Relations Hiver 2022-2023 / Dossier

Régulariser les personnes migrantes sans statut : une action salutaire et nécessaire
Très attendu, le programme annoncé de régularisation des personnes sans statut au Canada doit mettre fin à des situations de vie inacceptables dans un pays qui se présente comme une terre d’accueil et de respect des droits fondamentaux.
Les autrices sont professeures agrégées à l’Université Concordia, à l’Université Laval et à l’Université de Montréal respectivement
Ces derniers mois, des mobilisations dans une douzaine de villes canadiennes pour revendiquer la régularisation des personnes sans statut au Canada se sont intensifiées. Les différents groupes et coalitions mobilisés, tels Solidarité sans frontières, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants, la Ligue des droits et libertés, Médecins du Monde et le Réseau des droits des migrants demandent la mise en place d’un programme de régularisation inclusif, clair et transparent à l’échelle nationale, afin que toutes les personnes vivant au Canada aient un statut légal. Ces manifestations visent à faire pression sur le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Sean Fraser, mandaté en janvier dernier pour mettre sur pied un tel programme. Ce dernier est très attendu dans un contexte où la précarité des situations de vie de trop nombreuses personnes migrantes a éclaté au grand jour pendant la pandémie de COVID-19, une réalité créée depuis des années par la nature même et les lacunes de nos programmes d’immigration et d’accueil des personnes réfugiées.
Aucune statistique officielle n’existe sur le nombre de personnes vivant sans statut au Canada, mais on estime généralement que jusqu’à 500 000 personnes se trouveraient dans cette situation[1]. Ces personnes sont de tous les genres, de tous les âges, incluant des enfants, et proviennent de toutes les régions du monde. Sans statut, il leur est impossible de résider et de travailler légalement au Canada, tout comme il leur est très difficile d’avoir accès à des services de santé, à des services sociaux, à l’éducation et à la justice. Vivre sans statut est ainsi associé à des vulnérabilités importantes. La crainte d’être découvertes, détenues ou expulsées pousse en outre ces personnes à ne pas interagir avec l’État, y compris avec la police et plusieurs autres organismes publics. Nombre d’entre elles se retrouvent ainsi dépendantes d’employeurs ou de partenaires intimes qui les menacent quotidiennement d’informer les autorités de leur situation.
Personne ne souhaite vivre sans statut ; or beaucoup de personnes sont mises devant des choix impossibles menant à la perte de leur statut migratoire. Différents facteurs expliquent cette absence ou cette perte de statut, par exemple, le dépassement de la durée de validité d’un visa, le rejet d’une demande d’immigration ou d’asile, l’arrivée irrégulière au pays, la résiliation d’un statut, mais aussi les erreurs bureaucratiques. Cette situation est avant tout le reflet de la rigidité des politiques migratoires et frontalières face à différents parcours de vie.
RÉGULARISER, UNE PRATIQUE COURANTE
La mise en place d’un programme national de régularisation permettrait aux personnes vivant sans statut d’avoir accès à des droits et à des protections de base. Ce programme reconnaîtrait leur dignité et leurs droits humains, en plus de combattre les multiples formes d’exploitation associées à l’absence de statut. Le Canada a déjà mis en œuvre des programmes de régularisation : le programme d’ajustement de statut des ressortissants chinois (1960-1972), l’opération Mon pays (1973), le programme spécial de régularisation des Haïtiens vivant au Québec (1981) et la procédure de régularisation des Algériens vivant au Québec (2002), en plus de programmes d’ajustement ponctuels. Mais globalement, depuis les années 1990, il tarde inexplicablement à renouveler l’expérience, comparativement à l’Union européenne, par exemple, où 24 États ont adopté de tels programmes entre 1996 et 2008[2].

