibbon ont annoncé leur nouvelle politique énergétique, impliquant la multiplication des barrages afin de répondre aux besoins des alumineries et des industries extractives, ils n’ont pas pris en compte les inquiétudes des communautés autochtones qui seront les premières touchées par ces projets, ce qui augure mal pour le respect des droits et titres autochtones lors de ces potentiels chantiers. De plus, Mandy Gull-Masty, la cheffe du Grand Conseil des Cris du Québec, a été étonnée du décalage entre les annonces faites par le gouvernement caquiste et la teneur de ses pourparlers avec Sophie Brochu, la p.-d.g. démissionnaire d’Hydro-Québec. Cette apparente absence de dialogue d’égal à égal et de nation à nation confirme la propension à reléguer les Premières Nations au rang de peuples invisibles perpétuels. 

Justin Trudeau et François Legault ont beau jeu lorsqu’il s’agit de dénoncer – à juste titre, d’ailleurs – l’Église catholique et son rôle dans ces politiques génocidaires. Cela dit, ils continuent jour après jour d’appliquer textuellement la doctrine de la terra nullius, en donnant le feu vert à des projets de pipelines, de mines, d’exploitation forestière, de barrages hydroélectriques sans toujours remplir leurs obligations de consulter en toute transparence et d’égal à égal les nations autochtones – ou encore, en ce qui concerne le gouvernement du Québec, en niant l’existence du racisme systémique et du colonialisme dans nos institutions publiques. 

Trop peu, trop tard ?  

Attendue pendant près de 500 ans par les peuples autochtones, cette condamnation romaine de la Doctrine de la découverte n’est pas sans défauts ni angles morts. Comme l’a relevé le juriste métis Bruce McIvor, les rédacteurs de la Note commune sur la « Doctrine de la découverte » forcent le trait lorsqu’ils accusent les puissances coloniales d’avoir « manipulé à des fins politiques [les bulles papales du XVe siècle] afin de justifier des actes immoraux à l’encontre des peuples autochtones. » Or, ces bulles sont éminemment explicites quant aux violences qu’elles autorisent de la part des Rois Catholiques et de leurs successeurs. McIvor déplore également que le document romain se soit « contenté » de répudier moralement cette doctrine, plutôt que plaider en faveur de son abrogation pure et simple, cela au regard de ses effets concrets et actuels sur les peuples autochtones d’ici et d’ailleurs dans le monde. Il s’explique mal que ce document romain ait été rédigé aussi tardivement et qu’il n’ait pas été prêt au moment de la visite du pape au Canada, à l’été 2022. En regard des enjeux essentiels soulevés par la Doctrine de la découverte et sa place centrale dans les revendications pluriséculaires des Premiers Peuples, ce document aurait dû être présenté par le pape lui-même à l’occasion de cette visite officielle, ce qui aurait donné encore plus de poids et d’autorité morale à cette déclaration.    

Saluons malgré tout l’audace du document, de même que son importante portée symbolique, le Vatican parlant ainsi au nom des 1,3 milliard de catholiques dans le monde, dont un grand nombre sont d’ailleurs issus de peuples indigènes, souvent victimes de spoliations et de vexations quotidiennes. En dépit de ses imperfections, cette prise de position de Rome semble être un autre pas dans la bonne direction, dans la foulée du Synode en Amazonie, de l’appui d’un grand nombre d’organisations catholiques à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, et des excuses du pape aux victimes des politiques génocidaires d’un bout à l’autre des Amériques. 

Il appartient maintenant aux catholiques québécois et canadiens de poursuivre leurs engagements en solidarité avec les Premiers Peuples, tant en termes de réparations que de soutien à leurs revendications, y compris territoriales, comme y invitait d’ailleurs le juriste anichinabé John Borrows. En acceptant de marcher humblement à leurs côtés, sans s’imposer, dans une posture d’écoute. Comme l’ont déjà fait bon nombre de chrétien·nes par le passé, en soutenant la lutte des Mohawks lors de la crise d’Oka, celle des Innus du Labrador contre les vols d’avions de chasse à basse altitude ou encore celle des Wet’suwet’en contre le gazoduc Coastal GasLink et le bras armé de l’État canadien. Solidaires des mobilisations citoyennes ayant mené à l’adoption de la Déclaration des Nations Unies pour les droits des peuples autochtones et plaidant maintenant en faveur de sa pleine mise en application dans les lois canadiennes, les chrétiennes et chrétiens sont appelé·es à joindre leur voix aux coalitions de la société civile défendant la décolonisation du Canada et une reconnaissance plus aboutie de la souveraineté des Premiers Peuples.    


[1]  La Note commune sur la « Doctrine de la découverte » insiste sur la nécessité de distinguer la doctrine juridique de la doctrine religieuse, qui ne sont pas du même ordre. La doctrine juridique relève du droit, c’est-à-dire de l’ensemble des dispositions interprétatives ou directives qui faisaient consensus à un moment précis et dans un État déterminé, afin de régler le statut des personnes et des biens. Une doctrine religieuse est plutôt de l’ordre de la foi et des convictions fondamentales d’un groupe religieux : c’est le cas du Credo (Je crois en Dieu) par exemple pour les chrétiens. C’est pourquoi la Note défend l’idée que le Doctrine de la découverte « ne fait pas partie de l’enseignement de l’Église catholique », au sens où elle n’engageait pas la foi des catholiques.

 

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