Relations mai 2010
Sous l’emprise du libre-échange
L’auteur, professeur au Département de sociologie et directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal à l’UQAM, publiera prochainement Chronique des Amériques – Du Sommet de Québec au Forum social mondial, aux Presses de l’Université Laval, et Gouvernance – Théories et pratiques, aux Éditions IEIM
L’idéologisation du libre-échange dessert l’intérêt public et la démocratie. Le Québec, comme bien d’autres États, ne mine-t-il pas sa souveraineté – étatique comme populaire?
Il n’est plus possible aujourd’hui d’envisager le débat sur la souveraineté du Québec comme par le passé. En effet, dans un nombre croissant de domaines, exercer une autorité politique souveraine constitue une intervention qui est soumise à un ensemble de contraintes légales, normatives et administratives qui vont en se multipliant. Ces contraintes sont issues de deux sources : le libre-échange et la libéralisation des marchés intérieurs.
Les contraintes externes sont les plus connues. Elles résultent des négociations menées de gouvernement à gouvernement avec des partenaires extérieurs, comme ce fut le cas avec l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALE) de 1989, suivi de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) de 1994, auxquels le Québec a rapidement souscrit. Présentement, la négociation de l’Accord visant à renforcer le commerce et l’investissement (ARCI) entre le Canada et l’Union européenne (UE) implique directement toutes les provinces. Le Québec est aussi partie prenante d’un accord avec l’Ontario.
Le fameux chapitre 11 de l’ALÉNA reste emblématique de jusqu’où ces contraintes externes peuvent aller, portant atteinte à la souveraineté des États. Lorsque la multinationale Dow AgroSciences, par exemple, menace le Canada de poursuite parce que la vente de son produit, le 2,4-D, est interdite au Québec, c’est bien sûr la santé des Québécois qui est en jeu, mais c’est également la souveraineté du processus démocratique qui a conduit à l’adoption du Code de gestion des pesticides du Québec en vertu duquel le 2,4-D est proscrit.
Quant aux contraintes internes, elles relèvent des politiques de libéralisation qui peuvent toucher indifféremment l’un ou l’autre des quatre facteurs de production, qu’il s’agisse du marché des biens, des services, de l’investissement ou de la main-d’œuvre. Ces contraintes intérieures sont de deux ordres : il y a celles qui résultent de la mise en œuvre stricte des dispositions des accords signés avec des partenaires extérieurs, mais il y a aussi toutes les mesures de libéralisation prises par les gouvernements qui vont au-delà de ce qu’ils se sont engagés à faire ou qui sont faites en prévision de négociations à venir.
En ce sens, il faut désormais prendre acte du fait que l’ère du libre-échange – et son prolongement intérieur dans des politiques de libéralisation – ont entraîné un véritable changement de paradigme qui a d’importantes répercussions à deux niveaux. Premièrement, au niveau de l’économie politique, les instruments et les outils dont les gouvernements disposaient jusque-là pour intervenir dans l’économie et dans la société doivent être, au mieux, adaptés, au pire, réinventés, ce qui entraîne des changements majeurs du côté de leurs relations avec les partenaires sociaux. Deuxièmement, sur le plan institutionnel, ces vagues successives de libéralisation des marchés ont un impact très important sur les rapports entre les diverses instances de pouvoir dans la mesure où elles ont tendance à renforcer le poids du pouvoir exécutif sur les administrations publiques, d’un côté, et celui du Cabinet des ministres au détriment de l’Assemblée nationale, de l’autre.
