Relations mai-juin 2018

Mémoire des luttes au Québec – pour continuer le combat

Dominique Caouette

Vents d’autoritarisme sur l’Asie du Sud-Est

L’auteur est professeur de science politique et chercheur au Centre d’études de l’Asie de l’Est à l’Université de Montréal

Si la région a connu des poussées démocratiques dans certains pays à la fin du XXe siècle, on assiste aujourd’hui à un ressac autoritaire et populiste et à une consolidation des régimes répressifs.

 

Alors que le tournant du XXIe siècle semblait promettre des jours sereins en Asie du Sud-Est, à la faveur de différentes avancées démocratiques et d’une croissance économique des plus enviables, force est de constater que nous sommes aujourd’hui face à une panoplie de régimes politiques marqués par différentes expressions d’autoritarisme : il suffit de penser aux violentes politiques antidrogue de la présidence de Rodrigo Duterte, aux Philippines, ou à la répression de la minorité rohingya en Birmanie par le gouvernement mené par Aung San Suu Kyi, par exemple[1]. Comment appréhender le fait que, d’un côté, la croissance économique se poursuive et qu’une classe moyenne se consolide, tandis que, de l’autre, on assiste à l’avènement de régimes politiques aux contours de plus en plus autoritaires ? Entrons-nous dans une nouvelle ère politique dans la région, qui pourrait être qualifiée de post-démocratique ?

Une région plurielle
L’Asie du Sud-Est est une région formée par les 11 États situés entre la Chine et l’Inde : la Birmanie, le Cambodge, le Laos, le Vietnam, la Malaisie, la Thaïlande, Singapour, l’Indonésie, Brunei, le Timor oriental et les Philippines. Cette région constitue un véritable carrefour, un espace de commerce et de rencontre entre plusieurs cultures et religions. La formation et la consolidation de ces 11 États ont été marquées par des expériences communes : les conséquences de la colonisation et de la décolonisation (sauf pour la Thaïlande, qui n’a pas été formellement colonisée), les défis du développement, la géopolitique de la guerre froide et la mise en place d’une organisation régionale commune, soit l’Association des États de l’Asie du Sud-Est (ANASE), créée en 1967[2].

Cependant, ces États ont également vécu des expériences politiques très distinctes allant de guerres révolutionnaires (Indonésie et Philippines) et socialistes (Laos, Cambodge et Vietnam) aux indépendances négociées avec la puissance coloniale britannique (Malaisie, Singapour, Birmanie, Brunei), de même que des trajectoires économiques diverses durant le XXe siècle. De plus, dans un contexte de guerre froide, l’Asie du Sud-Est a été au cœur de conflits idéologiques et d’affrontements Est-Ouest – mais aussi entre la Chine et l’Union soviétique – qui se sont traduits, dans la région, par de véritables affrontements armés.

Ce n’est qu’à partir des dernières décennies du XXe siècle, en particulier à la suite de la crise asiatique de 1997, que l’on peut voir converger les modèles de développement économique, essentiellement axés sur les exportations et la libéralisation des marchés financiers avec, en tête de liste, les « tigres » asiatiques (Malaisie, Thaïlande, Indonésie et Philippines) qui rejoignent Singapour, déjà engagé sur cette voie depuis les années 1970 et désormais considéré comme l’un des « dragons » asiatiques, avec la Corée du Sud, Taïwan et Hong Kong. Ces économies en émergence sont suivies de près aujourd’hui par le Vietnam et le Cambodge. En fait, les taux de croissance économique de la plupart des États de la région font l’envie du reste du monde, non seulement des pays dits du Sud, mais aussi de ceux du Nord.

Démocratisation et semi-autoritarisme
Sur le plan politique, si l’on fait exception des régimes socialistes à parti unique (Vietnam et Laos) ou de la monarchie absolue de Brunei, plusieurs États de la région ont expérimenté différents processus de démocratisation à partir de la deuxième moitié des années 1980. Après le soulèvement populaire (désigné comme la « People Power Revolution ») aux Philippines, en 1986, qui permet, avec l’appui des États-Unis, de chasser du pouvoir le dictateur Ferdinand Marcos et de revenir à un gouvernement élu, on assiste, dans les années 1990 et 2000, à un retour à des régimes civils en Thaïlande (1992), à la chute de la dictature de la famille Suharto en Indonésie (1998) et, plus récemment, à la fin relative de la junte militaire en Birmanie avec la tenue d’élections en 2010, puis en 2012 et 2015.

