Relations septembre 2013
Un apprentissage mutuel
L’auteur a travaillé comme formateur dans des groupes populaires d’alphabétisation durant 15 ans
L’alphabétisation, c’est aussi apprendre à se faire confiance, être en relation, prendre la parole, prendre conscience de son savoir et de son pouvoir. Et témoigner de son humanité.
Quand on parle d’analphabétisme, on sort des statistiques; plus rarement aborde-t-on le sujet de l’intérieur. Je voudrais partager une partie de mon expérience de formateur en alphabétisation en traitant des questions suivantes : qui sont les personnes qui poursuivent une démarche d’alphabétisation? Comment cela se passe-t-il du point de vue des participants et des formateurs? Qu’ai-je appris de mon expérience? Mon témoignage s’appuie principalement sur mon travail dans les groupes populaires d’alphabétisation. Dans ces organismes communautaires, répartis dans toutes les régions du Québec, l’alphabétisation est basée sur l’approche développée par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Pour lui, l’analphabétisme est avant tout un problème social, car les sociétés sont organisées de telle sorte qu’elles engendrent et maintiennent la pauvreté, les inégalités et, par conséquent, l’analphabétisme. L’alphabétisation, selon lui, a pour but d’agir à la fois sur les causes et sur les conséquences de ce problème, et ce, dans une perspective de changement social. Ce processus de transformation ne peut se faire qu’avec les personnes concernées et la démarche de formation en alphabétisation doit refléter leur vécu et leur réalité. L’approche de Paulo Freire s’appuie également sur l’établissement de relations égalitaires entre les participants et les formateurs. Elle aide à développer l’autonomie et l’esprit critique des personnes afin qu’elles puissent agir individuellement et collectivement sur leur milieu.
L’alphabétisation dans les groupes populaires
Les ateliers d’alphabétisation réunissent des personnes âgées entre 17 et 80 ans. Plusieurs ont travaillé une partie de leur vie active, certaines comme serveuses dans des restaurants, femmes de ménage dans des hôtels, travailleuses et travailleurs d’usine; d’autres comme facteurs, chauffeurs de camion et mécaniciens. Beaucoup ont occupé de multiples emplois en alternance, entrecoupés de périodes de chômage et d’aide sociale. D’autres encore n’ont jamais pu travailler. Plusieurs vivent en couple et ont des enfants. On retrouve aussi des Québécois qui n’ont pas complété leur secondaire V et des personnes immigrantes, non alphabétisées dans leur langue maternelle, qui veulent apprendre à lire et à écrire en français.
Les femmes sont les plus nombreuses dans les ateliers d’alphabétisation, peut-être parce qu’elles demandent plus facilement de l’aide que les hommes. Elles sont encore très souvent mères monoparentales et cherchent à améliorer les conditions de vie de leur famille. De plus, elles ont tendance à suivre et à soutenir de façon plus assidue les apprentissages scolaires de leurs enfants. Enfin, je crois que, de façon générale, les femmes accordent une importance plus grande au langage et à la communication et, par conséquent, à la lecture et à l’écriture.
Les adultes cherchent à s’alphabétiser pour de multiples raisons : s’intégrer et fonctionner dans la société québécoise, être plus autonome et mieux se débrouiller dans la vie, apprendre et être fier de soi, augmenter ses chances de trouver un emploi, briser son isolement, faire une activité valorisante, pouvoir aider ses enfants à l’école, être capable d’administrer ses biens à la suite du décès de son conjoint ou encore être mieux outillé, pouvoir mieux se défendre et ne plus se faire avoir, etc.
Les ateliers d’alphabétisation réunissent des participants n’ayant pas tous les mêmes origines, les mêmes habiletés, le même bagage de connaissances générales, les mêmes expériences de vie. Les activités qu’on y fait sont variées : lectures et discussions sur des sujets qui préoccupent les personnes du groupe (changements sociaux, questions portant sur l’environnement, résultats sportifs, etc.), écriture, calcul, acquisition de connaissances générales (histoire, géographie, fonctionnement des institutions politiques) et de connaissances utiles dans la vie quotidienne (se maintenir en santé, comprendre la posologie de médicaments et les étiquettes de valeur nutritive des aliments, savoir utiliser une carte routière). La mise en pratique des notions acquises se fait notamment par la réalisation de divers projets : écrire une lettre collective, par exemple, pour sensibiliser le gouvernement aux conséquences de la privatisation des soins de santé; créer et monter des pièces de théâtre; lutter pour conserver une bibliothèque de quartier, etc.
