Relations mai 2008

Le syndicalisme dans la tourmente

Sid Ahmed Soussi

Regard sur le front international

La mondialisation capitaliste confronte le mouvement syndical à de nouveaux défis sur le plan international, en termes de solidarités et d’actions collectives. Ceux-ci sont bien mis en évidence avec la création d’une toute nouvelle instance – la Confédération syndicale internationale.

L’auteur est professeur au Département de sociologie de l’UQAM

La fondation de la Confédération syndicale internationale (CSI) à Vienne, en Autriche, en novembre 2006, a été pour le mouvement syndical international un moment peu commun. Elle est le fruit de la volonté des deux principales confédérations syndicales d’envergure mondiale – la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et la Confédération mondiale du travail (CMT) – auxquelles se sont jointes plusieurs centrales non affiliées, appartenant pour la plupart à la « mouvance marxiste ». De nombreuses organisations syndicales, représentant une large diversité de secteurs d’activités et provenant, pour bon nombre d’entre elles, des pays du Sud, étaient circonspectes face à une initiative pour laquelle elles n’avaient été sollicitées qu’une fois la table mise. Le caractère hétéroclite de leurs intérêts explique en partie le poids relatif de ces organisations dans le rapport des forces en présence, bien qu’elles représentent plus des deux tiers des membres de la CSI. Les enjeux discutés à Vienne sont donc loin de recouvrir les mêmes significations pour l’ensemble des acteurs syndicaux qui font face, dans leurs espaces nationaux, aux défis multiples de la libéralisation des échanges commerciaux et de la dérégulation du travail.

Paradoxalement, cette « réponse » du mouvement syndical international n’est pas historiquement nouvelle, puisqu’elle rappelle à bien des égards la création de la 1re Internationale des travailleurs en 1864 qui, face aux défis du « capitalisme international » (la mondialisation de l’époque), proposa une riposte comparable.

Critique du programme de Vienne

Un bilan global aujourd’hui de la CSI serait immanquablement tronqué. À défaut, une critique du « programme » de Vienne demeure possible par l’examen des développements récents de ses principaux enjeux, au nombre de trois.

1) Vers un rapport travail/capital à l’échelle internationale. Si, à l’échelle nationale, les organisations syndicales ont réussi à aplanir leurs clivages idéologiques grâce à des stratégies de rapprochement autour de leur communauté d’intérêts, il en a été autrement sur le plan international, où ces clivages sont apparus comme des obstacles difficiles à lever. Il aura fallu attendre Vienne pour que la composante majoritaire réformiste social-démocrate du mouvement syndical international, représentée par la CISL, « absorbe » la CMT, sa branche marquée par des origines confessionnelles, notamment catholiques. Toutefois, le reste de la famille syndicale internationale, notamment la Fédération syndicale mondiale, toujours attachée à son « projet révolutionnaire », s’est clairement distancié de cette fusion. Le mouvement syndical international ne peut donc se prévaloir d’avoir assuré sa transition vers ce « syndicalisme international » tant espéré pour endiguer la refonte inexorable des mécanismes traditionnels de la régulation du travail et agir sur les nouvelles formes de conflits collectifs qui en découlent. On continue de privilégier des activités de solidarité essentiellement diplomatiques : coopérations intersyndicales, collaborations institutionnelles ciblées, accords-cadres, etc. Ces activités ont peu à voir avec les capacités de négociation collective autrement plus déterminantes dans les espaces nationaux où les syndicats ont pu s’imposer comme des acteurs institutionnels. Pour plusieurs dirigeants rencontrés à Vienne, il s’agit-là davantage d’internationalisme syndical que de syndicalisme international.

2) Le paradoxe du syndicalisme international actuel. Les analyses sur le syndicalisme international montrent son caractère problématique : historiquement, les formes sociopolitiques de l’action syndicale n’ont eu de portée que dans des cadres nationaux. Les systèmes de relations industrielles mis en place en Amérique du Nord et en Europe ont été et sont toujours fondés sur des modes nationaux d’encadrement juridique des relations du travail. Or, avec l’externalisation transnationale des activités des entreprises et la dérégulation du travail qui l’accompagne, les organisations syndicales sont confrontées à une dynamique nouvelle qui les incite à revoir leur rôle en tant qu’acteurs institutionnels. Comment le syndicalisme, qui n’a toujours eu de réalité qu’à l’échelle nationale, pourrait-il aujourd’hui projeter à l’échelle internationale ses deux principales stratégies historiques : la revendication de sa reconnaissance institutionnelle comme acteur de la régulation du travail et la pérennité de ses acquis par leur enchâssement dans les législations nationales du travail? Ces défis mettent à nu la caducité de ces modes d’encadrement juridique conçus pour des espaces nationaux.

