Relations mai-juin 2016
Un tournant majeur à la FFQ
L’auteure, professeure de théologie et de sciences des religions à l’Université de Montréal, représente L’autre Parole au conseil d’administration de la Fédération des femmes du Québec
De nouvelles orientations guident le travail de la Fédération des femmes du Québec, qui célèbre son 50e anniversaire cette année.
Tous les dix ans, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) s’engage dans une révision et dans une redéfinition de ses grandes orientations. Elle a effectué cet exercice en 2015, opérant cette fois un virage significatif, préparé depuis plusieurs années, dont j’esquisserai ici les grandes lignes.
Pour souligner le 20e anniversaire du rassemblement Pour un Québec féminin pluriel (1992), qui avait conduit à prioriser la lutte contre la pauvreté des femmes, la FFQ a organisé les États généraux de l’action et de l’analyse féministes qui se sont tenus de 2011 à 2013. Ceux-ci visaient à réaliser un bilan des actions féministes des dernières décennies au Québec et à proposer des orientations pour les deux prochaines décennies. Déployés à travers trois assemblées, dont un large forum en 2013, ils ont débordé du seul cadre de la FFQ et des milliers de féministes ont participé aux diverses étapes de leur réalisation[1]. C’est sur la base des travaux des États généraux que les membres de la FFQ, lors du Congrès d’orientation de mars 2015, ont été invitées à répondre à la question suivante : quelles approches permettent à la FFQ de mieux contribuer à la transformation sociale en 2015 ?
La défense des droits des femmes auprès de l’État
Jusqu’à récemment, la FFQ a articulé ses revendications autour de la défense des droits des femmes. Elle s’appuyait entre autres sur les conventions internationales pour revendiquer leur inclusion dans la législation québécoise et leur application effective à travers des programmes gouvernementaux adéquats. Sa plate-forme politique reposait sur l’idée que « le respect, la mise en application et le développement des droits des femmes constituent la trame des revendications féministes et confèrent une légitimité aux luttes du mouvement des femmes. D’où l’importance d’articuler notre plate-forme politique autour de droits fondamentaux pour les femmes et, surtout, de dégager ce que signifient ces droits aujourd’hui dans la réalité que vivent les femmes d’ici[2]. » En effet, l’analyse féministe a montré le caractère androcentrique de l’approche des droits humains qui place les intérêts des hommes dans la position neutre et universelle et qui marginalise ceux des femmes, ce qui a conduit à introduire le concept de « droit des femmes ». Dans cette perspective, on soutient que ceux-ci sont des droits humains et on entreprend un travail spécifique pour faire ressortir les implications de cela dans la vie des femmes ou pour développer un discours spécifique, entre autres, sur les droits sexuels ou en matière de reproduction (droits génésiques).
Ce fut l’approche de la FFQ pendant une longue période, les axes prioritaires étant mis à jour régulièrement. Elle se situait ainsi dans une perspective où les actrices de la société civile adressaient leurs revendications principalement à l’État dans le but de faire progresser les droits des femmes, l’État étant considéré comme le garant de ces droits, des lois et des programmes susceptibles d’instaurer la justice envers les femmes. Ces droits, par ailleurs, ne peuvent jamais être tenus pour acquis et doivent toujours être défendus par les femmes elles-mêmes.
Or, on constate que les effets des changements législatifs ne se font pas nécessairement sentir dans la vie des femmes. Les pratiques sexistes persistent, comme la culture du viol, à laquelle il faut s’attaquer. Mais ce sont surtout des facteurs contextuels qui ont contribué à une modification des rapports avec l’État en cette ère de néolibéralisme mondialisé et de conservatisme étatique. Ces deux phénomènes font en sorte que l’État n’agit plus comme un rempart et comme un défenseur des droits des femmes. Celui-ci intervient plutôt comme un des acteurs qui participent à leur marginalisation économique et à la violence qu’elles subissent. Le conservatisme qui prévaut actuellement au sein des gouvernements conduit à la mise en place de programmes discriminatoires envers les femmes. Il agit de manière complice avec les systèmes de domination contre lesquels luttent les féministes.
