Relations mai 2010

Gilles Gagné

Sortir de l’âge de l’identité

L’auteur est professeur au Département de sociologie de l’Université Laval et coéditeur de la revue Société

Le débat identitaire occulte les véritables enjeux politiques et sociétaux auxquels nous devons faire face, soit tirer le frein d’urgence de la croissance capitaliste.

Nous sommes installés dans de si larges accords que nous ne les voyons plus. Et nous tournons dans le vide, les uns autour des autres. Nous sommes d’accord pour penser que les débats sur l’identité québécoise sont très, très, très importants. Nous sommes d’accord pour penser que l’origine ethnique, le sexe, l’âge, l’orientation sexuelle, la couleur de la peau, la langue ou la religion sont les bases premières de la solidarité et nous exigeons que les formes politiques de l’appartenance à la société ne leur fassent pas ombrage. Nous sommes d’accord pour produire de la nouvelle, de l’opinion, du débat, de la commission, du manifeste, de la controverse, de l’accusation, de la réplique, du bilan et de la satire afin de faire état des multiples désaccords que suscitent les différentes interprétations des questions identitaires.

Nous sommes d’accord pour jeter chaque jour des arguments, frais ou fermentés, dans le débat identitaire. Nous sommes d’accord pour entretenir de cette manière un petit marché de l’opinion où nous sommes à l’aise entre nos bons, nos brutes et nos truands préférés. Comme tous les marchés, celui-ci n’a pas besoin d’orientation pour fonctionner et s’il incline parfois dans un sens ou dans l’autre, c’est au gré des circonstances. Même les partis politiques y ont converti leur doctrine : le fédéralisme, c’est l’avenir du pluralisme, tel que revu par les professeurs d’idées; la souveraineté, c’est l’audace du gros « Nous » patrimonial; et l’action démocratique, c’est la complainte de la pauvre génération X. Le parlement journalistique des identités ressemble à un asile de démagogues jovialistes où chacun mobilise des troupes imaginaires contre des identités dangereuses (néo-traditionnelles, archi-orthodoxes, hyper-laïques ou super-immigrantes).

Cette dégradation des enjeux politiques en débats identitaires – dont nul n’est quitte – tient au fait que les classes supérieures ont échangé, après leur « ouf! » de 1995, la prétention de représenter et de diriger la volonté politique locale contre une chance de participer aux puissances globales. « Ne laissons plus quiconque jouer avec le feu de l’indépendance et devenons gestionnaires de l’apocalypse globalitaire ». Le législateur a alors été invité à réécrire toutes les lois touchant à la gouvernance des biens publics et à rénover la carpette réglementaire que l’on déroule maintenant devant l’argent migratoire. L’Assemblée nationale est devenue, en cours de route, un séminaire porte-ouverte où des recrues de passage remplissent des demandes d’emploi dans l’espoir de participer à l’industrie de la consultation internationale. Bref, pour que la compagnie puisse se vendre sur les grands marchés, que l’élite issue des écoles puisse transformer la Caisse de dépôt en véhicule de « Québec-Capital » et que les entrepreneurs puissent exporter la culture comme une marchandise, il fallait de « l’ouverture ».

Or, la société mondiale produite par la généralisation unilatérale de l’économie capitaliste n’a rien à faire des cultures nationales et encore moins, si cela se peut, des États territoriaux. L’interminable palabre identitaire qui nous occupe vient de là. Non seulement avons-nous perdu dans le global la « bourgeoisie nationale » qui allait jadis avec le relèvement de l’État, avec les classes moyennes de l’instruction et avec le projet d’indépendance, mais encore y avons-nous trouvé des arguments à la mode pour déclarer le peuple coupable de son propre avortement politique, lui qui est resté trop « ethnique » en devenant trop « civique ». Comme les souverainetés politiques paraissent désormais faire obstacle à l’unification économique mondiale et à la libre circulation des investissements, nous voulons avant tout être de bons élèves et nous faisons notre part pour jeter le doute sur le principe de l’État. Et au moment où la globalisation des puissances de l’argent lamine la riche variété des formes de la vie collective qui se sont fixées dans des institutions collectives, nous croyons, en pécheurs repentants, que c’est l’irrespect pour la différence culturelle qui met en danger, sous nos latitudes, l’avenir du « vivre-ensemble ». La manie consistant à se gratter là où ça ne pique pas encore finit ainsi par devenir une occupation politique de premier plan.