3) Les enjeux syndicaux Nord-Sud. Plusieurs dirigeants syndicaux du Sud soulignent que ces assises visaient surtout à aplanir les différends idéologiques des grandes centrales du Nord et du même coup à intégrer les centrales non affiliées. Cet enjeu a exigé des négociations directes, desquelles ont été écartées de facto les centrales du Sud. Résultat : la redistribution des postes de pouvoir et de représentation de la CSI, auprès du Bureau international du travail (BIT) par exemple, a consacré une surreprésentation du Nord quasiment discriminatoire, et que ne peut justifier à elle seule l’incapacité des syndicats du Sud de s’acquitter de leurs contributions financières. La forte présence dans les instances décisionnelles de la CSI d’anciens responsables de la CISL et de la CMT a échappé à peu d’observateurs. Que penser alors de la crédibilité du mouvement syndical international qui, dans le contexte de la mondialisation, doit plaider pour un rééquilibrage des rapports économiques Nord-Sud?

Les mouvements de résistance

Les défis internationaux pour les organisations syndicales du Nord sont d’abord continentaux et consistent à coordonner les résistances, tant en Europe que dans les autres zones de libre-échange des Amériques et d’Asie. Pour le Sud, au-delà du changement de structures, la fusion de la CISL et de la CMT a reconduit les mêmes stratégies autour d’enjeux anciens : la CSI continue d’ignorer les résistances locales et privilégie les résistances régionales et continentales. Cette orientation a produit un effet pervers, celui de miner la démocratie syndicale en minorant la représentation des syndicats du Sud et en se coupant de la base qui fonde sa légitimité : des travailleurs des pays où les enjeux premiers de l’action syndicale demeurent encore ceux du droit d’association et de négociation, et parfois simplement d’exister institutionnellement.

Dans ce contexte, le mouvement syndical international – particulièrement au Nord – ne peut que se replier sur des identités anciennes héritées des Internationales – centrées sur les travailleurs – et exclure de ses stratégies toute collaboration avec des acteurs nouveaux, fussent-ils ses « alliés naturels » : la mouvance des ONG, forums sociaux, associations de femmes, de jeunes et autres organisations mobilisées autour d’enjeux non syndicaux, mais dont le poids est majeur dans la dynamique du rapport local/global des mouvements sociaux du Sud. Pourtant ces résistances locales engagent déjà de nombreuses organisations syndicales du Sud autour d’enjeux qui ont pour noms, entre autres : économie informelle – immense espace de non-droit –, travail des enfants, condition féminine, dette étouffante et privatisation du secteur public, ce rare espace où les syndicats ont pu se consolider. Elles sont indispensables à l’émergence de l’espace démocratique, dont les syndicalismes du Nord ont bénéficié pour légitimer institutionnellement leur existence et leurs actions. 

Dans des continents comme l’Afrique ou l’Amérique latine, où l’histoire du syndicalisme et l’histoire du travail ne se confondent pas, l’institutionnalisation de l’action syndicale demeure problématique. En Afrique, par exemple, l’idéologisation tardive des syndicalismes d’industrie et la quasi-absence d’un syndicalisme de métier, dont les retombées furent si fertiles pour les syndicalismes des pays industrialisés, apparaissent comme des obstacles majeurs à l’institutionnalisation de l’action collective. La marge d’autonomie politique réduite des mouvements syndicaux africains les a conduits, cependant, à conjuguer action communautaire locale et solidarités élargies à des alliés naturels dans le champ politique et le domaine des relations professionnelles. Leur « syndicalisme international » ne se conçoit que dans le prolongement de ces stratégies de résistance locales. Une vision qu’il est encore hors de question d’adopter aux yeux des instances issues de Vienne.

Que faut-il faire pour engager une transition d’un internationalisme syndical marqué par la tradition des Internationales vers un syndicalisme international qui, prenant acte des transformations du travail et de la conflictualité collective, se tournera vers ces nouveaux enjeux? Mais cela suppose des concessions de la part des organisations syndicales du Nord. D’abord, réaménager au moins provisoirement le principe assujettissant le poids décisionnel dans les instances de la CSI aux quotes-parts financières des organisations membres. Ensuite, mettre en place des mécanismes de démocratie syndicale permettant un accès du Sud aux centres de décision. Enfin, rompre avec des traditions de solidarité et d’actions collectives internationales perçues par le Sud comme obsolètes. La conjugaison de ces trois facteurs jetterait les bases d’une réorientation vers ces lourds enjeux locaux et globaux propres au Sud, mais dans l’émergence desquels le Nord porte une lourde responsabilité historique.

Devant cette croisée des chemins, le mouvement syndical international fait face, qu’il le veuille ou non, à une question qui n’est pas historiquement nouvelle pour lui : que faire?

 

 

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