Relations mai 2013
Repenser le développement du Nord
Un développement du nord du Québec dans une perspective durable, écoresponsable et respectueuse de la souveraineté des peuples autochtones est-il possible? Si tel est le cas, de quoi devrait-il avoir l’air? Extraits choisis de la discussion que nous avons eue avec trois personnes ayant réfléchi à la question sous différents angles.
Avec :
François L’Italien, professeur associé au Département de sociologie de l’Université Laval et chargé de projet à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC);
Suzann Méthot, directrice régionale pour le Québec de l’Initiative boréale canadienne et coprésidente du groupe de travail sur la concertation et le développement durable du Plan Nord;
Normand Mousseau, professeur de physique à l’Université de Montréal et auteur, entre autres, de L’avenir du Québec passe par l’indépendance énergétique (2009) et de Le défi des ressources minières (2012), publiés aux éditions MultiMondes.
Relations : Doit-on développer le nord du Québec et est-il possible de le faire de façon durable?
Suzann Méthot : La question de savoir si cela est souhaitable et de quelle façon procéder devrait être posée à l’ensemble de la population du Québec, et particulièrement à la population qui habite le territoire nordique, qui est la grande oubliée de tout le processus initié par les libéraux. Tout le monde a son mot à dire, sachant que certains ont plus d’intérêts que d’autres ou subissent les effets de façon plus directe.
Pour ma part, je crois que le Nord doit être développé avant tout pour répondre aux besoins des populations locales. Et cela, de façon durable, planifiée dans une vision d’ensemble, sans se limiter uniquement au développement minier « projet par projet ». Il faut ce qu’on pourrait appeler une « planification écologique » et intégrée, où les décisions sont prises à partir d’une évaluation rigoureuse des bénéfices et des effets sur l’environnement, l’économie et la population. Or présentement, ce n’est pas du tout l’approche privilégiée. Ça se fait pourtant ailleurs. En Ontario par exemple, qui a elle aussi son « Plan Nord », chaque communauté doit réaliser un plan intégré pour tous les nouveaux projets, et c’est sur cette base que les nouveaux droits miniers sont accordés.
François L’Italien : Les critiques adressées au Plan Nord ont montré qu’il y a des conditions à poser à sa réalisation. Il doit d’abord y avoir une vision plus cohérente du développement de cette région. On a vu dans le passé que le développement minier s’est fait d’une manière assez cow-boy; les communautés qui sont restées après les booms miniers en ont gardé de mauvais souvenirs, comme à Fermont ou à Schefferville. Ces communautés n’ont touché aucune part de la rente minière, essentiellement captée par les grandes compagnies qui y ont opéré. Leur dépendance à un modèle basé sur l’extraction et l’exportation de la ressource les a privées d’un contrôle sur les principaux leviers de leur développement.
Un des grands problèmes avec le Plan Nord tel que présenté jusqu’à maintenant, c’est qu’il n’a aucun maillage cohérent avec le reste de notre économie nationale. C’est une politique de « bar ouvert » dans laquelle l’État se propose d’accompagner et de financer des grands joueurs du secteur minier sans adopter de politique industrielle. Il y a donc une déconnexion avec ce qui se fait déjà au Québec en termes de production de biens utiles, de leviers financiers ou d’aménagement du territoire. S’il y a un développement à faire dans le nord du Québec, il ne doit pas être coupé de celui du sud. Il doit d’abord se faire en harmonie avec les activités qui sont déjà présentes sur tout le territoire.
Normand Mousseau : Chose certaine, on a le temps. Il y a toujours des investisseurs pour dire qu’il faut se décider vite, qu’on doit agir demain matin. Ce n’est pas vrai. Les ressources ne vont pas disparaître. Il faut se donner le temps de mettre en place un modèle adéquat tout en prenant conscience que la richesse qui va se créer au Québec dans l’avenir ne passera pas avant tout par les ressources naturelles. L’industrie minière, par exemple, ne représente que 2 % ou 3 % du PIB du Québec. Par contre, pour les gens, les peuples et les communautés du Nord, il est certain que le développement économique passe par un développement local et des industries qui s’appuient sur des ressources du milieu. C’est donc avant tout l’occupation du territoire qu’il faut viser avec le développement du Nord.
Ça rejoint la question du développement durable qui, pour l’être véritablement, doit inclure tous les aspects sociaux, environnementaux et de planification à long terme. Or, ce volet est laissé de côté actuellement, du moins en ce qui concerne les ressources non renouvelables. On ne dit pas, par exemple, de quelle façon on va gérer, à l’échelle planétaire, les métaux que l’on veut extraire. Même les mesures fondées sur une vision plus étroite du développement durable, telles que contenues dans la Loi sur le développement durable notamment, ne sont toujours pas appliquées. On n’a qu’à penser aux mesures qui permettent aux communautés de survivre aux cycles miniers, à l’arrivée et au départ d’une mine, ou encore à celles qui encadrent la restauration des sites. La Loi sur le développement durable a certes beaucoup de défauts, mais elle constitue quand même une base minimale qui doit devenir centrale.
