Relations novembre-décembre 2019
Vieillir encabanés l’hiver?
L’auteur est doctorant en études urbaines à l’INRS-UCS
Pour briser l’isolement des personnes âgées durant l’hiver, il faut repenser la manière de vivre et d’habiter le Québec.
L’hiver dernier, alors que la glace prenait d’assaut les trottoirs de Montréal pendant plusieurs mois, les appels de citoyens et de citoyennes au Comité exécutif de la Ville de Montréal se sont multipliés : il fallait à tout prix améliorer la vitesse de déglacement de certaines rues, surtout les moins passantes. La mairesse Valérie Plante a répondu que son administration prenait tous les moyens pour atteindre ce but, mais que les périodes de gel et de dégel, de pluie et de neige, se succédaient à un rythme si effréné qu’il était difficile de faire mieux, du moins avec le budget et les équipements dont disposait alors la Ville. En effet, entre décembre et mars 2019, 26 épisodes de gel et de dégel se sont produits dans la région de Montréal. Clairement, nous ne sommes pas prêts à faire face aux dérèglements et aux soubresauts de l’hiver qui accompagnent déjà les changements climatiques. L’hiver tel que nous le connaissions est en train de disparaître et, avec lui, le peu de prise que nous avions sur lui. S’il se réchauffe, il devient paradoxalement moins propice aux déplacements.
Une saison difficile
Durant la période hivernale, le problème principal – du moins chez les personnes vieillissantes – est le risque de chutes, celles-ci s’aggravant avec la présence de glace sur la chaussée et les trottoirs. Entre 2006 et 2011, les chutes avec blessures causées par les conditions hivernales ont augmenté de près de 10 %[1]. L’hiver dernier, à Montréal et Laval, on a noté une hausse de 68 % du nombre de chutes sur glace par rapport à la période hivernale de 2017-2018. Cela dit, il n’y a pas qu’en ville que la mobilité hivernale peut être réduite : en banlieue et en campagne, où l’automobile règne en maître, les conditions routières sont parfois compliquées. L’augmentation du nombre d’épisodes de verglas rend les routes dangereuses. La « marchabilité » des trottoirs peut être difficile, voire parfois pire qu’en ville. Si l’on ne conduit plus, comme c’est le cas de nombreuses personnes vieillissantes, il faut alors faire des réserves ou encore dépendre de réseaux d’entraide ou de services à domicile pour obtenir médicaments, aliments et autres objets de première nécessité. La situation est particulièrement critique chez les personnes vieillissantes vivant seules, qui se retrouvent souvent isolées durant l’hiver. Bref, il semble que la période hivernale puisse exacerber des problèmes de santé chez plusieurs personnes et contribuer à l’augmentation des coûts de leurs factures (chauffage, taxis, etc…), tout en ayant une influence négative sur l’étendue de leur vie sociale. En effet, la hausse des coûts de l’électricité peut devenir un réel fardeau pour les ménages les plus démunis, dont les revenus sont insuffisamment indexés à la hausse du coût de la vie. Pendant ce temps, Hydro-Québec, rappelons-le, a engrangé des profits de 3,19 milliards de dollars en 2018.
De tels constats nous amènent à cette question : le vieillissement et l’hiver sont-ils nécessairement antinomiques ? Nos latitudes sont-elles à ce point hostiles au vieillissement ? Est-il normal de mourir d’hypothermie à l’extérieur d’une résidence pour personnes âgées, comme la mère de Gilles Duceppe en a fait la tragique expérience en janvier 2019 ? Certainement pas. Mais sachant que l’Homo sapiens existe depuis au moins 45 000 ans en Sibérie, et depuis au moins 10 000 ans dans le Nord du territoire maintenant connu sous le nom de Canada, le problème de fond qui doit nous préoccuper ici semble plutôt sociétal. L’hiver, de même que les périodes caniculaires, sont révélatrices d’inégalités socioéconomiques. Comme la philosophe Judith Butler le dirait, la condition humaine implique une certaine précarité ontologique de base, qui est inhérente à la vie, à notre constitution – une fragilité devant la mort, la blessure, la maladie, le froid, la chaleur, la violence. Par contre, au Québec du moins, tout semble indiquer que nous possédons les moyens de remédier à cette précarité ontologique, grâce aux infrastructures, au génie civil et à une certaine richesse matérielle. Suivant la pensée de Butler, nous serions plutôt ici devant la précarité tout court, qui se définit comme « la condition politiquement induite qui fait que certaines populations souffrent de défaillances des réseaux sociaux et économiques de soutien et sont exposées de façon différentielle à la blessure, à la violence et à la mort[2] ». Les causes de ces inégalités sont donc évitables, du moins en théorie.
