Relations août 2013

Libérer l'imagination

Etienne Tassin

Utopistes contre réalistes

L’auteur, professeur de philosophie politique et chercheur au Centre de sociologie des pratiques et représentations politiques de l’Université Paris Diderot, a publié, entre autres, Le maléfice de la vie à plusieurs. La politique est-elle vouée à l’échec? (Bayard, 2012)

Devant l’emprise d’une conception gestionnaire et policière du politique, il est important de rappeler le pouvoir émancipateur de l’imagination.

On oppose ordinairement la realpolitik – sérieuse, responsable, pragmatique et efficace – à l’utopie, rêveuse et insouciante, imaginative certes, mais inappropriée aux solutions politiques qu’un monde aujourd’hui globalisé exige en raison de concurrences économiques contraignantes, de pressions géopolitiques incontournables, de menaces écologiques inévitables. L’heure n’est pas à l’imagination. Ou alors celle-ci doit être uniquement au service des moyens et des solutions, non des perspectives et des évasions. Car il y a deux ordres de l’imagination : soit celle-ci est servile, employée à résoudre des problèmes qu’elle n’a pas créés mais que la réalité nous impose; soit elle est libre, si sa grâce d’inventer est illimitée et si la projection des possibles n’est imposée par aucune nécessité ni circonscrite aux frontières du faisable. Dans le premier cas, l’imagination est instrumentale; dans le second, elle est émancipatrice. Si le premier se rapporte davantage à la sphère économique, le second est certainement politique.
 
Un réalisme destructeur
On a souvent recours à Machiavel, le fondateur de la science politique moderne, pour justifier le réalisme en politique – le fameux machiavélisme. Certes, en écrivant Le Prince, en 1513, l’intention de Machiavel était bel et bien « d’écrire des choses profitables à ceux qui les entendront », opposant aux « républiques imaginaires qui ne furent jamais connues pour vraies » l’analyse de ce qui se fait plutôt que celle de ce qui devrait se faire (Le Prince, chapitre XV). Mais s’agissait-il de plaider en faveur d’un réalisme opportuniste, contre une utopie irréaliste? Ce n’est évidemment pas ce que suggère Machiavel et j’ajouterais même ce qu’aucun homme ou aucune femme politique véritablement soucieux de la chose publique ne revendiquerait. On appelle imagination la faculté de créer, non par reproduction d’images de ce qui est, mais par production d’images de ce qui pourrait être. Or, ce qui pourrait être n’est pas forcément ce qui devrait être. L’imagination est soit un art des possibles susceptibles d’être réalisés, soit un art des impossibles qui défient et déjouent toute réalisation, mais éclairent le possible d’une lumière sans laquelle le « faisable » n’est qu’aveuglement aux enjeux et renoncement aux promesses. On commence à penser quand on se soustrait à l’évidente nécessité des choses; et qu’on la renverse pour inventer du nouveau. Telle est aussi la leçon machiavélienne.
 
Le réalisme est désabusé et résigné; l’utopie, désillusionnée et libératrice. Puissance de désillusion, l’imagination l’est parce qu’elle délivre de l’obsession du prétendu « réel ». En se réclamant du réalisme le plus sérieux – se soumettre au faisable plutôt que de rêver à l’impossible –, la realpolitik est en réalité la forme accomplie et déniée de l’illusion. Comme les prisonniers enchaînés au fond de la caverne platonicienne, les réalistes ne voient que les images qui défilent sous leurs yeux. Ces images-là ne sont pas le fruit de leur imagination, tout entière stérile : ce ne sont que de pauvres apparences qui miroitent devant leurs yeux et qu’ils prennent – là est l’erreur – pour la réalité, mais aussi – là est l’illusion – pour objet de leur désir. Incapables d’imaginer ce qu’ils ne sauraient voir, les réalistes ne désirent que ce qu’ils voient. Faisant de l’apparence l’objet de leur désir, ils prennent la consommation de ces images sans imagination pour l’effectuation du réel. Ils ne désirent que ce qu’ils voient, et ne voient que ce qu’ils peuvent consommer. Le consommable est le faisable, et vice-versa.
 
