Relations février 2005
Un homme en colère, entrevue avec Charles Coocoo
Assumer le passé dont nous sommes héritiers n’est pas chose facile, ni pour les individus ni pour les peuples. Surtout lorsque ce passé a fait l’objet d’un trou de mémoire pendant des décennies. Membre de la nation atikamekw, Charles Coocoo est bénévole social et communautaire à Wemotaci. Nous le remercions d’avoir aimablement accepté cet entretien où il nous donne son point de vue sur la mémoire autochtone.
Relations : Chez les Atikamekw, comment s’est construite votre mémoire du passé? Comment vivez-vous aujourd’hui le rapport à l’histoire?
Charles Coocoo : Dans notre communauté, la transmission de l’histoire de notre peuple par les aînés est un processus qui est encore très vivant. Cette transmission s’effectue à travers des récits, de génération en génération. Nos ancêtres avaient un moyen de conserver l’histoire transmise oralement, bien que des historiens et des anthropologues affirment le contraire. Nous avons, en effet, retrouvé des pictogrammes dessinés sur des écorces de bouleau qui racontent l’histoire de la création du monde, le processus d’évolution de la planète et la répartition des peuples sur cette Terre.
J’ai souvent eu l’occasion d’écouter des récits racontés par nos aînés qui relataient des histoires datant de 10 000 ans. Ces récits décrivent la vie des animaux qui existaient alors et racontent les changements climatiques qui se sont déclenchés à cette époque. L’un d’entre eux, en particulier, me revient à la mémoire. C’est celui qui raconte l’arrivée de la grande tortue. Cette tortue était énorme. Nos anciens racontaient comment elle a entretenu, aidé et éduqué nos ancêtres; et comment cette grande tortue a guidé le peuple autochtone, lors de la grande inondation qui a eu lieu à l’ère glaciaire, vers la terre ferme.
Les cérémonies sont également un lieu important où nous nous souvenons de notre histoire. Mircea Éliade, l’un des grands spécialistes de l’histoire des religions, parle de la remémoration constante que les Autochtones opèrent à travers leurs rituels. Cette remémoration est une démarche très positive qui permet aux personnes de retrouver leur être sacré, leur identité et leur dignité non seulement comme Autochtones, mais aussi comme êtres humains appartenant à la Terre. Une de ces cérémonies se déroule dans la hutte à sudation, elle rappelle aux Autochtones l’histoire de la création du monde. C’est pour cela que nous nous définissons comme des « gardiens de la Terre », c’est pour cela que nous continuons à défendre l’importance de prendre soin d’elle, de prendre conscience de ce qui la menace aujourd’hui. Si nous ne nous préoccupons pas de sa conservation, c’est toute l’humanité qui sera en danger.
Lors d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Sherbrooke sur les Autochtones, j’ai demandé aux experts qui y participaient d’apporter des correctifs historiques afin d’introduire un plus grand respect mutuel. Nous, les Autochtones, nous trouvons parfois que l’histoire est biaisée. Nous comprenons qu’elle a été écrite dans un esprit colonialiste. Dans l’histoire du Québec et du Canada, les Autochtones apparaissent toujours comme des peuples insignifiants, n’ayant joué aucun rôle sinon celui d’être de simples boucliers humains entre les Anglais et les Français.
Dans les manuscrits que nous ont laissés les Français, il y a des éléments très intéressants auxquels personne ne s’est jamais attardé : il s’agit des expressions en langues autochtones qui y ont été transcrites, des expressions que nous utilisons encore aujourd’hui. Ces éléments nous parlent de la manière dont se sont faits la rencontre entre les Autochtones et les non-Autochtones, ainsi que le contact entre les deux cultures. Prenons l’exemple de l’arrivée de Jacques Cartier. L’histoire du Québec et du Canada prétendent que les Autochtones furent heureux d’accueillir ces grands bateaux, qu’ils perçurent ceux qui se trouvaient à bord comme des sauveurs. Je ne partage pas du tout cette vision de l’histoire. Dans les manuscrits, la transcription de mots autochtones nous parlent de la « colère » des Autochtones à l’arrivée de Cartier. Ce n’est pas la même chose. Au Québec, on se frotte les mains parce qu’on croit que la rencontre s’est faite de façon plus civilisée qu’en Amérique du Sud. Cependant, on ne peut oublier que les Français ont commis bien des méfaits en arrivant à l’intérieur des terres qui bordent le fleuve Saint-Laurent.
