Relations mai 2010
Reconquérir notre territoire
L’auteur est coordonnateur de la Coalition pour un Québec des régions
La Révolution tranquille est restée inachevée sur le plan de l’appropriation de nos ressources naturelles et de l’intégration des régions périphériques. Il est possible d’y remédier, d’accroître l’indépendance économique du Québec et de favoriser ainsi l’indépendance politique de demain.
Un constat s’impose. Le projet souverainiste tel que promu par le Parti québécois et auquel beaucoup d’entre nous ont cru n’a pas réussi à faire consensus au Québec. Il en résulte une profonde division des forces vives de notre société qui paralyse l’émergence d’un projet d’avenir mobilisateur pour le Québec des années 2000.
Renouer avec la Révolution tranquille
Il est impératif de recréer le plus rapidement possible une puissante solidarité nationale et la meilleure façon d’y arriver est peut-être de reprendre la Révolution tranquille là où nous l’avons laissée.
La Révolution tranquille a d’abord été un projet de libération économique. Pour Jean Lesage et son équipe, la nationalisation de l’électricité, la création de la Régie des rentes, de la Caisse de dépôt et placement, de la Société générale de financement, des ministères de l’Éducation et de la Santé ainsi que le rapatriement des pouvoirs du Québec étaient des outils pour nous permettre, en tant que nation, de reprendre le contrôle de notre économie et de devenir « maîtres chez nous ».
Le Parti québécois, en polarisant l’attention sur la libération nationale, la souveraineté politique et la stratégie référendaire, a mis en veilleuse la vaste réforme démocratique et territoriale que proposait René Lévesque. Du même coup, il a mis de côté la reprise de contrôle de l’ensemble de nos ressources naturelles, nécessaire pour redonner aux Québécois et aux communautés régionales la maîtrise de leur richesse collective et, partant, de leur développement. Dans l’esprit de plusieurs péquistes, l’indépendance est devenue un préalable à toute réforme démocratique, territoriale et économique – un préalable au pays lui-même.
Ce n’est pas ainsi que le Québec est perçu au quotidien par la majorité des Québécois, particulièrement les plus jeunes. La Révolution tranquille n’a pas abouti à l’indépendance politique du Québec mais elle a donné lieu à une redéfinition profonde du Québec. N’en déplaise à ceux qui continuent à rêver d’un pays qui leur échappe, le Québec est devenu, dans les faits, un pays. Un « pays sans papiers » peut-être, mais un pays réel, un État fonctionnel et un peuple distinct, unique en Amérique.
Ce dont se soucient les Québécois aujourd’hui, c’est moins du pays constitutionnel que du pays réel et son ouverture sur le monde – pays réel dont il est d’ailleurs grand temps que l’on s’occupe. Nos régions se vident, nos forêts et nos poissons de fond sont épuisés, nos ressources naturelles sont concédées presque sans conditions aux étrangers, nos rivières et nos lacs sont contaminés, notre agriculture se meurt, le déficit démocratique s’élargit d’élection en élection, le peuple s’appauvrit pendant que les multinationales et les banques s’enrichissent.
Malgré les contraintes que nous impose le fait d’être un pays enclavé dans une Amérique anglophone où l’intégration et l’interdépendance économiques des pays ne cessent de s’accentuer, nous pouvons, avec les ressources et les pouvoirs dont nous disposons, occuper notre territoire et nous attaquer fermement à ces problèmes.
Mettre fin au transfert des richesses naturelles vers le privé
Ce qui ronge le Québec, c’est la mainmise des multinationales sur ses ressources naturelles, source première de sa richesse collective. Avant d’être un État, un pays est un territoire dont les ressources permettent à la nation qui l’habite de s’épanouir. Ces ressources, chez nous, furent d’abord les fourrures et le poisson, puis successivement le bois de nos forêts, les terres agricoles, les gisements miniers du bouclier canadien, nos ressources énergétiques, nos réserves d’eau douce, nos espaces naturels. L’exploitation de ces ressources a été faite, dès l’origine, selon un modèle colonial, c’est-à-dire en fonction des intérêts du pays « colonisateur ». Ce syndrome colonial est devenu en quelque sorte la maladie congénitale de notre économie.
