Relations septembre-octobre 2019
Se réapproprier la ville par la propriété collective
L’auteur est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)
Il est possible d’imposer des limites au droit de propriété pour façonner des villes plus inclusives et démocratiques. Les municipalités devraient utiliser davantage les pouvoirs dont elles disposent pour le faire.
Compris dans son sens large, le concept de ville inclusive repose sur la possibilité pour tous les individus de prendre part au développement urbain et de profiter équitablement de ce qu’il a à offrir. Il suppose la capacité d’exercer un contrôle collectif et effectif sur l’espace urbain, son aménagement et ses usages. Toutefois, la réalisation de cet objectif se heurte à un obstacle de taille imposé par le régime de propriété – dit de propriété foncière ou privée – auquel est soumis le sol urbain. Cette contrainte se manifeste avec force dans le domaine résidentiel où le développement du logement et ses conditions d’accès sont soumis à des dynamiques spéculatives dont de nombreuses personnes font les frais et sur lesquelles, comme société, nous ne disposons pour l’instant que d’une emprise trop faible.
Propriété foncière et spéculation
La propriété foncière se caractérise par l’exclusivité des droits qu’elle confère sur le sol et les bâtiments. La ou le propriétaire foncier détient un quasi-monopole sur une portion de territoire : il est le seul (ou presque) à décider de ses usages et à en récolter les fruits. La propriété s’accompagne d’un autre droit privé important, celui de prélever une rente sur les usages actuels et à venir du sol. Ce droit se traduit concrètement par la nécessité pour quiconque veut avoir accès aux espaces urbains d’en payer le prix. Ensemble, l’exclusivité et le droit privé à la rente encouragent la spéculation foncière, une pratique consistant à réaliser des opérations sur une propriété pour en faire augmenter la valeur marchande et, par conséquent, les revenus qu’il sera possible d’en tirer.
Cette pratique pousse à la hausse les prix de l’immobilier, ce qui rend l’accès aux espaces urbains encore plus difficile pour les usagers. Elle fait aussi jouer aux propriétaires fonciers un rôle important dans le devenir de la ville. Ceux-ci ont intérêt à promouvoir un développement qui sera générateur de rente et bien souvent incompatible avec les principes du droit à la ville et de la participation démocratique des individus à son développement. Et comme les municipalités sont largement dépendantes des revenus provenant de la taxation foncière, elles tirent elles aussi un certain profit de la spéculation et ont intérêt à l’encourager ou, du moins, à ne pas trop la réprimer.
À Montréal, par exemple, depuis le début des années 2000, les grandes entreprises de promotion immobilière ont grandement participé à ce processus. Certaines ont réalisé d’imposants projets de condominiums qui ont changé le visage de secteurs entiers de la ville, notamment aux abords du canal de Lachine, dans Griffintown et dans le « Mile-Ex ». Ces projets y ont non seulement fait bondir la valeur des logements et le coût des loyers, mais ils ont également défini de nouvelles « clientèles » résidentielles pour ces quartiers et de nouvelles façons de vivre en ville qui sont loin d’être à la portée de tous et de toutes. Les entreprises de promotion immobilière qui spéculent sur la valeur des propriétés déterminent ainsi qui peut habiter certains secteurs de la ville et comment.
Dans les quartiers centraux de Montréal, on retrouve également de nombreux spéculateurs de plus petite taille qui ont massivement investi dans le parc de logements locatifs autrefois moins cher et plus facilement accessible. Certains y ont entrepris des opérations de relookage ou des conversions en condos, alors que d’autres se contentent de profiter de la forte demande actuelle pour exiger des prix plus élevés (de vente ou de location). Dans ce contexte, les ménages à revenu modeste subissent de fortes pressions afin de laisser leur place à des usages plus lucratifs. Ils éprouvent également des difficultés accrues à se reloger convenablement.
Revaloriser les usages et l’accès au logement
Le projet de la ville inclusive et démocratique n’est alors véritablement possible que si d’importantes limites sont imposées à l’exercice du droit de propriété. Parmi celles-ci, plusieurs sont déjà bien connues, comme la reconnaissance aux locataires de droits opposables à ceux des propriétaires, la propriété publique et collective (le logement social et communautaire) ainsi que la planification urbaine publique. De telles mesures pourraient cependant être étendues et rendues plus efficaces en prenant appui sur d’autres instruments juridiques et pouvoirs mis à la disposition des villes.
