Relations août 2013

Libérer l'imagination

Catherine Rondeau

Voyage au cœur de l’imaginaire enfantin

L’auteure, artiste photographe, a publié Aux sources du Merveilleux. Une exploration de l’univers des contes (Presses de l’Université du Québec, 2011)
 
 
Lorsque, vers l’âge de trois ans, ma fille aînée se réveillait paniquée au milieu de la nuit, convaincue que des monstres se cachaient dans les recoins de sa chambre, le meilleur moyen de la rassurer était de chasser les vilaines créatures à grands coups de balai. Quelques années plus tard, quand sa petite sœur a commencé à avoir des terreurs nocturnes, une autre stratégie faisant appel à l’imagination s’est révélée encore plus efficace : placarder des affiches interdisant la présence de monstres autour de son lit. Comme par enchantement, les bêtes effrayantes n’osaient plus s’approcher et nous pouvions tous dormir tranquilles. Ces anecdotes parlent de la puissance de la fonction de l’imaginaire dans la vie psychique des jeunes enfants.
 
C’est bien connu, l’enfant prend ses croyances pour la réalité. Tout petit, son animisme spontané l’incite à donner vie à tout ce qu’il rencontre. Ainsi les plantes, les animaux et les pierres discutent et éprouvent, comme lui, des sentiments. Il n’a pas une conscience claire de la séparation entre le réel et l’irréel. En grandissant, il apprend progressivement à discerner les contours du vraisemblable. Un glissement insaisissable s’opère entre la pensée magique et son exploitation apparemment ludique. Car même les enfants ayant atteint l’âge de raison ont l’habitude de s’échapper dans une dimension parallèle où l’impossible se réalise au quotidien. Une fillette s’amuse à imiter un chat; un garçon prend plaisir à s’imaginer voler comme un oiseau; deux jeunes sœurs s’inventent une histoire où leurs parents sont morts… D’où vient cette propension des enfants à s’évader ainsi? Que se passe-t-il de l’autre côté du miroir?
 
Une clé pour comprendre les mécanismes de la rêverie enfantine réside dans le constat que les enfants usent de leur imagination pour relâcher des tensions intérieures. L’enfance n’est pas un long chemin tranquille. Le fait d’être petit dans le monde des grands entraîne immanquablement certaines craintes. Le penchant naturel pour le jeu des images intérieures, hors du cadre rationnel, se révèle extrêmement bénéfique sur le plan de la construction identitaire. Quand l’enfant joue, c’est du travail. Ses rêveries viennent à la rencontre de ses désirs et les comblent, lui permettant ensuite de mieux composer avec la réalité.
 
Il suffit d’être attentif aux échappées fantastiques de nos enfants pour nous apercevoir que les scénarios qu’ils construisent traduisent très souvent les sentiments contradictoires qui les habitent dans leur souhait de devenir adulte : le désir de sécurité que procurent les parents ne va pas sans une puissante envie de se soustraire à leurs exigences. Le fait de s’imaginer abandonnés d’eux ou en proie à la dureté du monde permet une gestion des peurs fondamentales, une préparation mentale saine et nécessaire. D’où l’attirance intuitive des enfants pour les histoires de grands méchants loups, qui leur donnent l’occasion de jouer, symboliquement, avec des phénomènes psychologiques troublants et de gagner en confiance. L’imaginaire permet alors un décalage par rapport au réel, éveillant chez l’enfant des résonances affectives qui l’aident à surmonter les difficultés de son Moi en développement et à marcher ainsi d’un pas plus confiant vers sa vie d’adulte autonome.
 
Se profile ici un paradoxe : la nécessité de se protéger sous l’aile de ce qui effraie. Apparemment absurde, ce constat atteste la puissance de l’effroi mais révèle surtout la capacité de l’humain, même très jeune, à dialoguer avec ses craintes. Si les enfants tremblent à la perspective de perdre la protection du cocon familial, les parents leur apparaissent trop souvent comme énonciateurs de consignes arbitraires et injustes : « Ne parle pas la bouche pleine. Finis tes devoirs… » La liste d’interdits et d’obligations est bien longue à cinq, dix, quinze ans… D’où l’attrait de la désobéissance et de la fuite, thèmes récurrents de la rêverie enfantine, qui donnent aux jeunes la possibilité de s’affranchir provisoirement du joug des adultes tout en se couvrant d’un manteau d’invisibilité et d’impunité. L’onirisme animalier demeure l’une des formes d’évasion privilégiées. Se glisser dans la peau d’une bête assouvit un désir sporadique d’échapper à soi-même, de se dépouiller de ses traits et tracas humains. Confrontés aux tentatives des grandes personnes de l’éduquer, de faire de lui un être raisonnable et responsable, l’enfant se réjouit de la part irréductiblement libre de l’animal. De la même manière, le tapis volant, la fusée ou la cape d’invisibilité deviennent des voies de sortie immédiates, hors de la portée des adultes et de leurs sollicitations intempestives. Haltes récréatives et compensatoires, ces voyages imaginaires permettent aux enfants de se fortifier et de mieux faire face à une réalité perçue comme oppressante.
 
En outre, les jeux imaginaires, tout comme la lecture d’histoires fantastiques, jouent un rôle décisif dans l’épanouissement de l’acuité et de la vivacité d’esprit, en invitant les enfants à élaborer peu à peu leurs propres réponses. Ce dérèglement du réel active la pensée autonome et inventive, permettant ainsi aux enfants de s’exercer à surmonter les difficultés de manière créative, à résoudre les problèmes par le biais de l’imagination – une fabulation indispensable au développement d’un enfant qui, demain, aura à inventer le monde.

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