Par contre, ce sont différents régimes semi-démocratiques, tels ceux présents en Malaisie et à Singapour, qui semblent démontrer la plus grande résilience, et ce, malgré certains efforts et tentatives de démocratisation de la part de partis d’opposition ou d’organisations de la société civile. Ces régimes organisent ainsi régulièrement des élections auxquelles différents partis politiques sont invités à participer, bien que ce soit toujours le parti au pouvoir qui l’emporte. C’est le cas de la United Malays National Organisation, le parti politique du président actuel Najib Razak, qui forme avec la Malaysian Chinese Association et le Malaysian Indian Congress la coalition de droite Barisan Nasional (Alliance nationale), au pouvoir depuis 1957. À Singapour, le People’s Action Party, fondé par Lee Kuan Yew en 1954, gouverne la Cité-État depuis 1959.

 Si beaucoup s’imaginaient que le développement économique et l’essor d’une classe moyenne assureraient la consolidation démocratique, il semble que ce soit le contraire qui se produise actuellement. D’une part, dans les pays où différentes avancées démocratiques ont été réalisées dans les années 1980 et 1990 (Philippines, Thaïlande, Indonésie, Cambodge et Birmanie), on assiste actuellement à un rétrécissement de l’espace démocratique. D’autre part, les régimes semi-démocratiques déjà en place (Singapour et Malaisie) ne semblent pas menacés ou enclins à des concessions démocratiques. Attardons-nous à trois cas emblématiques pour illustrer notre propos : la Thaïlande, le Cambodge et l’Indonésie.

En Thaïlande, depuis le coup d’État militaire de 2006 contre le président Thaksin Shinawatra, réélu en 2005 avec la plus forte majorité de l’histoire, les militaires sont intervenus directement et indirectement à plusieurs reprises : la dernière fois en 2014 à travers la Cour constitutionnelle pour destituer la sœur de Thaksin, Yingluck Shinawatra, élue en 2011. Le pouvoir de l’armée en Thaïlande a significativement augmenté avec l’adoption en 2017 d’une nouvelle constitution (la vingtième depuis 1932) qui limitera l’étendue des pouvoirs du gouvernement civil à partir des prochaines élections, initialement annoncées pour novembre 2018, mais récemment reportées à 2019. De plus, avec la mort du roi Rama X et l’ascension au pouvoir de son fils, beaucoup moins populaire, l’armée semble être en mesure de renforcer son contrôle des institutions politiques. Enfin, des accusations de lèse-majesté ont été portées contre les dissidents comme jamais auparavant, en particulier contre des intellectuels et des professeurs d’université jugés trop critiques ou menaçants, et ce, sans provoquer d’importantes manifestations populaires ou de rassemblements d’opposition.

Au Cambodge, au début du mois de septembre 2017, le gouvernement de Hun Sen a ordonné l’arrestation de son principal opposant, Kem Sokha, à la tête du Parti du salut national du Cambodge, accusé de trahison pour avoir affirmé en 2013, dans un entretien diffusé sur YouTube, qu’il avait sollicité l’assistance d’universitaires et d’experts américains et canadiens pour établir une stratégie de changement de régime au pouvoir[3]. Le même mois, le plus important quotidien indépendant annonçait devoir fermer ses portes en raison d’une imposante facture de 6,3 millions de dollars pour de supposés arriérés fiscaux. Après avoir gouverné conjointement avec le prince Norodom Ranariddh, président du Front uni national pour un Cambodge indépendant, neutre, pacifique et coopératif, le premier ministre Hu Sen dirige seul le pays depuis 1998, et ce, de manière de plus en plus autoritaire – resserrant entre autres le contrôle sur les organisations de la société civile et les opposants politiques.

En Indonésie, la transition démocratique s’est amorcée à partir de 1998 avec le départ de la famille Suharto, qui était au pouvoir depuis 1966. Or, si des élections présidentielles, législatives et régionales ont bien été organisées depuis, l’espace démocratique semble aujourd’hui mis à mal par la montée, dans le pays musulman le plus peuplé du monde, de mouvements populistes musulmans, souvent homophobes, anti-chinois et anti-chrétiens. En avril 2017, le maire par intérim de la capitale, Jakarta, un Indonésien chrétien d’origine chinoise, a été défait aux élections municipales, alors qu’il partait favori après avoir remporté le premier tour, en février. Non seulement a-t-il perdu au second tour, mais il fut également arrêté et emprisonné, accusé d’avoir blasphémé contre le Coran. Dès la fin 2016, une série de mobilisations anti-chinoises et anti-chrétiennes avaient été organisées par le groupe musulman orthodoxe Front de défense islamique, proche d’anciens militaires du régime de Suharto. Les récents évènements font craindre un retour éventuel de figures politiques associées à ce régime autoritaire.