Rel. : Quels effets ont eu sur votre communauté les politiques canadiennes concernant les Autochtones?
C. C. : Si on regarde l’histoire du Canada français, de l’époque coloniale au développement industriel, on s’aperçoit que durant toute cette période, les femmes – qu’elles soient francophones ou anglophones – étaient considérées comme des êtres inférieurs qui ne pouvaient pleinement participer à la vie publique. Cela m’aide à comprendre ce qui s’est passé, après la Proclamation royale du Canada, quand le gouvernement a voulu établir une politique concernant les Autochtones. Il a placé les Autochtones dans un rapport de soumission et de dépendance que l’on peut rapprocher, toute proportion gardée, du rapport existant entre les hommes et les femmes à cette époque. Cela nous a conduits à la Loi sur les Indiens qui visait l’assimilation totale des Autochtones par tous les moyens. Le but de cette loi était de faire des Autochtones de très bons citoyens canadiens. Pour cela, le gouvernement a mis en place le système des réserves qui lui a permis de s’approprier la terre. La Loi sur les Indiens constitue une spoliation politique du territoire des Autochtones. Ce qui est admirable dans l’histoire du Québec, c’est que ce sont des femmes qui ont mené le combat contre ces politiques discriminatoires dont elles étaient victimes. Et elles ont réussi à renverser la vapeur. De même, c’est en recouvrant de l’autonomie que les Autochtones pourront mieux prendre en main leur vie et améliorer leur sort. Et cela doit aussi s’appliquer au territoire. Nous ne pouvons penser à un avenir meilleur sans avoir un territoire à développer économiquement.
Nous avons aussi vécu l’expérience des pensionnats. Au départ, il est important de mentionner que nos anciens se sont toujours opposés à l’exil de leurs enfants vers les pensionnats. On a réussi à museler les aînés en les menaçant de prison et de coupure de l’aide gouvernementale. En 1956, j’ai vécu mon premier départ vers le pensionnat. J’avais sept ans. Pour moi, ce fut comme une seconde coupure du cordon ombilical puisque j’ai été arraché à mes parents, privé de leur amour, de leur tendresse, de leurs soins, à un âge où cette présence est fondamentale pour le développement de l’enfant. Ce fut pour moi une expérience très difficile, une expérience qui m’a désorganisé. Je me sentais tout à fait étranger dans cet univers appelé « le pensionnat ». Il y a eu effectivement des cas de violence et des abus sexuels. Il est certain que l’école nous a permis d’acquérir des connaissances qui nous sont utiles aujourd’hui. Mais quand l’esprit est blessé et violé, il est très difficile aux êtres humains de se rétablir.
Aujourd’hui, je suis un homme en colère qui essaie de maîtriser cette force et qui essaie d’instaurer une nouvelle relation avec mes partenaires. Même si l’Église catholique a demandé pardon aux Autochtones, il m’est difficile en ce moment d’accorder ce pardon. Cela ne peut se faire en quelques jours. Mais cette guérison au niveau de l’être profond, au niveau de l’âme, c’est à travers les éléments culturels ancestraux qui apportent réconfort et soulagement que nous la retrouvons. Sans le soutien des éléments culturels et cérémoniels, je me demande ce que je serais devenu, probablement l’un des nombreux suicidés dont on fait mention dans les statistiques concernant la santé mentale des Autochtones!
Rel. : Comment les Atikamekw cherchent-ils à se ré-approprier leur culture? Comment se fait chez vous le travail de guérison de la mémoire?
C. C. : Dans les années 1970, on a vu poindre l’American Indian Movement qui a favorisé de grandes prises de conscience. À cette époque, un grand mouvement planétaire a provoqué un changement de vision et un changement social chez les peuples autochtones. Dans les divers pays où ils vivent, des mouvements de résistance ont vu le jour. Aujourd’hui, émerge une recherche identitaire autochtone. Cette recherche n’est pas nouvelle, puisque les aînés qui jouent le rôle de mémoire de la nation ont toujours favorisé cette prise de conscience. À mesure que la désintoxication intellectuelle du colonialisme s’est développée, les Autochtones se sont posé des questions et ont fait une démarche pour retrouver, d’abord, leur dignité et, ensuite, leur identité et leur appartenance.