Cette posture est celle du néolibéralisme planétarisé. Consommons le monde! C’est-à-dire les apparences auxquelles, par défaut d’imagination, par souci d’efficacité et par cupidité, on le réduit. Ainsi le monde est détruit par le réalisme. Lequel ne laisse derrière lui que des immondices, ces déchets de la consommation, pour prix des profits que la course aux gains et à la suprématie génère. À ceux qui font profession de réalisme, qu’il reste encore ici et là un monde humain, c’est là un dommage collatéral. Aux autres qui imaginent, au-delà de l’implacable réalité, au-delà des images qui poussent à la consommation, et qui rêvent le monde au lieu de le consommer, à ceux-là est promis un monde : le monde que nous habitons, un monde commun libéré des fantasmes de l’efficacité et de la rentabilité. Ce qui fait défaut au réaliste – et ce manque le tient en servitude –, c’est la puissance imaginative du désir qui correspond à ce qu’Ernst Bloch a nommé l’excédent utopique. Imaginer, c’est voir en excès du vu, désirer en excès du désiré, penser en excès du concevable. L’imagination utopique est excessive, elle imagine plus que le représentable et désire plus que le souhaitable : elle invente l’impossible, l’irréalisable, et le rend désirable sans pour autant rendre sa réalisation nécessaire ni même souhaitable. Le monde rêve à plus que ce à quoi l’ingénierie capitaliste lui fait croire qu’il a droit. L’humanité a le droit de ne pas rester prisonnière de cette fiction d’un réel fini et contraignant. « Il suffit pour ça d’un peu d’imagination », chante Charles Trenet.
 
Les discours, doctrines et programmes qui se prévalent de réalisme ou de pragmatisme invoquent le principe de réalité en renvoyant les désirs excédents au principe de plaisir. Cette ordinaire protestation anti-utopique est en réalité antipolitique. Car elle repose sur le préjugé que la politique serait l’art d’imposer l’obéissance au peuple, couplé à celui d’administrer sagement la société. Mais cette représentation, pourtant ordinaire et répandue de la politique, confond le gouvernement avec un état-major d’armée et le conseil des ministres avec un conseil d’administration d’entreprise. Elle oublie que la politique est avant tout l’ensemble des actions par lesquelles des peuples prennent en charge collectivement leur liberté et leur souci de l’égalité ou de la justice. Cette conception entretient ainsi une double illusion courante sur le politique : d’une part, que la politique est affaire de domination, de pouvoir exercé sur des individus, des groupes ou des institutions afin qu’ils obéissent et, d’autre part, que la politique est affaire de gestion des rapports sociaux, d’équilibre ou d’économie entre des forces antagonistes qu’il s’agirait d’harmoniser. Ces deux illusions qui vont de pair transforment la politique en économie des moyens, en simple police, si l’on entend par là, comme à l’époque classique, non seulement le contrôle des populations par les forces de l’ordre mais aussi le gouvernement de la société, sa mise en ordre et en rang qui assure la docilité du peuple par la satisfaction de ses besoins, à commencer par son besoin de sécurité. Le travail policier du gouvernement consiste avant tout à refouler la puissance insurrectionnelle, mal contrôlable, des imaginations et des désirs, dénoncés comme illusoires et dangereux en ce qu’ils excèdent l’ordre établi et brouillent la bonne distribution des places et des fonctions au sein d’une société « bien ordonnée ».
 
Demander l’impossible
On devrait reconnaître, à l’inverse, que le politique n’existe qu’en raison même de la dimension utopique d’un désir d’autre chose qui se sait désir de l’irréalisable. Le slogan tant brocardé qui avait fleuri dans la brèche de Mai 68 et qu’on a vu renaître dans celle du printemps érable dit la stricte et heureuse vérité de l’utopie : « Soyez réalistes, demandez l’impossible ». Il est en effet bien irréaliste de demander le possible, c’est-à-dire le réalisable : le possible ne se réalise qu’en cessant d’être ce qu’il est. Il n’y a sans doute pas de plus dangereuse illusion en politique que de circonscrire la demande au seul domaine du faisable. De cela, les forces de l’ordre se chargent avec succès. L’imagination utopique, cette manière de demander l’impossible, de désirer l’excédent de tout réel et de s’en tenir à ce désir irréalisable qui fait coïncider le nowhere (« le nulle part ») et le now-here (« l’ici et maintenant »), enchante le monde réel par le désir lui-même. Elle est la conscience lucide et critique du rêve de toute conscience. Loin de réveiller celle-ci pour la ramener au réel, l’imagination éveille au contraire la conscience à son rêve. Comme l’écrivait Marx à Ruge en septembre 1843 : « Depuis longtemps, le monde possède le rêve d’une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement. »
 
« Au centre de la politique, écrit Hannah Arendt, on trouve toujours le souci pour le monde et non pour l’homme » (Qu’est-ce que la politique?, Seuil, Paris, 1995, p. 44). Le souci pour le monde est porté par une imagination créatrice capable d’inventer plus que ce qui est donné, de sorte que les êtres humains puissent s’émanciper de leur « caverne ». « Le souci pour l’homme », assez trompeur en réalité, est un souci d’efficacité dans l’ordre du faisable qui finit par le priver de son monde et donc de sa liberté. On ne peut mieux servir les êtres humains qu’en les laissant imaginer leur monde, car c’est par l’imagination qu’advient un monde qui peut prétendre être un monde humain.

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