De surcroît, les programmes de régularisation canadiens sont toujours assortis de conditions restrictives[3]. Par le passé, des candidats ont été exclus notamment pour des raisons de santé, ou parce qu’ils ne répondaient pas à des critères précis du programme (ex. : la durée de résidence), ou encore parce qu’ils n’étaient pas en mesure de payer les frais exigés. Certains ont été exclus après avoir eu des démêlés avec la police, sans égard au fait que l’incapacité à interagir avec les institutions publiques et parapubliques associée à l’absence de statut peut forcer certaines personnes à commettre des infractions simplement pour survivre (voler de la nourriture, par exemple). Les recherches démontrent sans équivoque que l’absence de statut légal a des effets délétères sur la santé et sur les conditions de vie socioéconomiques, dont le salaire. Ces expériences fondamentales d’exclusion ne doivent pas se répéter dans un programme de régularisation.
Malheureusement, les gouvernements fédéral et provinciaux (aussi engagés dans le dossier) continuent d’envisager la régularisation en l’assortissant de conditions très restrictives, le tout en tenant compte de la soi-disant « contribution » des personnes à la société. Cette conditionnalité, qui est un reflet de l’approche hautement utilitariste des programmes d’immigration du pays, limite l’accessibilité aux programmes de régularisation en plus de réifier l’idée selon laquelle les personnes doivent mériter le respect de leurs droits fondamentaux, alors qu’on n’attend rien de tel de la part des personnes nées au Canada.
Le programme de « régularisation » des « anges gardiens » ayant travaillé dans le secteur de la santé pendant les premières phases de la pandémie de COVID-19 est un exemple récent de cette tendance. D’une part, il ne s’agissait pas vraiment d’un programme de régularisation de personnes sans statut, puisqu’il visait des demandeurs et demandeuses d’asile (qui ont un statut légal temporaire) ; d’autre part, il récompensait des personnes ayant prodigué des soins directs en excluant celles qui avaient assuré d’autres tâches importantes, par exemple l’entretien. Un autre programme visant à reconnaître la contribution économique des travailleuses et travailleurs de la construction étrangers actuellement employés dans la grande région de Toronto, mais qui ont perdu leur statut et qui travaillent sans autorisation, est du même acabit.
METTRE FIN À LA CONDITIONNALITÉ
Ces expériences et tendances doivent servir de point de départ pour réfléchir à la conception et au déploiement d’un nouveau programme de régularisation pour l’ensemble du Canada. À cet égard, les organismes mobilisés cités plus haut revendiquent des conditions inclusives et transparentes pour un tel programme. Celles-ci s’alignent sur les meilleures pratiques à l’échelle internationale et visent la mise en place d’un programme large et ouvert à l’ensemble des personnes présentes au Canada, plutôt qu’une multitude de programmes visant des groupes particuliers. À cette demande d’élargissement s’ajoute celle d’un plan de communication multilingue et adapté aux populations ciblées, les approches du passé ayant souvent échoué à rejoindre l’ensemble des personnes admissibles.

Par ailleurs, les personnes sans statut craignant de se dévoiler aux autorités et d’être déportées ou emprisonnées pendant le traitement de leur dossier ou à la suite d’un rejet, les organismes mobilisés recommandent au gouvernement de suspendre les expulsions et la détention de personnes pour la durée du programme. Ils proposent aussi l’émission de permis temporaires renouvelables tant et aussi longtemps que le dossier d’une personne n’est pas finalisé. D’un point de vue pratique, il importe que le programme de régularisation soit souple en matière de procédures de dépôt des dossiers et en ce qui a trait aux types de documents acceptés, en permettant entre autres à des parties tierces (avocats, organismes) de représenter les personnes sans statut. De façon importante, ces organismes revendiquent aussi que le programme n’inclut pas de conditions rendant les personnes sans statut dépendantes de conjoints, d’employeurs ou de parrains, et qu’il ne soit pas assujetti aux conditions d’inadmissibilité centrales des lois sur l’immigration du Canada, en particulier en ce qui a trait au dossier criminel et à l’état de santé des personnes.
Le travail de ces groupes nous invite à éviter de concevoir un programme de régularisation national comme une intervention ponctuelle, à l’heure où les programmes d’immigration du Canada poussent de nombreuses personnes migrantes dans un statut précaire – une situation qui doit cesser. Pensons aux demandeurs et demandeuses d’asile en attente ou en appel d’une décision, aux détenteurs et détentrices de statut temporaire et de permis de travail fermé qui dépendent d’un tiers (comme un employeur) pour conserver leur droit de séjour, cela sans oublier les personnes qui sont au Canada dans le cadre de programmes conditionnels, comme les parrainages.
La régularisation est une façon simple de combattre les vulnérabilités et les formes d’exploitation systémiques créées par les politiques d’immigration et les inégalités globales en matière de mobilité, à l’heure où les politiques migratoires se durcissent à l’échelle mondiale, diminuant ainsi les possibilités d’acquérir un statut pour des milliers de personnes. Elle accroît les niveaux de santé et d’éducation de l’ensemble de la société. Pour reprendre l’expression des sociologues américaines Cecilia Menjívar et Sarah Lakhani, la régularisation du statut d’immigration d’une personne ou d’une famille contribue à une métamorphose sociale, psychologique et politique précipitée par le passage de la clandestinité à la vie au grand jour[4]. La mise en place d’un programme de régularisation, s’il est inclusif et à l’écoute de l’expérience des personnes sans statut, représente finalement une occasion de remettre en question les bases normatives orientant la distribution des droits et de la dignité dans nos systèmes migratoires.
[1] Voir CIMM, Populations sans papiers — 3 mars 2022 [en ligne].
[2] Lire Maïka Sondarjee, « Permettre à des milliers de personnes d’exister », Le Devoir, 16 septembre 2022.
[3] Voir John McDonald, « Migrant illegality, nation-building, and the politics of regularization in Canada », Refuge. Canada’s Journal on Refugees, 2011, vol. 26, no 2.
[4] Lire C. Menjívar et S. Lakhani, « Transformative effects of immigration law : Immigrants’ personal and social metamorphoses through regularization », American Journal of Sociology, vol. 121, no 6, 2016.