Le Québec de plus en plus touché
Le cas des investissements publics est assez emblématique des transformations en cours. Historiquement, ceux-ci comptaient parmi les outils les plus importants dont disposaient les gouvernements pour intervenir dans le développement à tous les niveaux – national, régional ou local. Non seulement ces investissements permettaient-ils de réacheminer le produit des taxes et des impôts vers les services publics, les programmes sociaux ainsi que vers les entrepreneurs et leurs employés, mais ils avaient un effet multiplicateur du fait que les salariés faisaient ensuite « rouler l’économie ». Or, depuis plusieurs années, les gouvernements ont de plus en plus renoncé à recourir à ce type d’intervention, préférant négocier l’ouverture de leurs marchés publics à travers des accords de libre-échange. Pourtant, aucun des engagements commerciaux souscrits à ce chapitre depuis plus de deux décennies par le très libre-échangiste gouvernement des États-Unis n’a empêché le Congrès et l’administration du président Obama de fermer leurs marchés publics à la concurrence extérieure et de recourir au protectionnisme, notamment en adoptant le Buy American Act. Si le gouvernement du Canada a réussi in extremis à négocier une certaine ouverture pour les entreprises canadiennes et québécoises de ce côté-là, il est intéressant et révélateur à la fois de souligner qu’il n’a jamais été question de fermer les marchés publics canadiens aux soumissionnaires américains, ni même de remettre en question la libéralisation de ces marchés. La crise économique et financière de 2008-2009, au sud du 49e parallèle, a pourtant clairement montré que toute stratégie de sortie de crise passe impérativement par le retour d’un plein contrôle – de la pleine souveraineté – sur les investissements liés aux infrastructures et aux marchés publics.
Déplacements et concentration du pouvoir
En somme, l’approche d’ensemble de la libéralisation des marchés est située à la fois au-delà et en deçà des paramètres de la légitimité démocratique et de la légalité qui régissent l’ordre public, sa normativité et ses institutions. Elle est située au-delà dans la mesure où la politique de libéralisation promue par les gouvernements n’est plus soumise à la vigilance des parlementaires et elle est située en deçà dans la mesure où les comités et groupes de travail qui sont constitués aux fins d’étendre les dispositions des accords de libre-échange sont formés exclusivement de représentants des entreprises et de fonctionnaires qui opèrent sans avoir de comptes à rendre aux parlementaires et aux élus.
Ce processus sanctionne une vision très limitée de « l’intérêt public » qui repose sur une conviction centrale selon laquelle le marché doit être le seul intégrateur et le seul distributeur. C’est bien sûr l’idée même d’universalité qui est ici battue en brèche, au profit d’une approche segmentée, fondée sur la promotion des seuls intérêts des entreprises. Le libre-échange et la libéralisation instaurent ainsi un nouveau mode de gouvernance public-privé de l’économie politique sur lequel les institutions parlementaires et les citoyens n’ont aucune prise.
Défiance vis-à-vis du politique
En définitive, le libéralisme entretient une profonde défiance vis-à-vis du politique, une défiance qui imprègne de part en part les accords de libre-échange négociés ces dernières années. Cette défiance tient au fait que la régulation imposée par les gouvernements serait nécessairement le fruit d’arrangements intervenus entre des intérêts sociaux particuliers, tandis que la régulation issue des marchés serait le résultat d’interactions à haute teneur économique intervenues entre des intérêts individuels. En somme, toujours selon ce credo, la poursuite d’un bien commun – la couverture universelle de soins de santé, par exemple – est toujours un leurre qui sert de prétexte à l’établissement de rentes de situation perçues à l’avantage de certains « privilégiés ». C’est dire que selon une certaine interprétation radicale du libéralisme, la notion d’intérêt général n’a aucun sens; nous aurions affaire toujours et partout soit à des intérêts de groupes, soit à des intérêts défendus par des bureaucraties; seul le marché serait capable d’agir en tant que régulateur des besoins individuels et d’imposer un prix juste aux consommateurs et aux usagers.
Inutile d’ajouter à quel point cette idéologisation du libre-échange et de la libéralisation des marchés – toujours dominante chez les élites politiques et d’affaires tant au Québec que dans le reste du Canada – joue un rôle capital dans la promotion des accords commerciaux sous toutes leurs formes et, par voie de conséquence, dans la remise en question de la démocratie, du bien commun, de la souveraineté et, bien sûr, de la souveraineté populaire.