À l’heure actuelle, dans le système d’éducation, il est tout à fait positif de rétablir l’histoire autochtone, comme on le fait chez les Atikamekw, et de lui donner de l’importance. Cela, à tous les niveaux d’enseignement. Mais ce sont les Atikamekw qui doivent communiquer cette histoire à partir de la transmission orale des aînés. Car c’est par cette transmission que nous avons pu survivre comme nation.
Depuis quelque temps, plusieurs jeunes couples ou jeunes mères donnent un nom atikamekw à leur enfant, un nom significatif. Ainsi, j’ai appelé mon dernier fils qui a 20 ans, Wapan, ce qui signifie « aube du matin », cette aube qui annonce une nouvelle journée, une nouvelle démarche dans la vie, un changement. Quand mon fils est né, c’était l’époque où, chez les Atikamekw, nous vivions une grande prise de conscience et une recherche de notre identité. Alors, quand je raconte à mon garçon pourquoi je l’ai appelé Wapan, je lui remémore cette ère de changement. Cela lui permet de considérer son identité de façon positive. Son nom rappelle également que la nation atikamekw est gardienne de la porte de l’Est, la porte du soleil levant. Alors, quand nous discutons de cela, mon fils est très fier d’être atikamekw.
Présentement, beaucoup de jeunes familles demandent à vivre les cérémonies qui expriment le cycle de la vie. L’une d’elles s’appelle otepihawson. C’est l’une de celles que je trouve les plus significatives. Après leur accouchement, les femmes atikamekw emportent avec elles le placenta. Quand elles rentrent dans leur communauté, elles demandent à un aîné ou une aînée de faire le rituel. Ce rituel rappelle à la fois l’appartenance au territoire et une relation spirituelle particulière à la Terre, parce que ce placenta a été créateur, comme l’est la Terre-Mère. Par cet enterrement du placenta, l’énergie s’établit entre le cosmos, la Terre et les être humains.
La deuxième cérémonie est celle du nouveau-né. L’ensemble de la famille élargie se réunit et c’est la responsabilité de la femme de faire la présentation à toute sa parenté de cet enfant qui est venu au monde. Par la même occasion, l’enfant est présenté à l’environnement, à la nature. La famille élargie prend conscience de son devoir, de son engagement et de sa responsabilité pour protéger l’enfant, le conseiller et favoriser son développement harmonieux. La cérémonie du nouveau-né fortifie l’identité et permet de l’intégrer à ses divers milieux d’appartenance.
La troisième cérémonie à caractère culturel est celle des premiers pas. Quand un enfant marche pour la première fois sur cette Terre, il commence à être initié à ses responsabilités face à elle, à l’environnement et à la nature. Il commence à apprendre à marcher la tête haute, avec fierté, à marcher avec son peuple et à marcher avec la Terre-Mère.
Ces cérémonies nourrissent notre quête d’identité et d’appartenance. De plus en plus, nous assistons à une affirmation de l’autochtonité. Même si ce mouvement prend du temps à se développer, un réajustement historique sera visible d’ici quelques années, dans la mesure où les jeunes pourront avoir accès, en même temps qu’à l’éducation, au savoir et aux connaissances propres à leur culture.
Sans nécessairement retourner dans le passé, il est important de le prendre en considération. La référence au passé nous indique la direction que nous avons à prendre pour l’avenir. La première étape – et c’est ce que permettent les cérémonies de la hutte à sudation –, c’est la redécouverte que font les gens de leur origine, en lien avec leur environnement. C’est ce rapport à l’environnement qui fonde le rapport à la langue et à la culture. C’est ce qui va forger l’identité autochtone, car celle-ci s’enracine dans l’appartenance à la Terre. À partir de la redécouverte de l’origine que nous permettent de retrouver les cérémonies, nous entrons en contact avec notre être profond, l’être spirituel et, à partir de là, nous retrouverons les composantes de la vie.
La vision autochtone se fonde sur une approche holistique qui fait appel aux quatre éléments (l’eau, la terre, l’air et le feu). Il est important de vivre cela pour s’épanouir comme êtres humains. Le taux de suicide est énorme dans nos communautés. C’est pourquoi l’expérience de la découverte de l’origine de notre être, pour ensuite redécouvrir notre indianité, notre culture, est si fondamentale. Ainsi, peut émerger en nous un sentiment de fierté.