Ainsi, passer l’hiver devant un foyer de grès dans une villa à Mont-Tremblant n’est pas la même chose que de devoir condamner un étage de sa maison à Maria, en Gaspésie, afin d’économiser sur la facture d’électricité parce que le toit est un peu défoncé. Éléonore (nom fictif), 83 ans, que j’ai rencontrée pour une entrevue dans son appartement situé au deuxième étage d’un triplex dans un quartier central de Montréal, faisait l’acquisition d’une réserve impressionnante de boîtes de conserve au début de chaque hiver. Empilées dans son étroit couloir, ces conserves lui évitaient d’avoir à sortir ou de prendre sa voiture pour faire à chaque semaine les courses. Nombre de personnes vieillissantes au Québec ont recours à des stratégies similaires. Heureusement que les popotes roulantes existent et qu’elles peuvent offrir des repas complets à faible coût aux personnes ne pouvant se déplacer.
Repenser nos collectivités
L’accessibilité universelle – un principe d’aménagement qui est de plus en plus populaire – vise à créer les conditions permettant « d’accéder à un bâtiment ou à un lieu public, de s’y orienter, de s’y déplacer, d’y utiliser les services offerts à tous et de pouvoir y vivre les mêmes expériences que tous les usagers, et ce, en même temps et de la même manière[3] ». Or, nos villes, nos banlieues et les villages ont d’abord été pensés pour l’été. Il va sans dire que nous subissons l’hiver sans l’embrasser, et que les rapports au territoire qui en découlent sont nécessairement tendus.
Les résidences pour personnes âgées ont bien compris l’avantage d’offrir toute une gamme de services sur place, en permettant aux personnes qui y vivent, par exemple, de manger et d’obtenir leurs médicaments sans devoir affronter l’hiver. Tout en faisant des profits faramineux, ces compagnies offrent un service que les services publics n’ont pas été assez rapides à prendre en charge. Au-delà de cet enjeu précis, un impensé plus large subsiste toutefois : est-ce une bonne idée, dans un climat continental humide et froid, que des personnes vieillissantes vivent seules l’hiver et, surtout, qu’elles doivent se débrouiller seules pour subvenir à leurs besoins? Bref, ce n’est pas l’hiver le problème, c’est notre façon de vivre et d’habiter le Québec.
En se gardant bien de la glorifier, la co-résidence multigénérationnelle – qui était la norme au Québec avant les années 1950 et chez les peuples autochtones sédentaires, nomades et semi-nomades qui occupaient ce territoire avant la colonisation – est peut-être la meilleure piste de solution pour contourner le problème de la perte de mobilité hivernale des personnes vieillissantes. La solitude de ces personnes, ou plutôt leur isolement physique, est un phénomène relativement récent. L’étalement urbain, la famille nucléaire, l’isolement, le cadre bâti inadéquat et son manque de densité, le zonage inapproprié, les zones commerciales destinées aux automobiles, les déserts alimentaires et l’offre inadéquate de transports en commun contribuent tous, à leur manière, à faire de l’hiver un enfer pour plusieurs personnes. Dans ce contexte, fuir l’hiver en Floride est tout à fait sensé, mais ne résout pas le problème, d’autant plus que cet État sera en majeure partie inondé avant la fin du siècle. Étant donné que nous devrons inexorablement réduire nos déplacements de longue distance sur la planète, déplacer les snowbirds de la Floride au Maryland ne règlerait pas non plus la question de fond. Il faut trouver des manières de reprendre l’idée sur laquelle capitalisent les résidences privées et repenser l’organisation spatiale de nos collectivités hors de la logique du marché : créer des zones plus densément peuplées, davantage de services de proximité ainsi que des logements abordables, sécuritaires, accessibles et intergénérationnels. La condition hivernale qui est la nôtre nécessite des mesures renforcées d’inclusion sociale. Il n’en tient qu’à nous, encore une fois, de les réaliser.
[1] Annabelle Caillou, « Appel à un urbanisme mieux adapté aux aînés », Le Devoir, 29 janvier 2018.
[2] Judith P. Butler, Ce qui fait une vie : essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010, p. 30.
[3] Accessibilité universelle. Plan d’action 2015-2018, Arrondissement Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, 2015.