Or, la restauration nationale, comme le rappelait si souvent Esdras Minville – le directeur visionnaire des Hautes études commerciales dont le nationalisme économique a marqué la génération d’entre-deux guerres – passe obligatoirement par le rapatriement de la gestion et de l’exploitation de nos ressources naturelles, et par le développement d’une industrie de transformation basée, dans chaque région, sur ces ressources et les communautés qui y vivent. Les gouvernements de la Révolution tranquille ont marqué des points importants dans ce sens en nationalisant l’électricité, en protégeant les terres agricoles, en créant les zones d’exploitation contrôlée (ZEC) et en tentant un sauvetage de l’amiante; mais ils se sont abstenus de toucher aux chasses-gardées des grands monopoles étrangers sur nos forêts, nos mines, nos pêcheries, l’agroalimentaire et la transformation de l’aluminium. L’État et le nationalisme québécois des cinquante dernières années se sont constitués « au-dessus » du territoire, « hors sol » en quelque sorte. Nos gouvernements n’ont pas su, non plus, mettre les barrières nécessaires à la délocalisation de l’économie engendrée par le libre-échange. La crise actuelle des régions qui dépendent de l’industrie forestière, de la pêche et de l’agriculture, tout comme la croissance incontrôlée de la couronne de Montréal, en sont le résultat.
En dépit des réformes en cours ici et là, ce modèle persiste dans notre régime forestier, notre loi sur les mines et notre système de quotas de pêche; notre régime agricole est désormais au service des grands intégrateurs et exportateurs plutôt que des fermiers de proximité; notre développement éolien se fait par des appels d’offres destinés avant tout aux multinationales de l’énergie et de la finance; et c’est également le privé qui risque de profiter le plus du Plan Nord et des ressources en gaz et pétrole le long du Saint-Laurent. Ce transfert systématique de nos richesses naturelles et de nos biens publics dans les poches d’une poignée de grands actionnaires privés et de dirigeants de multinationales et d’institutions financières – encouragé ou toléré par le ministère des Ressources naturelles – est de loin la principale cause des déficits de nos gouvernements et de l’effondrement des régions périphériques, n’en déplaise à nos « lucides »!
Nous avons le pouvoir d’agir
La Constitution canadienne, même si elle lui complique la tâche, n’empêche pas le Québec de procéder à cette réforme économique, démocratique et territoriale essentielle à notre épanouissement comme pays et comme territoire. La Constitution canadienne reconnaît, en principe, la « compétence exclusive des provinces en ce qui a trait à la prospection, à l’exploitation, à la conservation et à la gestion des ressources naturelles, y compris le contrôle de la production primaire » et « le droit des provinces de prélever des impôts indirects sur les ressources naturelles non renouvelables ».
Par ailleurs, des pays comme la Bolivie d’Evo Morales, le Venezuela d’Ugo Chávez et l’Équateur de Rafael Correa démontrent actuellement qu’il est possible de « refonder » un pays par l’adoption démocratique d’une nouvelle constitution. Celle-ci, sans rompre avec une économie capitaliste, redonne aux communautés locales et à l’État national le contrôle et une partie substantielle des bénéfices des ressources naturelles de son territoire par une décentralisation territoriale et une renégociation des partenariats entre l’État et les multinationales qui exploitent des ressources stratégiques. Les revenus ainsi récupérés permettent d’instaurer des politiques sociales qui suscitent, en retour, l’appui populaire dont a besoin l’État pour faire face aux pressions des possédants. On trouve aussi des exemples inspirants dans plusieurs pays nordiques, notamment la Norvège et le Danemark, qui ont su faire profiter leur population des puits pétroliers et des développements éoliens, et ainsi assurer une occupation dynamique de tout leur territoire. Le Québec dispose maintenant des capitaux et de l’expertise nécessaires pour accroître son indépendance économique : il faut seulement que l’État veuille bien jouer son rôle et s’appuyer sur les communautés territoriales.
Refaire le lien avec notre territoire
Le rapport au territoire, dans « l’après-mondialisation » et « l’après-croissance-illimitée », est appelé à redevenir la base d’une nouvelle économie de proximité et d’une nouvelle appartenance culturelle. Il pourrait très bien devenir le fondement d’un nouveau projet national pour le Québec et l’avenir de notre pays, et c’est peut-être au bout de ce projet que se trouve l’indépendance politique de demain. Esdras Minville estimait que l’indépendance politique du Québec n’est pas un préalable mais un objectif, tandis que l’indépendance économique, elle, est essentielle à la survie même de la nation et à l’occupation dynamique de son territoire.
Aucun pays n’est parfait et les Québécois sont ce qu’ils sont. L’échec du Parti québécois ne signifie pas l’échec du Québec. C’est une invitation à redéfinir le nationalisme québécois dans le sens d’une indépendance et d’une prise en charge du pays du Québec par et pour ses communautés, plutôt que dans le sens d’un nationalisme ethnique, uniquement politique, tourné vers le passé et la survivance.