Impasse sur la volonté politique

De ces débats identitaires, il ne sortira sans doute que des évolutions microscopiques, obtenues par lassitude ou inadvertance judiciaire, puisque c’est le principe même de la formation d’une volonté politique qui s’y trouve mis à mal. Dans un contexte où la fuite en avant dans l’économie profite des faux-fuyants idéologiques qu’elle engendre, on voit mal ce qui pourrait nous mettre brutalement en face des « devoirs urgents » qui sont aujourd’hui les nôtres et dont tout conspire à nous détourner. La réflexion portant sur ce qu’il « faut faire » et sur ce qui « doit être » pour que le monde que nous aimons puisse durer n’arrive plus à sauter par-dessus les débats portant sur les dangers de l’action politique. Et cela vaut pour la question centrale de notre époque, la question écologique : personne ne doute de l’ampleur de la tâche qui est devant nous à ce chapitre, mais chacun redoute les mobilisations collectives auxquelles elle pourrait donner prétexte. Et alors que l’« obligation d’agir » fait l’objet d’une certitude diffuse, nous ne voyons se former dans nos débats ni la doctrine de cette action, ni ses instruments. La volonté politique, comme le disent les commentateurs, et l’imagination avec elle sont en panne. Certes, l’adoption d’une orientation collective formée sur le terrain des conflits sociaux et la capacité d’imposer des cadres institutionnels à l’action n’est pas un dîner de gala; mais c’est là un processus où se montre l’aptitude d’un peuple à la souveraineté.

La tâche de l’humanité

Pour prendre la mesure des désaccords que cette question écologique met dès maintenant au programme de la politique, passons par une anticipation. Posons qu’il existera encore, dans un siècle, une humanité qui serait reconnaissable à nos yeux et demandons-nous ce qui aura été nécessaire entretemps pour qu’il en soit ainsi. Il est évident que les conditions de possibilité de l’humanité actuelle (sustainability) peuvent être énoncées de manière plus ou moins radicale, mais comme il s’agit ici de donner l’ordre de grandeur de la tâche qui nous attend, nous les énoncerons en trois thèses brèves et sans nuances.

La première va de soi : s’il existe encore un monde humain dans un siècle, c’est que les sociétés, une à une, par imitation ou par émulation, auront convenu de sortir de l’âge du pétrole. Moins il restera de pétrole, plus dures seront les conditions de la vie et plus brutales les guerres pour le pétrole que le XXe siècle a inaugurées. Nous sommes donc maintenant au pied d’une pente très abrupte où le droit à la vie, la liberté individuelle et la justice sociale pourraient être abandonnés, non pas dans les faits, ce qui est déjà bien engagé, mais plus gravement encore, dans leur principe, ce qui nous ferait entrer dans le monde post-humain de la gestion du troupeau. « Sortir du pétrole » ne peut être l’objectif mesurable d’un programme technocratique ni le résultat providentiel d’une procédure multilatérale : cette maxime peut seulement servir de principe au jugement démocratique applicable à toutes les formes de la souveraineté législative, là où elle existe.