Dans cette perspective, il faut aussi changer la Loi sur les mines, pour cesser de fonctionner à la pièce, mine par mine, et donner au gouvernement et aux communautés le contrôle sur le développement minier. Il faut renverser la vapeur.
F. L. : Il faut arrêter d’opposer la protection de l’environnement et le développement économique, et essayer de repenser l’économie comme un tout intégré. La logique extractiviste est aujourd’hui dépassée. En ce début de XXIe siècle, pas une journée ne passe sans qu’un rapport nous dise qu’on va frapper un mur sur le plan écologique, notamment avec le réchauffement climatique. Le Nord, c’est une chance – une des dernières – de mettre en place un nouveau modèle. Nous allons devoir être inventifs.
S. M. : C’est d’autant plus vrai que la forêt boréale du Québec stocke une quantité phénoménale de carbone. Dans les arbres, mais surtout dans le sol. Or chaque coup de pelle qu’on donne libère du CO2 ou du méthane. Et on ne le comptabilise pas dans nos émissions. Le jour où on comptabilisera les émissions de gaz à effet de serre causées par le creusage d’une route ou l’exploitation forestière, par exemple, la facture va exploser. Il faut en être conscient.
N. M. : Il ne faut pas oublier par contre, si on prend l’exemple de la taxation sur les émissions de CO2, que le Québec peut difficilement aller de l’avant seul. C’est un problème qu’il va falloir régler au niveau du gouvernement fédéral, qu’on a un peu ignoré jusqu’à présent mais qui a un rôle à jouer dans le Nord. Lui seul peut signer les protocoles internationaux, comme celui de Kyoto.
Rel. : Le développement local est essentiel à un véritable développement durable du Nord. Comment faire en sorte que les communautés locales puissent tirer leur épingle du jeu?
F. L. : Il est vrai qu’elles sont les premiers bénéficiaires, mais il y a des enjeux qui débordent assez largement de leur champ d’action, car elles n’ont pas tous les outils ou tous les leviers pour agir. On doit certes avoir un cadre réglementaire qui leur donne des moyens et des ressources pour intervenir, mais le tout à l’intérieur d’un plan d’ensemble établi au niveau national.
Par ailleurs, sur le plan économique, il faut développer des modes de captation et de redistribution régionale de la rente, qu’elle soit minière, forestière ou éventuellement éolienne. Cette rente permettrait de capitaliser trois types de fonds. D’abord, un fonds de diversification économique régional, parce que c’est une malédiction pour une communauté de se développer uniquement sur une base mono-industrielle. Ensuite, un fonds de répartition intergénérationnelle pourrait aussi être envisagé, puisqu’il s’agit de ressources non renouvelables dans le cas de l’industrie minière. Finalement, un fonds de transition écologique serait aussi nécessaire, car les effets des changements climatiques sur les communautés nordiques vont être assez importants dans les prochaines années. On doit d’ores et déjà penser à leur donner des leviers supplémentaires pour y faire face. Pas seulement pour s’adapter, mais aussi pour trouver de nouvelles niches économiques qui leur permettraient de s’insérer au sein de l’économie nationale et de valoriser leur territoire et leur situation géographique. Dans les deux cas, il s’agit ici de penser la répartition d’une partie de la rente localement et à long terme.
N. M. : Cette question-là est cruciale. S’il faut revoir tout le système des redevances, c’est d’abord parce qu’il faut être capable d’en faire profiter les régions. Présentement, pour une région ou une communauté locale, les seules retombées économiques d’une exploitation minière, par exemple, sont les emplois et les taxes foncières. Elles n’ont pas la capacité de penser plus loin parce qu’elles n’ont pas les moyens de dire non à une minière. Il faut que le gouvernement redonne des pouvoirs aux communautés, mais aussi qu’il les accompagne. Pas pour décider à leur place, mais pour leur offrir un plus grand pouvoir de négociation face, notamment, aux grosses compagnies minières, qui ont d’énormes moyens financiers et juridiques à leur disposition pour faire valoir leurs intérêts. Il s’agit de rééquilibrer un tant soit peu le rapport de forces.
S. M. : Finalement, on se rend compte que l’industrie minière est peut-être un frein à un réel développement durable du Nord, même si elle constitue dans les faits un des leviers du développement économique. Ça ramène la question de fond portant sur la forme d’économie, de développement et de richesse que l’on veut et celle de l’importance de diversifier pour faire place à d’autres formes d’activités, comme le développement touristique ou l’économie sociale.
Rel. : Quelles sont vraiment les options de diversification dans les régions touchées par le Plan Nord? Qu’en est-il, par ailleurs, des projets de transformation des ressources?
