Jean-Claude Ravet
Une Église appauvrie: une chance?
« J’ai voulu secouer la poussière impériale qu’il y a depuis Constantin sur le trône de Pierre. »
Jean XXIII
« Parfois, un homme se lève de la table du repas
et sort, et va et va et va,
– parce qu’une Église se dresse quelque part à l’Est. »
Rainer Maria Rilke
Il n’y a de grandeur que dans la douceur, il n’y a de toute-puissance que dans l’amour et dans l’accueil de la vulnérabilité, la sienne comme celle de l’autre. La communauté chrétienne s’est formée sur cette surprenante vérité inaudible chez les prétendants à la domination. L’Évangile en trace les contours, en signale les indices, en esquisse une manière de vivre et d’être bouleversante. Une véritable subversion de l’ordre du monde. « Les rois des nations agissent avec elles en seigneurs, et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel. Mais que le plus grand se comporte comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert » (Luc, 22, 24-26). Souffle de fraîcheur sur la terre de conquêtes et de potentats à travers l’histoire. Certains ne voudraient retenir de l’Église que sa figure impériale acoquinée avec les maîtres du moment. Conseillère du prince. Sermonneuse des pauvres, plus souvent qu’à son tour. On cherche dans la gloire clinquante des siècles le signe de son empreinte indélébile sur notre culture. On pleure sur sa perte.
Mais la beauté de l’Église est ailleurs; elle est dans le service sans fard, dans les moindres gestes de libération et de bonté, dans le don de soi anonyme et inapparent, dans la présence aux miséreux, aux dépossédés, aux mal-aimés, aux rejetés et dans le compagnonnage avec les exclus, les marginalisés et les marginaux. Elle est dans le combat – qui mène parfois à la prison et à la mort – contre l’injustice. Elle est dans le relai incessant du cri et de la souffrance sur la place publique, l’inopportune persistance à mettre au centre des préoccupations politiques la plainte de l’inaudible, du muselé, de l’oublié. Dans l’action courageuse pour leur rendre la parole et la dignité. Dans cette humanité nue et fragile tissée de solidarités et de simplicités en marge de la haute société et du bon monde. Elle est dans cette foi humble, si humble qu’elle fait corps avec la vie dans ce qu’elle a de quotidienne et d’extraordinaire : la conquête du pain et la soif de justice. La foi en un Dieu prêt à s’oublier dans le service du pauvre et dont la joie réside dans l’épanouissement de la condition humaine qu’il a embrassée sans réserve.
La crise du pouvoir, de l’autorité morale et des pratiques religieuses dont l’Église catholique fait l’expérience est indissociable de cet écart scandaleux entre le dire de l’Évangile et le faire de l’Église officielle. Elle est en ce sens une source de renouvellement. Il faudrait pour cela qu’elle ait le courage de voir dans son appauvrissement un appel à la conversion en consentant à la solidarité avec les pauvres, jusque dans ses propres structures. La célébration du 50e anniversaire du concile Vatican II (octobre 1962-décembre 1965) devrait en être l’occasion. Les différents documents conciliaires témoignent en effet d’une volonté de rupture avec une manière d’être Église, autoritaire et pyramidale, proche des pouvoirs et des élites, et réaffirment sa solidarité avec l’humanité en quête de libération, comme en fait foi la première phrase de la Constitution pastorale L’Église dans le monde de ce temps (1965) : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho en leur cœur. » L’Église affirmait par là un des fondements de sa raison d’être : écouter le souffle de Dieu dans le monde, dans un esprit de fidélité à l’Évangile et à l’amour du monde et entrer dans un profond dialogue entre la foi et la vie, avec les quêteurs de sens et ceux et celles qui œuvrent à l’humanisation de la société. C’est là un chemin de dépouillement et d’humilité, de service et de coresponsabilité entre tous les baptisés – clercs et laïques – et les « autrement croyants » ou non-croyants.
Or, l’écart entre les grandes orientations conciliaires et la réalité actuelle est frappant. Comme si l’effort de l’Église officielle ces dernière années avait été de lui tourner le dos. À l’interne, la structure hiérarchique, cléricale, dogmatique et centralisatrice est renforcée. À l’externe, le dialogue interreligieux piétine, pour ne pas dire régresse, et la tendance est au repli identitaire, centré sur le culte et la morale sexuelle jusqu’à l’obsession. Comme si l’Église avait peur des temps présents et que l’Évangile ne concernait plus les enjeux de société contemporains : l’accaparement des richesses par une minorité; le saccage de la Terre; la déshumanisation des rapports sociaux; l’aplatissement du monde et l’évidement de sa dimension symbolique sous l’égide de la logique marchande.
Mais la crise de l’Église est aussi tributaire d’un autre phénomène, celui de l’émergence de sociétés sécularisées. Nous avons affaire à un genre de crise de la foi – d’une manière de croire ancrée dans une vie collective qui prenait pour acquis la présence de Dieu dans la société et son pouvoir de dicter les comportements sociaux. Comme si Dieu, la société et ceux qui la gouvernent ne faisaient qu’un. Tant que les croyants rêveront de revenir à ce type de société « religieuse », on ne fera que s’enfoncer aveuglément dans la crise sans y voir une occasion d’épurer les représentations de Dieu, d’approfondir la foi et les manières de la vivre. Au Québec, la situation est particulièrement critique. Son histoire fortement marquée par le cléricalisme et le moralisme outrancier des autorités ecclésiastiques, qui a gommé l’épaisseur du catholicisme social reléguant celui-ci à une quasi-anomalie de la foi, a mis en quelque sorte l’Église québécoise au banc de la société. Sans pertinence.
Il pourrait en être autrement si seulement elle avait le courage de devenir impertinente! Le temps est à la dissidence.
* Ce dossier est dédié à deux collaborateurs décédés subitement: Laurette Lepage, en mai, et Benoît Fortin, en juillet. Semeurs de l’Église des pauvres, de l’Église pauvre, ils en sont devenus des semences.