Relations septembre 2013
Vivre analphabète
L’auteure est travailleuse communautaire au Centre d’organisation mauricien de services et d’éducation populaire (COMSEP)
Que vivent les personnes analphabètes au Québec? Qu’ont-elles à nous dire et à nous apprendre de leur expérience? Douze personnes[1] peu scolarisées ont bien voulu s’exprimer pour nous sur le sujet, dans le cadre de différents ateliers organisés par le Centre d’organisation mauricien de services et d’éducation populaire (COMSEP). Voici un regard sur leur situation, suivi de quelques extraits de leurs témoignages.
L’analphabétisme est un grave problème que vivent de nombreuses personnes au Québec. C’est un handicap social important que d’avoir de nos jours de la difficulté à lire, à écrire et à compter. Une réalité qui rime trop souvent avec préjugé, pauvreté et isolement. N’importe qui peut être analphabète : un jeune décrocheur, une personne âgée qui n’a pas pu aller à l’école, une personne immigrante, un chômeur ou un salarié, une maman qui a de jeunes enfants.
Les personnes qui ont participé à nos ateliers disent de manière unanime que l’estime personnelle et la confiance en soi sont pratiquement à zéro. Il y a un manque… un vide. Étant peu scolarisées, ces personnes sont limitées à plusieurs égards : bon nombre d’entre elles ont une vie sociale très restreinte, car elles cachent leur handicap, les possibilités d’emploi intéressantes sont pratiquement inexistantes et un retour aux études n’est pas ou peu envisageable. Le risque d’isolement est donc accru.
Être analphabète, au quotidien, c’est être dépendant des autres. C’est devoir souvent demander de l’aide pour faire l’épicerie, remplir des formulaires, comprendre la posologie des médicaments, chercher un numéro de téléphone ou comprendre le courrier reçu, lire les étiquettes sur les produits, prendre des ententes de paiement de comptes; c’est aussi ne pas être capable d’utiliser un ordinateur, ne pas pouvoir aider son enfant dans ses devoirs, etc. Toutes les choses exécutées facilement par quiconque deviennent d’une extrême complexité pour les personnes analphabètes.
Une responsabilité portée seul
Le fait de ne pas savoir lire et écrire peut augmenter le stress et causer également un manque de vocabulaire chez plusieurs analphabètes. Ayant de la difficulté à s’exprimer et à choisir les bons mots – devant un professionnel de la santé, par exemple –, la communication est difficile et la compréhension peut faire défaut. La plupart des gens n’osent pas avouer qu’ils ont de la difficulté à comprendre les consignes ou les mots qui sont employés. Le sentiment d’inégalité est alors immense et la honte s’installe. Honte de ne pas comprendre. Honte d’avouer qu’on a de la difficulté à lire et à écrire.
Malheureusement, les personnes analphabètes essaient généralement d’éviter les situations où elles doivent lire et écrire. Elles se culpabilisent et portent souvent seules la responsabilité de leur problème d’analphabétisme. De plus, étant souvent pauvres, ces personnes peuvent difficilement se projeter dans le futur, développer des projets à long terme. Il leur est difficile d’imaginer pouvoir s’en sortir un jour. Dans bien des cas, pour elles, un changement de situation n’est pas envisageable; elles s’enferment dans cet état et restent aux prises avec un sentiment d’impuissance.
Briser l’isolement est pour plusieurs très important. Se sentir utile, être moins seul, avoir une meilleure estime de soi et se valoriser, pouvoir participer, voilà quelques raisons pour apprendre à lire et à écrire. La réinsertion sociale est essentielle. Les personnes peu scolarisées ont besoin d’être accompagnées pour reprendre leur place dans la société, soit par le marché du travail, soit en s’impliquant bénévolement dans différents organismes, ou encore en se réappropriant des rôles comme celui de parent, de citoyen. Les participants et participantes qui se sont exprimés pour contribuer à cet article veulent être les acteurs de leur propre vie et de leur cheminement.