Les femmes autochtones ont toujours connu un tel rapport oppressif avec l’État, quel que soit le gouvernement en place, de même que les femmes immigrantes, confrontées aux effets des politiques d’immigration. Les femmes racisées, en particulier les femmes autochtones, dénoncent depuis longtemps l’aspect structurel du racisme qu’elles vivent en raison des politiques gouvernementales, ou encore le profilage racial qui fait en sorte qu’elles sont surreprésentées dans le milieu carcéral. Compte tenu des politiques d’austérité et de l’absence de réponse des gouvernements aux demandes portées par le mouvement féministe, ses artisanes ont donc affiné leur analyse du rapport à l’État, perçu comme un agent producteur et reproducteur des oppressions vécues par les femmes.
La construction d’un projet féministe de société
Ainsi, la stratégie de transformation sociale de la FFQ est passée de la revendication des droits des femmes auprès de l’État à la construction d’un projet féministe de société. Ce projet vise l’édification d’une société exempte de domination et d’oppression et s’inscrit dans la perspective d’un slogan de la Marche mondiale des femmes : « Tant que toutes les femmes ne seront pas libres, nous serons en marche ! » Il propose à la fois une action de déconstruction et de reconstruction, une critique des oppressions et une proposition d’alternatives. Il comprend également une analyse féministe des mécanismes complexes de domination et d’oppression.
Les membres ont voté l’orientation suivante : « Que l’action de la FFQ vise non seulement l’État mais également les pouvoirs économiques ainsi que les normes, croyances, idéologies et pratiques de tous les acteurs de la société. » La FFQ poursuivra ses interventions auprès de l’État dans la lignée de ses interventions précédentes, mais aussi, et peut-être surtout, pour contester sa complicité avec les systèmes de domination. Ce changement d’orientation a fait consensus.
En ce qui concerne le volet constructif d’un projet de société féministe, la FFQ a choisi d’ouvrir quatre champs d’action dont les titres et les orientations spécifiques devraient être adoptés lors de l’assemblée générale du 28-29 mai 2016 : féminisme, intersectionnalité et solidarité ; féminisme, bien-vivre, écologie et économie ; féminisme, démocratie, citoyenneté et prise de parole ; et féminisme, corps, image, genre et violence. Un autre enjeu qui a aussi été débattu fut celui des personnes trans et de leur inclusion ou non dans le mouvement des femmes. Les membres se sont entendues sur le compromis d’étudier la question.
Pour expliciter certains des tenants et aboutissants de l’évolution en cours, il est utile de la situer, d’une part, dans sa trame historique qui permet de voir son enracinement dans le mouvement féministe et, d’autre part, dans une trame politique/théorique qui explique le choix de l’approche féministe intersectionnelle.
Éléments d’une trame historique
Un événement marquant pour le mouvement féministe au Québec fut la Marche du pain et des roses contre la pauvreté, en 1995, organisée par la FFQ. En l’an 2000, l’initiative a pris une tournure internationale et le mouvement de la Marche mondiale des femmes fut créé, réunissant 6000 groupes de la base dans 161 pays. Le mouvement a adopté une Charte mondiale des femmes pour l’humanité en 2004. Il organise une mobilisation d’envergure tous les cinq ans – une « Marche mondiale des femmes » – à travers des actions diverses portées par les femmes de la base dans différents pays (la dernière a eu lieu en 2015). Cette suite d’événements a contribué à une plus grande conscience et prise en compte, au sein du mouvement féministe au Québec, des luttes portées par des féministes dans d’autres pays.
