Relations Hiver 2022-2023 / Dossier

picto-dossier-819-220px

Des milliers de personnes migrantes vivent sans statut au Québec. Leur quotidien est hanté par la peur d’être déportées et marqué par les abus, l’exploitation et l’absence de droits. Il leur faut être héroïques (pensons aux « anges gardiens » pendant la pandémie) pour que l’on daigne, parfois, améliorer leur sort, cela sans voir le brave combat qu’elles mènent chaque jour. Souvent invisibilisée, leur situation découle de politiques migratoires néolibérales et utilitaristes qui les privent d’une vie digne et d’une citoyenneté pleine et entière, comme c’est le cas de tant d’autres personnes ayant un statut migratoire précaire. Comment cela s’explique-t-il et qui en profite ? Comment comprendre ce manque d’hospitalité et d’égalité au sein de notre société, malgré tous les engagements de nos États en matière de respect des droits de la personne ? Ce dossier se penche sur ces problèmes et sur certaines des voies pour y remédier.

* Dossier élaboré en collaboration avec Mouloud Idir.

Au détour d’une rue de l’un des plus anciens quartiers de la ville de Sherbrooke, sur la façade de l’église Plymouth-Trinity, une banderole attire le regard. Elle nous apprend que cette église tient lieu de sanctuaire, depuis plus d’un an, à trois membres de la famille Rodriguez-Flores, qui s’y sont réfugiés, le 8 novembre 2021, sans pouvoir en sortir depuis. Leur demande d’asile ayant été rejetée en appel, cette famille, désormais sans statut, essaie ainsi d’échapper à son expulsion vers le Mexique, où Georgina, Manuel et leur fils craignent pour leur vie. Ils sont venus se réfugier au Canada en 2018 afin de fuir les menaces d’un cartel de la drogue mexicain.

Leur histoire, médiatisée grâce à un regroupement citoyen solidaire, ressemble à beaucoup d’autres parfois moins dramatiques, mais toutes intolérables. Car est-il normal, dans une société démocratique, que des personnes migrantes vulnérables étant venues refaire leur vie ici subissent pareille épreuve ? Est-il acceptable que des milliers de personnes sans statut soient exclues de la citoyenneté et de l’appartenance à notre monde commun, sans accès aux droits les plus fondamentaux ? Celui de se faire soigner, voire d’accoucher sans devoir payer des frais exorbitants, ou celui d’avoir un travail légal et décent à l’abri de l’exploitation ? La pandémie a exposé crûment ce que l’absence de filet social et le déni de droits ont signifié pour ces personnes qui ont déjà la peur, l’insécurité et l’abus comme compagnons d’infortune.

Après des décennies d’inaction, sous les pressions croissantes des groupes de défense des droits et libertés et des personnes migrantes, il faut se réjouir que le gouvernement fédéral prépare enfin un programme très attendu de régularisation des personnes sans statut, comme il s’en fait régulièrement dans plusieurs pays. Celui-ci aura-t-il la dimension inclusive et historique tant espérée, une portée large qui permettrait d’améliorer aussi le sort de trop de personnes migrantes ayant certes un statut, mais souvent si précaire ? Au moment d’écrire ces lignes, fin octobre, cela reste à voir.

S’il existe des sans-papiers autour de nous, c’est que nos sociétés en fabriquent et en ont besoin plus qu’elles ne l’admettent. Les causes structurelles de cette réalité que nous analysons dans le présent dossier, qui fait suite à « Nouveaux visages de la migration », publié en 2007, ont peu changé depuis. D’un pays d’immigration permanente, le Canada est devenu, depuis les années 2000, un pays priorisant une immigration temporaire, soumise à de nombreuses conditionnalités, et ce, souvent, sans accès à la résidence permanente. Il accueille de plus en plus de travailleurs et de travailleuses migrants temporaires œuvrant dans les secteurs de l’agriculture, de la santé et des services sociaux, des services de sécurité ou de l’entretien, notamment. L’approche utilitariste de la migration centrée sur les besoins du marché a supplanté une approche d’accueil plus ouverte des personnes migrantes. Cette tendance mondiale, porteuse d’injustices, multiplie les statuts précaires ainsi que les situations d’absence et de perte de statut. Elle inspire un slogan-torpille visant à faire éclater l’hypocrisie ambiante : « Assez bons pour travailler, assez bons pour rester ! », scandent les sans-papiers mobilisés dans les manifestations pancanadiennes qui se multiplient depuis l’été dernier pour exiger un statut pour toutes les personnes vivant au Canada.