F. L. : Une possibilité intéressante réside du côté de l’énergie éolienne. Un des meilleurs « gisements » éoliens en Amérique du Nord est dans le nord du Québec. Il y a là un potentiel incroyable qui peut être développé, et nous avons une société d’État qui peut créer les conditions pour mettre en place l’infrastructure nécessaire. Il n’est donc pas interdit de penser qu’on puisse trouver de nouvelles manières de coupler la production énergétique de masse, qui profiterait essentiellement au sud du Québec, et le développement de petits circuits économiques locaux qui gravitent autour de l’éolien. Il y a là toute une série d’expertises locales à développer, en matière d’aménagement et de planification du territoire, par exemple, qu’on n’a pas encore explorées à mon avis. L’une des raisons à cela est qu’Hydro-Québec ne joue pas son rôle de pivot dans la transition écologique du Québec. Depuis 1996, la société d’État est devenue plutôt un courtier en énergie, gérant un portefeuille énergétique qui s’adapte – plus ou moins bien – au marché nord-américain. Si elle revenait à une vision de développement durable endogène au Québec, on pourrait penser un développement maîtrisé du Nord qui serait plus diversifié et bénéfique pour les communautés locales.
N. M. : La question des deuxième et troisième transformations des ressources est un dossier prioritaire, surtout en matière de minerai. Dans ce domaine, il n’y a pas une seule réponse. Pour le fer, par exemple, il n’est pas possible d’exiger une transformation complète au Québec. Ce n’est pas la même situation si on parle des terres rares, une famille d’éléments dont certains entrent notamment dans la fabrication d’appareils électroniques. Présentement, 97 % de celles-ci sont transformées en Chine, une situation de quasi-monopole. Il y a donc de la place pour d’autres transformateurs, qui pourraient rassurer les grands consommateurs de terres rares. Les deuxième et troisième transformations exigent donc à la fois une vision d’ensemble et des réponses ciblées pour chacun des éléments en tenant compte des particularités de chaque marché. Mais il est clair qu’il y a moyen de développer une industrie de transformation dans le Nord québécois qui permettrait de créer des emplois de qualité, pas seulement des postes d’opérateur de machinerie lourde.
Rel. : Comment faut-il envisager nos relations avec les Premières Nations et les Inuits qui vivent sur le territoire?
S. M. : Il faut d’abord demander la permission aux Autochtones pour aller dans le Nord, ne serait-ce que parce qu’ils ont des droits, des titres sur ce territoire. Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’ils sont prêts à le partager et à participer à la prise de décisions. Ils cohabitent d’ailleurs depuis longtemps avec les Blancs, entre autres à Sept-Îles.
F. L. : Des modèles de cogestion avec les peuples autochtones existent déjà, mais il faut évidemment une volonté politique pour les mettre en application. Il est clair que les Autochtones doivent être au cœur du développement du Nord, sinon ce sont eux qui feront les frais de la contradiction entre l’habitation du territoire et l’extraction de ses ressources, qui est au cœur du modèle de développement actuel. Ce sont les premiers habitants du territoire et, sans tomber dans le folklore, on peut dire aussi qu’ils en sont d’une certaine manière les gardiens « locaux ». Et ce sont eux qui vivent les premiers les effets de toutes les transformations induites par le modèle extractiviste.
S. M. : Une des premières actions que le gouvernement provincial pourrait faire, c’est d’accorder aux Autochtones tout le volet de la surveillance environnementale. Ce sont eux qui connaissent le mieux le territoire, et c’est un des aspects liés au développement auquel ils sont ouverts et qu’ils réclament. Mais il faut être conscient que les Autochtones ne vont pas retourner vivre dans des tipis et des iglous, bien qu’ils aient gardé un lien avec leurs traditions. Le lien avec le territoire est primordial pour eux, mais ils sont en 2013 et ils veulent aussi participer au développement économique.
Il faut donc leur donner le même droit de décision que celui qu’on se donne sur le territoire. C’est ça la condition, et c’est ça qu’ils demandent. Au Labrador, par exemple, notamment dans le cas de la mine de Voisey’s Bay, les Inuits et les Innus ont réussi à imposer des conditions visant à prolonger la vie de la mine en réduisant le volume produit par jour, à créer un fonds de diversification socioéconomique, etc. Des mesures pour protéger l’habitat des caribous ont aussi été introduites dans les réglementations, dans certaines parties de lois ou dans des ententes, par exemple. Le Plan Nord aurait pu créer ce genre de conditions au Québec, et c’est d’ailleurs pour cette raison que les Autochtones ont accepté de s’asseoir à la Table des partenaires. Maintenant, il faudra voir ce que ça va donner. Mais il y a certainement une ouverture qui est démontrée, de leur part et de celle du nouveau gouvernement.
Il est clair cependant que ça prendra aussi une mobilisation du côté autochtone. Dans le cas de la Convention de la Baie-James, ce qui a permis la signature d’un traité, c’est l’unité des Inuits et des Cris, au sein même de leurs communautés respectives et entre les deux nations. Cette unité reste à faire dans le cas des Innus du Québec, entre autres. Ils en sont d’ailleurs très conscients. Les neuf communautés innues, tant qu’elles ne se mettront pas ensemble pour négocier et revendiquer leurs droits, auront beaucoup de difficulté à faire des gains sur ce front.
Propos recueillis par Emiliano Arpin-Simonetti