Relations juillet-août 2018
Un chemin de vie
Les vacances, comme la réduction du temps de travail, sont historiquement le fruit de luttes sociales. Dans ce temps d’arrêt et de repos[1], la vie reprend ses droits, les travailleurs et les travailleuses ne sont plus réduits à n’être qu’une simple force de travail au service du capital. Si cette conquête d’espaces et de temps vitaux est devenue un droit inaliénable, elle nous indique encore aujourd’hui le cap des luttes à mener : lutter contre un système technofinancier qui transforme petit à petit la planète en une vaste usine et l’humain, la nature et la vie même, en marchandises et en capitaux. Un système dont découlent une conception de la vie et un rapport au monde et à la Terre qui menacent non seulement les relations humaines dans ce qu’elles ont d’essentiel, mais la survie même de l’humanité et des écosystèmes.
La période des vacances constitue un relai fondamental dans cette lutte, car c’est un temps propice pour se délester un tant soit peu de l’emprise de l’utilitarisme sur nos vies et de son injonction à la performance. Dans le même esprit, on entend de plus en plus parler d’un droit à la déconnexion. En ce sens, on ne peut que saluer l’initiative de Québec solidaire, qui a déposé un projet de loi, en mars dernier, visant à intégrer aux normes du travail le droit pour les travailleurs et les travailleuses de ne pas être constamment en contact avec leur employeur par le biais d’outils numériques.
Afin d’éprouver dans notre chair les liens intimes qui nous unissent à la vie et à la Terre, pourquoi ne pas faire de nos vacances un temps de joie, de gratitude, de liberté ? Une façon simple de le faire, c’est de prendre le temps. Être présent à soi, à la nature dont nous sommes partie intégrante. Être attentif à la vie en nous, accueillir avec reconnaissance la beauté du monde – « l’attention est la prière naturelle de l’âme », disait le Paul Celan. Éprouver la vie sensible – précisément ce qui n’a aucune valeur pour l’idéologie dominante, elle qui nous pousse à faire corps avec les nouvelles technologies et à acquiescer sans regret à n’être que de simples rouages d’une machine, dépourvus d’intériorité, de profondeur, de mystère. Cultiver la joie de vivre et les relations fragiles, mais essentielles et vitales, avec les choses et les êtres, à la fois proches et lointains, familiers et étrangers. Consentir, enfin, à la responsabilité de fonder un monde commun.
Suivre ce chemin, c’est s’ouvrir par les sens au sens de la vie, à un autrement que soi, à un au-delà de soi, infini au cœur du fini, appelant du fond de soi à répondre au don bouleversant de la beauté gratuite par la bonté et la justice. À faire du monde une œuvre d’art.
Cette expérience intime ne peut que nourrir notre engagement et ressourcer notre persévérance dans l’adversité. Car être présent aux liens vivants, spirituels et symboliques qui nous unissent au monde déjoue l’indolence et l’impuissance qui nous confinent, dans le vaste enclos du superficiel et du superflu, à l’horizon plombé. C’est d’autant plus essentiel que le risque est grand de se décourager et de se démobiliser devant l’ampleur de la tâche qui nous incombe et l’écart abyssal entre ce qui devrait se faire et ce qui se fait réellement, ne serait-ce que sur le plan politique, pour contrer un système au pouvoir financier, technoscientifique et médiatique titanesque procurant « le bien-être à une minorité, tout en dévastant la nature et les êtres humains » (Karel Kosík). Et la tentation est grande de se replier dans la bien-pensance sectaire, ou d’être contaminé par la haine de la vie.
Notre tâche est celle de David contre Goliath. L’espoir de vaincre serait ténu si le mythe biblique ne nous murmurait pas la possibilité d’une victoire inespérée, comme le fait la figure christique et subversive du crucifié-ressuscité dans la tradition chrétienne. Ces récits ne figurent-ils pas, au fond, la puissance joyeuse de la vie face au règne lugubre de la mort ? La fragilité de l’amour face à l’arrogance de la haine ? C’est en tout cas à cette confiance amoureuse que l’expérience d’être reliés à la vie nous convie, où existence rime spontanément avec espérance et résistance. Forts de cette fidélité, nous pouvons entendre comme s’adressant à nous, au moment de défaillances et de découragements, cette parole du Talmud : « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage, mais non plus de t’y soustraire. »
Entre-temps, bon été… et prenez le temps de prendre le temps !
[1] Voir à ce sujet deux anciens éditos : « Temps d’arrêt » (no 734, août 2009) et « Vacances, un beau projet » (no 710, août 2006).