Relations août 2010

Jean-Claude Ravet

Silences

« Les bûches tombaient sur cet ordre fragile maintenu en suspens par l’alliance de l’absurde et de l’amour. Tantôt m’était soufflé au visage l’embrasement, tantôt une âcre fumée. Le héros malade me souriait de son lit lorsqu’il ne tenait pas clos ses yeux pour souffrir. Auprès de lui, ai-je appris à rester silencieux? »

René Char, Le bruit de l’allumette

Il est peu de réalité essentielle à l’existence qui soit si peu prise en compte que le silence. Pourtant, sans silence, pas de parole, pas de musique. Ni repos, ni sommeil. Le silence, c’est un peu la demeure des poètes, l’oxygène de la pensée et du jugement, l’horizon des rêves, le lien qui nous rattache au sens. Peut-on imaginer la liberté, la beauté, l’amour, l’amitié sans silence? Sans cet espace de dialogue avec soi, cette porte ouverte sur l’imaginaire, cette discrétion devant l’inconnu, cette attention, émerveillée ou inquiète, aux choses et aux êtres – au monde?

Et pourtant, le peu d’intérêt que nous portons au silence – en tant que dimension de la vie individuelle et collective – n’est pas étranger à l’emprise toujours plus grande du bruit, de la pub, du caquetage médiatique, qui pourchassent le silence dans ses derniers retranchements.

S’arrêter sur le silence comme enjeu de société n’est donc pas fortuit. Dans le dossier Silences, divers aspects de cette réalité aux multiples visages sont évoqués, en lien avec l’idéologie, le pouvoir, la souffrance, l’exclusion sociale, la musique, la surdité, la fragilité humaine, la vie contemplative, Dieu. Je voudrais, en quelques lignes, en évoquer d’autres qui permettront en même temps de dégager le fond sur lequel se détachent ses différentes expressions.

Dans le présent dossier, il nous paraissait important de faire ressortir la dimension essentielle du silence, sa dimension vitale. Mais en même temps qu’expression de la fragile condition humaine qu’il nous faut habiter sans esquive, le silence est aussi la conséquence tragique d’une vie mutilée. Le silence possède donc aussi un côté obscur.

Il peut, d’abord, signifier l’exclusion, l’étouffement, la censure. Alors, il n’est plus l’horizon de la parole, il en est le carcan. La parole qui nous fait être, qui nous relie aux autres et nous fait ensemble transformer humainement le monde, est couramment interdite, sanctionnée, ravalée par ceux qui font sentir leur pouvoir – social, politique, économique, religieux – sur les autres. L’injonction de se taire est une arme puissante entre les mains de ceux qui veulent dominer et imposer leur parole. Cela se voit dans les religions quand le recours à la vérité de Dieu sert à étouffer les consciences. En pays totalitaires, le silence prend la forme d’une servitude consentie par peur de la terreur : ne pas faire de bruit dans l’espace public, s’abstenir même de penser, surtout ne plus dialoguer avec soi pour mieux accepter l’inacceptable et se renier sans remords. En régime dit démocratique, où on a l’impression que la parole est libérée et partagée, ces mécanismes serviles opèrent de manière plus subtile : le discours dominant est martelé par les médias de masse, les clichés politiques se substituent aux débats publics, la société-spectacle stimule le divertissement aux dépens du jugement critique, les différents filtres sociaux distribuent la prise de parole ou la contiennent, dépendant du lieu ou de la classe d’où l’on parle.

Une des finalités du projet démocratique est précisément de rompre ce silence et les structures sociales qui le reproduisent. Cela se fait, entre autres, en se réappropriant la parole à travers l’éducation populaire et la mobilisation citoyenne. En donnant la voix aux sans-voix. En rendant visibles ceux qu’on ne veut ni voir ni entendre parce qu’ils mettent à nu l’inégalité et l’injustice.

Comment penser à ce silence qui détruit sans avoir en tête ceux qui, ayant subi la torture, un viol, une agression humiliante, sont cloîtrés dans un silence atroce qui les ronge lentement? Le scandale des prêtres pédophiles a révélé l’histoire douloureuse d’enfants agressés sexuellement, prisonniers du silence.

Comment nommer en effet l’indicible, comment sortir de la honte? Comment rendre compréhensible pour soi, comme pour les autres, l’insensé? Comment reprendre pied dans l’existence quand, dans l’avilissement et la déchéance, notre être s’est liquéfié? C’est à quoi bien des vies sont pourtant souvent confrontées : émerger de l’épaisseur de la douleur et ainsi apprendre à vivre avec elle, dans un souvenir plus ou moins apaisé. Creuser un chemin à la parole, pour que celle-ci fasse œuvre, tant soit peu, de cicatrisation. Certains se débattront une grande partie de leur existence avec cette douleur sans parole. D’autres n’y réussiront pas, mettant un terme à leur agonie ou sombrant dans la folie.

De nombreux survivants des camps de concentration nazis ont laissé en héritage à l’humanité la trace précieuse de ces voix émergeant du silence, emportant avec elles des fragments de sens. Antelme, Celan, Kertész, Levi, Wiesel et tant d’autres… Confrontés dans leur chair à l’inhumanité de l’univers concentrationnaire, ils ont cherché à témoigner de l’indicible. C’était une question de survie. Les mots, les visages, les récits, les poèmes, les images qu’ils ont greffés à l’horreur – tout en gardant encore les traces du néant – ont contribué à arracher des pans de l’absurde et permettent à qui les reçoit de devenir des survivants à leur tour, c’est-à-dire des êtres qui comprennent ce qu’il en retourne de vivre.

Cela donne aussi à comprendre comment le silence, même dans la douleur infinie – dans la mesure où il n’est pas bâillon et instrument occulte entre les mains de pouvoirs écrasants – peut être aussi un lieu de guérison. Avec le silence, nous renouons avec une vérité fondamentale de la vie : tout dans l’existence ne peut et ne doit être dit. Chaque chose, chaque être a sa part d’ombre, dont il ne se dégage jamais totalement. Chacun d’entre nous habite le silence et la parole, terres fertiles d’humanité.

 

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