La salle où se déroulent les ateliers est disposée de manière à ce que tous puissent facilement entrer en communication les uns avec les autres et partager ainsi leurs connaissances et leurs expériences.
L’enseignement s’apparente à un travail d’animation. Le formateur fait appel aux connaissances des participants, à leur capacité d’observation et de déduction afin que ces derniers découvrent eux-mêmes le sujet à l’étude et les éléments qui s’y rattachent. Pour étudier une notion, le formateur l’inscrit dans un contexte en utilisant des phrases que les participants ont composées ou qui font référence à des choses connues, ou encore un texte dont le sujet est familier à tous. À partir de cette mise en situation, on peut, par exemple, reconnaître les verbes et leur fonction dans une phrase, repérer les différentes conjugaisons et comprendre leur rôle ou encore distinguer l’orthographe des homophones ce et se pour en saisir le sens. Parce que les contenus sont accessibles et signifiants et parce que les adultes cherchent activement à comprendre, les apprentissages se font plus aisément.
La richesse et les ressources des personnes analphabètes
Non seulement les adultes participent-ils à la construction de leur savoir, mais chacun d’entre eux peut également se rendre compte qu’il sait des choses et que cela contribue à la création d’un savoir collectif. Dès lors, les participants ne sont plus passifs, ils sont en interaction avec les autres, la matière et le formateur. Étant placés dans une dynamique de la parole et de l’agir, il leur est plus facile d’évaluer la pertinence du contenu proposé et de s’interroger sur son sens, de faire des demandes et des propositions pour améliorer la formation. Ils deviennent engagés, partie prenante de leur formation, ce qui favorise leur apprentissage.
La clé de voûte de la démarche d’alphabétisation populaire est, pour moi, de favoriser la prise de parole chez les participants : de les amener à partager leurs idées, à exprimer leurs opinions, leurs désaccords et leurs besoins, etc. En s’exprimant, les personnes entrent en relation les unes avec les autres, se rendent visibles, s’affirment, s’engagent. Prendre la parole, c’est sortir de l’ombre, prendre un risque; c’est s’accorder de la valeur, se faire confiance. Le développement de la confiance en leurs propres moyens est un autre facteur qui favorise inévitablement l’alphabétisation des personnes. Prendre la parole est donc une chose essentielle parce que cela donne du pouvoir sur sa vie, sur son milieu et sur son environnement. C’est aussi un moyen de favoriser la participation à la société.
Le travail de formateur en alphabétisation en est un avant tout de relation que l’on développe avec chaque personne. Ces relations, qui se construisent au quotidien, ont cours entre personnes qui peuvent apprendre les unes des autres. De cette façon, on voit plus facilement les forces que les lacunes, on cesse de considérer les personnes peu alphabétisées comme des gens démunis qu’il faut aider. Si ces personnes sont souvent économiquement démunies, elles sont loin de l’être sur d’autres plans. Elles savent très bien utiliser les ressources de leur milieu et se constituer un réseau social. Elles sont souvent bâties pour passer au travers des difficultés. En effet, les personnes analphabètes n’ont pas la vie facile. Beaucoup d’entre elles vivent la pauvreté et les mauvaises conditions de vie qui en découlent. Lorsqu’elles occupent un emploi, elles n’ont pas nécessairement de bonnes conditions de travail. Connaissant peu ou mal leurs droits et leurs recours, elles sont plus sujettes à subir des injustices ou à être exploitées. Elles ont peu accès aux loisirs, à la culture et ont moins de possibilités de développer leur potentiel. Elles sont marquées par les préjugés, l’exclusion sociale et les séquelles psychologiques que cela entraîne. Mais les personnes analphabètes cherchent à tirer le meilleur parti de ce qui leur arrive, à se créer la meilleure vie possible. Elles sont, elles aussi, animées par la recherche du bien-être et du bonheur.
Pendant toutes ces années comme formateur, j’ai appris à travailler avec les participants et non pour eux. Travailler pour, c’est travailler seul, croire qu’on détient la vérité, qu’on sait et qu’eux ne savent pas. Au contraire, travailler avec veut dire être en relation, agir à partir des besoins manifestés par les participants eux-mêmes.