Relations août 2013

Libérer l'imagination

José Acquelin

Stellarium

« L’impensable est la seule image qui puisse satisfaire celui qui la contemple. »
François Jacqmin

 
Comme n’importe quel être, fragment de terre, j’attends : ce qui revient à sectionner le temps, à le sélectionner selon un plan dicté par le besoin de faire arriver à tout prix quelque chose ou quelqu’un. Négliger le présent, c’est l’empêcher de nous traverser alors qu’il nous imprègne avant toute volonté. Il s’agit moins d’être de son temps que d’être du temps du temps. Pour paraphraser un dicton amérindien concernant la Terre : le temps ne nous appartient pas, nous appartenons au temps. Et même, nous ne sommes qu’un des appartements du temps, un appartement nomade et sans cesse en train de se métamorphoser. Il n’y a qu’un seul art, c’est l’art de vivre. Et je crois que tout artiste travaille surtout quand les autres ne travaillent pas ou veulent se reposer de leur emploi. Plus intimement, je suis persuadé que tout artiste est fondamentalement travaillé par ce que les autres n’ont pas le temps de travailler : le temps.
 
S’il y a une seule vitesse à laquelle j’aimerais aller, c’est celle qui me permettrait de me maintenir exactement sous l’étoile la plus proche; quitte à en cramer plus vite encore et à vouer à l’oubli le rythme circadien. Cela ne se pouvant pas, je vais donc lentissimement, toujours en retard sur la lumière solaire.
 
Si une orange peut azurer l’air, le flegme de la Terre peut-il apaiser les frénésiaques? Face aux patientes dérives tectoniques des sols où nous posons et reposons nos orteils, nous ne sommes que des épiphénomènes épisodiques. Le peu de compréhension des choses que l’on peut frôler par l’éclair du temps concédé ne semble pas pouvoir nous guérir de nous-mêmes. Quelle sagesse peut-on tirer de notre inaptitude à se dépêtrer des dimensions manifestes? Le palmipède volant, qui fait sa sieste à l’ombre du mélèze le plus proche, se contrefiche de la question autant que d’une quelconque résolution. Mais quand le boucan de nos gestes s’estompe, l’inenvisageable prend la figure d’une pensée en poudre qu’on laisse s’envoler à la première brise impromptue. Si l’air passe si facilement, pourquoi s’inquiéter de son invitation à l’imiter? Il y a des fois où l’on se dit très clairement : à quoi bon la noirceur de nos fourmillements?
 
Nous ingérons de la matière autant que nous sommes ingérés par elle. Bref nous ne gérons rien. Nous sommes générés comme nous générons. La matière n’est qu’une manifestation partielle de ce que nous nous croyons aptes à percevoir. Imaginer n’est pas une faculté personnelle : tout inter-réagit. Il ne s’agit donc pas du comment et pourquoi être. Cela s’agite hors des prévisions disponibles. Le poème ne négocie pas avec le quantifiable; il est suscité par l’inqualifiable qu’il peut lui-même mettre aux mondes. Nous sommes par ce qui est déjà et nous nous inventons par l’insuffisance d’être autre que ce qu’on nous dit être. Désobéir, c’est se pousser hors soi et se laisser attirer par ce qui nous échappe. Le poème nous invite à nous désintoxiquer d’un existentialisme lourdingue. Il n’y a pas que la vie et la mort, le faire et le défaire, le savoir-faire et l’urgence d’être défait. Il y a ce que nous ne pouvons avoir – nous sommes déjà eus. Il y a ce que nous connaîtrons si nous dénaissons des limites incorporées.
 
Aujourd’hui, il n’y a personne au jardin. Seulement des croyances perdues et des carouges en verve, des juncos ardoisés et des mésanges hospitalières qui conduisent, avec un soin naturel, mon soi au soân[1]. Une fine fumée immole l’instant, le temps n’idolâtre rien. D’où sa gloire neutre, inatteignable pour ceux qui ne passent que pour faire d’eux-mêmes un feu énervé d’éléments incontrôlables. Alors que dans le fond comme en surface, le non-principe coïncide très précisément avec la non-finalité. Ou, plus simplement, quand il n’y a plus de quand qui me tienne par la main.
 
Toutes pensées penchant vers un « chut! » général, les oiseaux font silence et j’entends l’inimaginable d’un vent immobile. Le bleu du ciel rejoint le vert des arbres par le jaune du soleil. Un jour il n’y aura plus de jour, une nuit il n’y aura plus de nuit. Parfaite égalité où le mot lumière sera lui-même devenu obsolète.

 


[1] Soân : au Japon, petit pavillon, faisant face à un jardin ou un paysage, conçu pour s’imprégner de la beauté de la nature.

Libérer l'imagination

Restez à l’affut de nos parutions !
abonnez-vous à notre infolettre

Share via
Send this to a friend