Les villes pourraient dans un premier temps encourager le développement du modèle des fiducies foncières communautaires[1]. Ces organismes sans but lucratif ont pour mission de détenir à perpétuité des terrains dont ils ont eux-mêmes fait l’acquisition ou dont ils se sont fait transférer la propriété par les pouvoirs publics, afin d’en empêcher la revente et d’en assurer l’accessibilité à long terme. Les fiducies foncières communautaires ont le pouvoir de fixer les conditions d’utilisation du sol conformément aux besoins exprimés par leurs membres, qui sont soit les usagers directs de ces terrains, des résidents du secteur avoisinant ou les deux. Elles créent ainsi la possibilité pour une communauté d’exercer un contrôle démocratique sur son territoire et, comme le veut l’expression consacrée, d’y faire primer la valeur d’usage sur la valeur d’échange, voire d’en proscrire toute utilisation spéculative et lucrative.
Afin de soutenir la diffusion de cette forme de propriété communautaire et, plus largement, de freiner la spéculation, les villes pourraient également avoir davantage recours à leur pouvoir de « mise en réserve » qui les autorise à retirer du marché foncier des bâtiments résidentiels en s’en portant acquéreur par achat ou par expropriation. Au cours des décennies 1980 et 1990, la Ville de Montréal a, par exemple, procédé à l’acquisition de plus de 2000 logements locatifs abordables qui sont depuis administrés par la Société d’habitation et de développement de Montréal. La municipalité pourrait renouer avec cette pratique et confier la gestion d’une partie de ses nouvelles acquisitions à des fiducies foncières communautaires entièrement créées à cette fin. Les villes utilisent à l’occasion leur pouvoir de mise en réserve dans des secteurs jugés stratégiques. C’est le cas du site de l’ancien hippodrome Blue Bonnets à Montréal, où l’on souhaite conserver la possibilité de développer du logement social. Il s’agirait ici de ne plus viser seulement les terrains vacants ou à développer, mais également les bâtiments résidentiels.
D’ici à ce que ce grand chantier de « démarchandisation » du logement commence à porter ses fruits, les grandes villes comme Montréal devraient également consacrer des moyens supplémentaires à la protection du logement locatif contre les pressions spéculatives dont il est la cible. Elles pourraient, par exemple, étendre au parc résidentiel existant l’application d’un pouvoir dont elles ont récemment hérité et qui leur permet de rendre toute nouvelle construction conditionnelle à ce que le propriétaire du site contribue à « l’offre en matière de logement abordable, social ou familial[2] ». Ainsi, dans les secteurs où l’accessibilité du logement serait particulièrement menacée, les municipalités n’accorderaient de permis de construction qu’aux propriétaires qui s’engageraient à maintenir la forme locative de leur immeuble (donc à ne pas le convertir en condos), à ne pas en évincer les locataires et à ne pas en augmenter les loyers au-delà des limites fixées par la Régie du logement.
En accordant aux villes le pouvoir d’imposer aux propriétaires le type de logements à construire, le gouvernement du Québec s’engage dans une voie relativement nouvelle. Il leur reconnaît implicitement le droit de réglementer la tenure de la propriété, c’est-à-dire la forme sous laquelle elle est détenue (locative, propriété absolue, copropriété), et non plus seulement les usages généraux auxquels elle peut être affectée (résidentiel, commercial, industriel…). Suivant ce principe, le Québec pourrait aller plus loin et autoriser les municipalités à délimiter, par la voie du zonage et lorsqu’elles le jugent nécessaire, des secteurs où seule la tenure locative serait permise. C’est ce qui a été fait en Colombie-Britannique en 2018. Sans nécessairement interdire la propriété d’occupation préexistante, ce nouveau « zonage locatif », qui pourrait être implanté dans des zones soumises à de fortes pressions immobilières, permettrait aux logements locatifs de le demeurer et de mieux résister à l’attrait des lucratives conversions en condos. En limitant ce que les propriétaires peuvent faire de leurs immeubles, on s’assurerait ainsi d’un meilleur accès au logement et aux quartiers de la ville.
Les fiducies foncières communautaires, les acquisitions publiques de terrains et les nouveaux pouvoirs municipaux de réglementation de la tenure résidentielle ne constituent évidemment pas une panacée. Il s’agit cependant de moyens qui, en visant directement l’institution de la propriété foncière, en particulier la portée des droits privés qui lui sont associés, nous offrent la possibilité de démocratiser l’aménagement du territoire et de l’affranchir des jougs de la rente et de la spéculation.
[1] Voir Hubert Lavallée, « La fiducie foncière communautaire, une solution d’avenir », Relations, no 785, août 2016.
[2] Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, chapitre A-19.I, article 145.30.I.