Troisième vague de démocratisation et ressac autoritaire
Popularisée par le controversé politologue américain Samuel Huntington, l’idée d’une « troisième vague démocratique » voulait aider à comprendre les libéralisations politiques et les transitions démocratiques de la région comme s’inscrivant dans une série de processus de transition démocratique initiée avec la fin des régimes autoritaires en Espagne, au Portugal et en Grèce à la fin des années 1970, suivie des transitions dans les régimes bureaucratico-autoritaires de l’Amérique du Sud (Brésil, Argentine et Chili, entre autres) et les dictatures et régimes militaires en Amérique centrale (Nicaragua, El Salvador et Guatemala) dans les années 1980. La transition, dans certains pays de l’Asie du Sud-Est (Philippines, Thaïlande, Indonésie) et d’Afrique subsaharienne, s’inscrirait dans ce mouvement démocratique, de même que les révoltes du printemps arabe, selon certains.

Bien qu’il s’agisse d’une analogie séduisante, qui évoque un effet d’entraînement et de mimétisme démocratique qui se répandrait à l’échelle planétaire, force est de constater à la lumière des cas discutés précédemment que nous serions plutôt en face d’un ressac autoritaire. En Asie du Sud-Est, celui-ci se manifesterait par la résilience d’une variété de régimes semi-démocratiques de type plus « classique » (Singapour et Malaisie) et de régimes plutôt hybrides – allant du populisme autoritaire des Philippines de Duterte, au régime militaire d’exception (Thaïlande) et répressif (Cambodge et Birmanie) – auxquels on peut ajouter les régimes de facto à parti unique, comme ceux du Vietnam, du Laos et de Brunei.

Le fait que la Chine soit le premier partenaire commercial et financier de la région depuis 2011 – en plus de mettre en place des programmes d’assistance généreux, en particulier pour les infrastructures –, pourrait expliquer en partie pourquoi certains États sont prêts à prendre le risque d’adopter des politiques autoritaires qui vont à l’encontre du libéralisme politique occidental. La Chine réussirait ainsi à développer peu à peu un pouvoir d’influence dans la région en tolérant ou en appuyant des régimes qui pourraient être ostracisés par l’Ouest.

 Des outils conceptuels inadéquats
L’un des importants défis liés à la compréhension des processus actuels dans la région réside dans le fait qu’une grande partie de la littérature scientifique produite dans les dernières décennies du XXe siècle était essentiellement axée sur la manière d’expliquer les transitions démocratiques et, éventuellement, la consolidation démocratique, sans envisager la possibilité d’un ressac autoritaire. Il devient alors nécessaire de prendre conscience que les transitions démocratiques ne coulent pas de source et ne sont pas définitives : les reculs sont possibles, l’émergence d’une classe moyenne dans une société n’est pas nécessairement le signe d’une poussée démocratique et la tenue régulière d’élections, bien qu’étant l’une des conditions nécessaires à la mise en place de processus démocratiques, n’en constitue pas une condition suffisante. Enfin, avec la fin de la guerre froide, des nouvelles formes d’autoritarisme peuvent adopter différentes modalités et très bien s’accommoder d’une économie libéralisée axée sur les exportations. Dans bien des cas, les gouvernants ne remettent pas en question le pouvoir des grands conglomérats et des familles de la grande bourgeoisie, préférant des alliances et des partenariats avec ces acteurs, tout en garantissant l’accès aux marchés de consommation de masse pour une partie des classes moyennes émergentes, disposées à tolérer des régimes « forts » pourvu que les revenus soient assurés.

Ainsi, il est bien difficile de prévoir comment évolueront ces tendances lourdes dans les années à venir. Il faudra demeurer attentif à l’évolution de la situation dans la région pour savoir si la stabilisation de ces régimes « élus » mais semi-autoritaires se consolidera ou non.

Une version plus longue de ce texte paraîtra bientôt dans l’ouvrage La politique en questions aux Presses de l’Université de Montréal.

[1] Lire à ce sujet Laurence Choquette Loranger et Vivien Cottereau, « Philippines : les dérives de Duterte » et Jean-François Rancourt, « Les Rohingyas : portrait d’une minorité persécutée », dans Relations, no 795, mars-avril 2018.
[2] Le Timor oriental a actuellement le statut d’observateur, mais devrait bientôt devenir membre à part entière.
[3] Voir « Combodia’s opposition leader charged with treason », The Guardian, 5 septembre 2017, disponible sur le site <theguardian.com>.

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