La Charte mondiale des femmes pour l’humanité, un document-phare, s’articule autour de cinq valeurs : la liberté, la paix, l’égalité, la justice et la solidarité. Elle présente une conception large des luttes contre les oppressions, exposée ainsi dans le préambule du texte : « La Marche mondiale des femmes, dont nous faisons partie, identifie le patriarcat comme le système d’oppression des femmes et le capitalisme comme le système d’exploitation d’une immense majorité de femmes et d’hommes par une minorité. Ces systèmes se renforcent mutuellement. Ils s’enracinent et se conjuguent avec le racisme, le sexisme, la misogynie, la xénophobie, l’homophobie, le colonialisme, l’impérialisme, l’esclavagisme, le travail forcé. Ils font le lit des fondamentalismes et intégrismes qui empêchent les femmes et les hommes d’être libres. Ils génèrent la pauvreté, l’exclusion, violent les droits des êtres humains, particulièrement ceux des femmes, et mettent l’humanité et la planète en péril. »
S’appuyant sur les valeurs de cette Charte, les organisatrices des États généraux, au Québec, ont proposé de développer une vision globale du bien-être des femmes. Au cœur des préoccupations, elles ont placé « les enjeux des multiples oppressions causées par les rapports de pouvoir présents dans nos sociétés et à l’intérieur du mouvement féministe[3]. » Une telle attention aux oppressions croisées correspond à une approche féministe intersectionnelle.
Éléments d’une trame politique/théorique
L’approche féministe intersectionnelle constitue une option fondamentale – politique et théorique – dans le féminisme, bien que son application soit complexe et sujet de débats. Le terme « d’intersectionnalité » a été proposé par des femmes noires des États-Unis pour nommer l’entrelacement insurmontable du racisme et du sexisme qu’elles vivent et auquel s’ajoutent d’autres formes d’oppression, l’ensemble produisant des phénomènes singuliers qui nécessitent des analyses spécifiques, une critique du patriarcat étant insuffisante.
Un courant s’oppose à cette perspective et soutient que le féminisme doit consacrer tous ses efforts à lutter contre le patriarcat – le système de domination du groupe des hommes sur le groupe des femmes – comme seule voie possible pour libérer toutes les femmes de l’oppression. On assume que si l’on y met fin, les autres dominations qui touchent les femmes tomberont avec lui. Le courant féministe de l’intersectionnalité considère plutôt nécessaire de partir des expériences d’oppression subies par les femmes pour déconstruire des systèmes de domination qui sont imbriqués les uns avec les autres et impossibles à isoler. On défend l’idée que les systèmes de domination, dont le patriarcat, font plus que s’additionner les uns aux autres : ils s’entrecroisent pour produire des oppressions spécifiques qui affectent les femmes.
À la FFQ, une majorité des membres adopte l’intersectionnalité. Déjà mise en œuvre depuis plusieurs années, cette approche représente surtout une orientation pour l’avenir, à approfondir et à implanter dans les manières de faire, les revendications, les projets et les structures de la vie associative. Elle convie à porter une attention aux rapports de contrôle et de pouvoir entre les femmes, à l’intérieur même du mouvement féministe, et à les déconstruire. Elle invite à la reconnaissance des savoirs et du leadership des femmes qui se situent à la croisée de plusieurs oppressions et à la reconnaissance par certaines de leurs propres privilèges. D’où cette orientation adoptée également à majorité : « Que les membres fassent en sorte que la FFQ soit un espace de militance exempt de domination, ouvert à toutes les femmes. » Les membres ont adopté des orientations en vue d’augmenter la démocratie participative et la présence de femmes vivant aux croisées des oppressions dans ses instances décisionnelles, afin que leurs visions et leurs pratiques de lutte puissent influencer de façon tangible celles de l’ensemble du mouvement féministe que rejoint la FFQ.
Dans le champ des études religieuses, dans lequel je suis personnellement engagée, l’approche intersectionnelle s’avère particulièrement importante et fructueuse pour réfléchir aux enjeux antiracistes, anticoloniaux, religieux et féministes dans un contexte de diversité religieuse.
Soulignons la portée et la radicalité des nouvelles orientations de la FFQ. Celle-ci a pris position dans le champ controversé des politiques et des théories féministes. Il sera intéressant de suivre comment ces orientations façonneront ses prises de position, son militantisme et ses pratiques, et comment elles influenceront ce que deviendra le mouvement féministe de la base au Québec au cours des prochaines années.