Apprendre à lire et à écrire est souvent long, ardu et complexe. Les personnes analphabètes sont d’accord pour admettre qu’elles ont un manque de connaissances générales. Par le fait même, ayant peu de ressources, de scolarité et de réseaux d’entraide, elles sont les premières démunies de la société. De là, arrive la pauvreté qui colle à la peau pour la majorité d’entre elles.
Par ailleurs, l’école est considérée par plusieurs comme un de leurs plus grands échecs. Certains ont eu des difficultés d’apprentissage, ou encore des problèmes comme l’hyperactivité, qui leur renvoyait l’image négative d’être un enfant retardé et turbulent. D’autres ont subi des moqueries, de l’intimidation et d’autres formes de violence de la part de leurs compagnons de classe. Tous ces problèmes n’aident pas à aimer l’école et expliquent que certains ont tout simplement abandonné et sacrifié la lecture et l’écriture. Le décrochage scolaire est aussi dû, dans bien des cas, à des problèmes familiaux comme la pauvreté des parents, la difficulté de grandir dans certaines familles monoparentales ou dans les foyers d’accueil. Les différentes situations familiales négatives jouent un rôle important dans la décision d’arrêter des études qui ne sont pas valorisées.
Prises de parole
Les propos des personnes qui ont contribué à ce texte nous font prendre conscience des difficultés et des défis auxquels sont confrontés les analphabètes. Pour Maxime, l’analphabétisme est égal à la pauvreté; pour Roch, le jugement des autres entraîne le jugement envers soi-même; pour Francine, l’analphabétisme ne devrait pas exister, mais c’est une utopie de penser pouvoir l’éradiquer; pour Nancy, travailler fort pour s’en sortir est la clé du succès et pour Denis, c’est déjà une délivrance que de mettre les pieds dans un organisme communautaire[2].
D’autres participants et participantes appuient Denis quand il exprime que le milieu communautaire est une planche de salut. Eddy affirme : « Alors que je n’avais plus rien devant moi, voilà que je découvre COMSEP. Une vraie bouée de sauvetage. Je peux améliorer mon français, mes mathématiques et écrire pour le journal de l’organisme. Être avec des personnes qui sont sensiblement dans la même situation que moi. Je me découvre maintenant de nouvelles passions et, finalement, je reprends espoir. C’est intéressant de voir qu’on peut encore grandir. Depuis 2008, je ne suis plus la même personne. »
Quant à Céline, elle mentionne : « Je participe présentement à des ateliers d’alphabétisation dans le but d’apprendre à lire et à écrire. Dans la vie de tous les jours, mon conjoint m’aide énormément lorsque nous allons à l’épicerie ou au restaurant. Il m’aide à lire les ingrédients, les étiquettes ou le menu. Encore aujourd’hui, des personnes ne savent pas lire ni écrire et il faut en parler pour changer cette réalité. »
Pour Yannick, reprendre confiance en lui lui donne espoir de retourner sur le marché du travail. « Le fait de ne pas savoir lire et écrire est un inconvénient majeur lorsqu’on veut se trouver un emploi. Je travaillais, mais avec les coupures de postes, j’ai été le premier à être mis à pied. Je n’ai pas encore trouvé un nouvel emploi, car les employeurs demandent un secondaire V complété. Actuellement, je trouve très gênant de recevoir de l’aide sociale et de me sentir différent des autres. C’est extrêmement difficile de n’avoir qu’un chèque par mois. J’aimerais bien mieux avoir un travail régulier. Mais, depuis que je fréquente cet organisme communautaire, je reprends confiance en moi et j’y arriverai bien un jour. »
Comment une société industrialisée comme la nôtre peut-elle produire tant d’analphabétisme? Comment peut-on accepter que la pauvreté augmente sans cesse et fasse autant de dommages? Ce sont ces questions que l’on doit se poser. Par leurs propos, les personnes ayant participé à la rédaction de ce texte expriment qu’elles portent seules la responsabilité de leur analphabétisme. Pourtant, n’avons-nous pas comme société une responsabilité?