Relations novembre 2000
Un peuple de non-élus
Si les États-Unis aiment se représenter comme un peuple « élu », l’histoire américaine témoigne qu’au royaume de l’individu, certains sont plus égaux que d’autres, pour reprendre la formule que George Orwell – avec son humour féroce – appliquait aux animaux dans un de ses textes célèbres. Cette terre d’immigration, qui fait du travail la voie du salut, promet la réussite et l’ascension sociale à tous ceux qui sauront saisir les opportunités qui s’offrent à eux. C’est la force de ce rêve qui attire encore aujourd’hui tant de gens vers l’Amérique. Mais peut-on oublier que les États-Unis ont aussi été peuplés par des hommes et des femmes qui n’avaient pas choisi d’y émigrer?
Il a en effet fallu attendre jusqu’en 1808 pour que cesse l’« importation » d’esclaves arrachés à leur Afrique natale. Un demi-siècle plus tard, en 1857, la Cour statuait, dans l’affaire Dred Scott v. Sandford, que les esclaves étaient des choses dont on peut être propriétaire : ils ne pouvaient donc pas poursuivre en justice. On ne pouvait exprimer plus clairement que le peuple élu comptait sur son territoire des hommes, des femmes et des enfants qui faisaient clairement partie, eux, du peuple des non-élus.
Étonnant? Pas vraiment quand on sait que chacune des treize colonies américaines unies contre l’Angleterre au moment de la Révolution reconnaissait la légalité de l’esclavage. Et si la fin de la guerre de Sécession, en 1865, mettait fin à cette pratique en reconnaissant l’égalité de tous les hommes, tel que l’énonçait la Déclaration d’indépendance, ce chapitre honteux de l’histoire américaine n’allait pas moins connaître de nouveaux développements, jusqu’à hanter encore aujourd’hui le « leader du Monde libre ».
La parution de Without Sanctuary. Lynching Photography in America (Twin Palms Publishers, 2000) rappelle qu’on n’en finit jamais vraiment avec la question raciale aux États-Unis. Ce livre, en présentant des photographies et des cartes postales de lynchages, jette un éclairage saisissant sur une période suivant de près la guerre de Sécession. Les quatre millions de Noirs que cette guerre a en effet permis d’émanciper n’allaient pas tarder à se rendre compte que la thèse de la suprématie blanche n’était pas morte à la célèbre bataille de Gettysburg, en 1863. Entre 1882 et 1968, 4742 Noirs ont ainsi été lynchés par la foule, dans le cadre de ce qu’un journal noir décrivait en 1911 comme un « sport national ».
C’est dans les années 1890 que le lynchage était le plus fréquent, dans le Sud des États-Unis, avec une moyenne de 139 par an, dont 75 % de Noirs. Le nombre de ces véritables spectacles a par la suite baissé (et même significativement après 1930), mais le pourcentage de Noirs qui en étaient victimes est monté, lui, à 90 %. Rappelons que c’est à cette époque, en 1896, que la Cour déclarait constitutionnelle la séparation des Noirs et des Blancs « égaux mais séparés ».
Des « jugements » expéditifs, sans procès, permettaient ainsi d’identifier rapidement des « coupables », « exemples » rappelant aux membres de la communauté noire quelle place ils devaient occuper dans la société étatsunienne. Une certaine idée de la civilisation chrétienne, présumée affirmer la suprématie des Blancs, « justifiait » ainsi la communauté de se ranger derrière les principaux artisans des lynchages, jamais dérangés par une « justice » se disant incapable d’identifier les auteurs de ces crimes… pourtant souvent photographiés devant leurs « proies »! L’activiste Ida B. Wells pouvait ainsi déclarer, au tournant du siècle, que « les chrétiens américains sont trop occupés à préserver les âmes des chrétiens blancs des feux de l’enfer pour sauver les vies des Noirs qui brûlent présentement dans les feux allumés par les chrétiens blancs ».
Ces gens « ordinaires », travailleurs, fermiers, avocats, médecins, étudiants, hommes, femmes, étaient convaincus qu’il était de leur devoir de se prémunir contre le « péril noir ». Comme l’expliquait un commerçant de Memphis à un visiteur britannique, en 1909, « nous, les Blancs, avons appris à nous protéger contre les nègres, de la même façon que nous nous protégeons contre la fièvre jaune et la malaria ». Cette monstruosité « prophylactique », immortalisée sur des cartes postales dont la Poste fédérale n’a interdit l’acheminement qu’en 1908, était à ce point ancrée dans les consciences que même un président libéral comme Franklin Delano Roosevelt – le Roosevelt du New Deal – n’a pas osé se mettre à dos ses supporters blancs du Sud, en appuyant une législation fédérale anti-lynchage que des activistes blancs et noirs appelaient de leurs vœux. C’était moins d’une décennie avant la Deuxième Guerre mondiale, qui allait voir plus d’un million d’Afro-américains partir se battre pour la défense de la démocratie…