Si une humanité reconnaissable existe encore dans un avenir prochain, c’est que les revenus du capital auront été contenus et repoussés en bas des sommets historiques qu’ils ont atteints et qu’ils surpassent à répétition depuis maintenant plus d’un demi-siècle. Les revenus du capital ne remplissent plus aucune fonction économique au sens propre. Ils ont pris la forme d’une accumulation, belliqueuse et sans limite, de droits d’accès aux ressources (qui deviennent toutes, de ce fait, des « ressources vitales »). Aggravant les raretés contre lesquelles ils s’empilent, les revenus du capital ne peuvent rester en vie qu’en s’accumulant toujours plus rapidement; ils deviennent de cette manière le médium de spéculations lancées aux quatre coins de la Terre, comme pour épuiser le plus rapidement possible toutes les révolutions industrielles qui restent en réserve de la croissance.

S’il existe encore, en 2110, un monde que nous n’aurions pas honte de laisser à nos arrière-petits-enfants, c’est que les parlements auront trouvé la manière de viser la justice sociale sans la faire dépendre de la croissance économique. La croissance est un phénomène exponentiel qui, dans son principe même, est en contradiction avec tout monde fini. En testant le calcul des fonctions exponentielles sur sa nouvelle machine, le cybernéticien Norbert Wiener avait trouvé qu’un dollar placé à 2 % d’intérêt à la naissance de Jésus-Christ aurait valu, au début des années 1950, un million de milliards de dollars. En produisant 2 % de richesses matérielles de plus à chaque année, il n’a suffit que de quelques siècles pour engager la nature elle-même sur la voie de transformations exponentielles inédites à l’échelle de la vie humaine sur Terre.

Assumer souverainement notre part de responsabilité

Si jamais l’humanité ressemble encore, dans un siècle, à ce qu’elle est devenue avant nous, c’est que ces trois principes du jugement – sortir de l’âge du pétrole, refroidir l’emballement de l’argent par l’argent et ralentir la croissance – auront été appliqués à toutes les manifestations du pouvoir collectif. Évidemment, l’obligation d’assumer ces principes pour guider nos actions ne nous a pas échappé mais, convaincus qu’il nous sera facile de faire notre part sans douleur le moment venu, nous traînons les pieds dans l’âge de l’identité. Nous usons la part de souveraineté qui est déjà la nôtre à redouter ce que nous ferions si elle était plus grande. Au lieu de commencer à partager les réductions que nous devrons fatalement partager et de faire face aux conflits qui nous attendent là, nous nous flattons à penser que l’hydroélectricité nous rendra riches en toute fraternité. De la même manière, nous croyons que nos expériences de coopération (qui cherchaient effectivement à abolir le tribut payé au capital) nous préparent suffisamment à l’invention d’alternatives à la financiarisation du capital; en réalité, nous avons presque tout oublié de cette « éducation coopérative » sous l’effet de la publicité (« La caisse, c’est plus qu’une banque! »). Pour ce qui est de notre contribution à l’effort d’échapper à la croissance, nous espérons qu’il nous suffira de « produire » un peu plus de justice sociale que nos voisins avec un peu moins de croissance économique, comme si le modeste tour de force qui fut celui du modèle québécois depuis 1960 était maintenant la voie royale vers l’avenir. Autrement dit, nous sommes en train de transformer nos possibilités collectives réelles de faire notre part en raisons de regarder ailleurs et de supposer que les choses se feront par elles-mêmes.

Tant que nous n’aurons pas décidé d’honorer les avantages naturels et sociaux qui sont les nôtres en étant les premiers à nettoyer notre bout de la rue, nous resterons des mineurs qui discutent innocemment à l’ombre de l’empire, qui ne doivent rien à la société qui les abrite ni au monde historique qui les a rendus possibles, des mineurs que rien n’oblige, finalement, à risquer leurs acquis dans une aventure politique dont ils ne seraient pas les seuls maîtres en plus de ne pas en être les « bénéficiaires ».

Or, ce que l’action collective délibérée ne fera pas, aucun mécanisme ne le fera. Il nous faudra donc, un jour ou l’autre, sortir du bavardage identitaire et entrer dans les conflits politiques réels qu’impliquent aussi bien la souveraineté que nous avons déjà que les responsabilités qui vont avec.
 

La souveraineté et ses angles morts

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