*

Ces dernières années, à la faveur de la montée de courants nationalistes, conservateurs et d’extrême droite, la tendance à ce que le regretté philosophe Étienne Tassin appelait la « politisation de la xénophobie » s’est clairement accentuée. Comme il le disait si bien, cette « politisation » prend forme dans « la systématisation des contrôles aux frontières, les politiques migratoires restrictives et contraignantes, les luttes contre l’immigration illégale, les expulsions ou les internements dans des camps pour les sans-papiers. L’étranger a certes toujours fait peur, mais la peur de l’étranger semble aujourd’hui commander les politiques internationales autant que nationales. Le migrant non sélectionné serait un danger ; tout étranger un ennemi potentiel. L’étranger incarne une redoutable dissidence, qui suscite la peur[1]».

Sarah-Mecca Abdourahman, Little Girl with Pearl Earrings, huile sur toile, 122 cm x 183 cm, 2018.
Sarah-Mecca Abdourahman, Little Girl with Pearl Earrings, huile sur toile, 122 cm x 183 cm, 2018.

De fait, le migrant non sélectionné est assez rare au Canada et au Québec, deux entités politiques qui choisissent la vaste majorité des « nouveaux arrivants » et ne voient pas arriver régulièrement à leurs frontières des bateaux de migrants comme on en voit en Europe. La population d’ici est habituée à cela et la moindre brèche dans cette quasi-forteresse — comme celle créée par l’arrivée légale, mais irrégulière de demandeurs et demandeuses d’asile par le chemin Roxham, ces dernières années — cause un malaise, reflet du problème que pointe Tassin, ce qui ne signifie pas qu’aucune solidarité ne soit au rendez-vous. La nature des débats qui ont cours au Québec au sujet de l’immigration et des sans-papiers reflète aussi cette politisation de la peur de l’étranger ; les déclarations xénophobes et mensongères du ministre de l’Immigration et du premier ministre François Legault lors de la dernière campagne électorale l’ont bien montré. Pensons aussi à la propension de ce dernier à distinguer les « anges gardiens » essentiels des soi-disant non essentiels (lire moins qualifiés), comme il l’a fait durant la pandémie, estimant que les uns méritaient la résidence permanente, et pas les autres. Sans surprise, dans le processus devant mener à un programme fédéral de régularisation des sans-papiers, ce gouvernement constitue de manière déplorable une force de blocage[2] pouvant nuire aux avancées possibles.

Penser, comme le font Legault et le courant nationaliste conservateur, que cette attitude excluante, marquée par un triste déficit d’empathie, soit nécessaire à la cohésion nationale et à la survivance du français au Québec est un leurre. Plusieurs politiques inclusives peuvent très bien façonner cette cohésion en protégeant la langue, pour peu qu’on y mette vraiment de la volonté, de l’ouverture, des ressources et de la compétence, ce qu’on ne fait pas. Mais le plus inquiétant est le refus de comprendre qu’il n’y a pas d’avenir dans une société dont le confort consumériste est en grande partie fondé sur l’exploitation d’autrui, sur un racisme systémique et sur des dispositifs répressifs qui vont jusqu’à la détention de personnes sans statut traitées injustement comme des criminelles, cela dans l’indifférence générale.

Nous pouvons collectivement mettre le Québec et le Canada sur une autre trajectoire. Qu’attendons-nous pour concrétiser les droits humains reconnus aux individus, quel que soit leur statut, en vertu de nos chartes et du droit international ? Pour faire en sorte que tout être humain dispose des mêmes droits, où qu’iel vive ? Une telle perspective requiert la régularisation urgente des sans-papiers et des personnes migrantes précarisées ainsi que le respect des engagements des États en matière de droits humains. Elle exige aussi la ratification de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille. Adoptée à l’ONU en 1990, elle n’a encore été ratifiée par aucun pays d’accueil d’immigration occidental ; c’est dire l’ampleur des transformations idéologiques, politiques et structurelles à opérer pour sortir des logiques capitalistes et néocolonialistes. Sans être parfaite, cette Convention contraindrait le Canada à reconnaître que les personnes migrantes, même temporaires, font partie intégrante de la société, et que leurs droits ne peuvent être brimés comme ils le sont actuellement – au point où plusieurs, au Québec, préfèrent abandonner leur emploi temporaire, les conditions aliénantes et le statut précaire qui viennent avec, pour devenir des sans-statut[3].

Tendre vers la mise en place d’une véritable citoyenneté universelle pour toutes et tous, n’est-ce pas la voie inspirante dans laquelle s’engager pour réduire la fracture entre « nous » et « les autres » ? On peut le penser, car non seulement les migrations ne cesseront pas, à voir le peu d’actions conséquentes menées pour enrayer plusieurs de leurs causes économiques, politiques ou climatiques, mais il importe de reconnaître que le franchissement des frontières est une liberté humaine depuis que le monde est monde.


[1] E. Tassin, « L’étranger et le citoyen », Relations, n° 720, octobre-novembre 2007.
[2] À ce sujet, lire Romain Shué, « Ottawa envisage de régulariser des centaines de milliers de sans-papiers », Radio-Canada, 7 octobre 2022 [en ligne].
[3] Lire le texte de Lucio Castracani du présent dossier.

Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend