Relations décembre 2006
À qui profite l’extraction minière?, entrevue avec Bonnie Campbell
L’Afrique est un continent convoité. Mais bien peu d’Africains en profitent. Les entreprises minières, les institutions financières internationales ainsi que les gouvernements occidentaux jouent un rôle central dans cette situation scandaleuse et le Canada n’est pas en reste. Comment en est-on arrivé là? Qu’est ce que cela signifie pour les populations locales? Que faire pour changer la donne? Professeure en science politique à l’UQAM et directrice du Groupe de recherche sur les activités minières en Afrique (GRAMA), Bonnie Campbell a bien voulu répondre à nos questions.
Elle est également membre du comité consultatif d’experts chargé de guider les Tables rondes nationales sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises minières canadiennes à l’étranger, organisées par le ministère des Affaires étrangères
Relations : L’Afrique est un continent riche en ressources minières. Mais l’extraction des minerais est exécutée de telle manière par les compagnies étrangères que certains n’hésitent pas à la dénoncer comme un « pillage légalisé ». Comment comprendre ce qui est en train de se passer en Afrique?
Bonnie Campbell : Nous touchons là à un paradoxe. L’image qui nous est présentée le plus souvent de l’Afrique est celle d’un continent pauvre, à la dérive, livré aux épidémies et à la famine. Pourtant, le continent africain abrite environ 30 % des réserves des ressources minières mondiales, soit 45 % du diamant, 50 % de l’or, 81 % du chrome, 61 % du manganèse, 60 % du cobalt, 40 % de la bauxite (nécessaire à l’industrie de l’aluminium), 24 % du tantale, et j’en passe. Il semble y avoir une construction sélective dans notre imaginaire qui nous fait oublier cette immense richesse. Ce n’est pas le cas des entreprises minières canadiennes ni des autres acteurs importants dans l’extraction minière en Afrique, nous y reviendrons.
La question est donc de savoir pourquoi cette richesse ne profite pas à l’Afrique. La réponse est à chercher dans l’histoire et, entre autres, du côté des Programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés aux pays africains, depuis les années 1980, par les institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale, en réponse aux difficultés de ces pays de s’acquitter du service de leur dette. Celles-ci voyaient dans les PAS et voient malheureusement toujours dans les réformes qui leur succèdent, la clé de voûte du développement de l’Afrique, malgré l’échec flagrant de 20 ans de mise en application.
Les PAS ont signifié privatisation, réduction des dépenses dans les services publics et sociaux, déréglementation dans le but de créer des situations dites propices à l’investissement étranger qui amènerait la croissance et le développement économique en Afrique. Non seulement cela ne s’est-il pas produit, mais ils ont permis aux investisseurs étrangers – du fait de l’introduction de nouveaux cadres réglementaires tels les nouveaux codes miniers – d’accaparer légalement, entre autres choses, les ressources minières, exportées le plus souvent sous forme brute, sans que cette industrie en effervescence ait en contrepartie des retombées économiques importantes dans les pays africains.
Prenons l’exemple du Ghana, deuxième producteur d’or d’Afrique. L’or au Ghana est le premier produit d’exportation. Par contre sa contribution à la richesse du pays est insignifiante, environ 3 % du produit national brut. Élève modèle des institutions financières internationales, le Ghana a mis en place, dès 1986, une législation et un cadre réglementaire concernant l’extraction minière conformes au PAS. Cela a abouti à la privatisation du secteur minier – jusque-là en bonne partie sous contrôle national – racheté par des sociétés minières étrangères; à une réduction importante du taux des redevances (passé de 6 % de la valeur totale de la production en 1975, à 3 % en 1987) et du taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés (de 55 % en 1975 à 45 % en 1986, et 35 % en 1994); à l’accélération importante de l’amortissement fiscal visant à permettre aux investisseurs de recouvrer leurs dépenses en immobilisation (de 20 % par an en 1975 à 50 % en 1986), ainsi qu’à la suppression de différents droits miniers et de taxes qui contribuaient aux recettes de l’État.
Dans le milieu des années 1990, devant les dégâts environnementaux de l’industrie minière, les institutions financières reconnaissent que la déréglementation a été trop loin et qu’il faut mettre en oeuvre des mesures correctives à un développement minier considéré toujours comme « exemplaire ». La législation minière de la Guinée, datant de 1995, témoigne de ce léger changement de cap : on fait dorénavant appel au bon vouloir des compagnies minières pour s’autoréguler dans les domaines de la protection de l’environnement. Cela n’a évidemment changé que peu de chose à la contamination croissante de l’air par la poussière de bauxite et à la dégradation du sol provoquée par la déforestation massive, tous des impacts liés à l’exploitation minière au Ghana.
Rel. : Ainsi, ces dégâts environnementaux, qui affectent les communautés locales, seraient moins accidentels que d’ordre structurel; de même le peu de retombées économiques pour l’Afrique, que génère l’industrie minière : leur cause étant l’absence de garde-fou institutionnel et politique. Ne risque-t-on pas, dans ces conditions, de ne jamais en voir la fin?
B. C. : C’est à craindre en effet, si rien n’est fait pour sortir de cette autorégulation et réglementation volontaire des entreprises. Les rapports sur l’héritage de cette période de libéralisation et de déréglementation dans le secteur minier sont, en effet, assez accablants. Si la troisième génération de cadres réglementaires introduit effectivement des mesures qui visent la protection de l’environnement, des lacunes importantes persistent dans ce domaine. Il en est de même en ce qui a trait aux impacts sociaux et à la création des conditions nécessaires pour que les États africains soient à même de profiter de l’expansion exceptionnelle du secteur minier.
Ainsi, on trouve, dans les législations minières récentes de pays d’Afrique, des choses inacceptables et qui risquent de servir de précédent pour des réformes à venir. Celle de 2003, au Burkina Faso, par exemple, prévoit une exemption de la nécessité de faire une étude d’impacts environnementaux dans les phases d’exploration. Et pour la suite, c’est toujours de l’ordre de la réglementation volontaire. Le même code exempte les compagnies minières de toute responsabilité dans le déplacement des populations, occasionné par l’implantation d’une mine dans une zone habitée. Dans certains cas, on parle de dizaines de milliers de personnes ainsi déplacées. Enfin le nouveau code du Burkina ne fait pas mention de la nécessité, pour les compagnies, d’accorder une priorité aux ressortissants nationaux en matière de formation et d’emploi.
Les exonérations fiscales sont maintenues. Le processus de libéralisation et de privatisation demeure, selon la même croyance que les investissements étrangers dans le secteur minier vont favoriser la croissance et le développement et réduire la pauvreté. Mais comme cela est allé de pair avec l’affaiblissement institutionnel et politique des États, ceux-ci se retrouvent impuissants devant les compagnies minières, tellement le rapport de forces entre les acteurs étatiques et les acteurs privés est asymétrique. Quand apparaît un problème, l’État dont on a exigé qu’il accueille les investissements, est très mal placé pour y remédier, et pour faire appliquer des règlements. Au Mali, par exemple, à la suite de la mort suspecte d’animaux et d’oiseaux et d’un taux de fausses couches anormalement élevé chez les femmes de villages situés à proximité d’exploitations minières, des échantillons d’eau ont été prélevés qui se sont avérés très préoccupants. Mais le gouvernement demeure impuissant à intervenir, le pays étant dépendant des ressources du secteur privé. Les équipements d’investigation ainsi que les experts eux-mêmes proviennent le plus souvent des compagnies minières.
Dans ce contexte, on ne mesure pas assez les contradictions, qui frisent parfois l’hypocrisie, du discours des pays occidentaux sur la démocratisation en Afrique. En même temps qu’ils prônent la démocratie, ils agissent de telle sorte qu’ils contraignent les États africains à être plus imputables aux institutions financières internationales et aux entreprises minières, plutôt qu’à leur communauté nationale ou même à leur parlement.
En outre, les pays occidentaux dénoncent facilement la corruption des élites politiques africaines, le manque de transparence des gouvernements en Afrique, comme la source principale du dysfonctionnement du système. Certes, il existe des problèmes graves de dysfonctionnement. Mais ils laissent dans l’ombre ce qui l’entretient et le stimule. Je parle notamment de la manière particulière dont sont conclus certains accords entre les compagnies minières étrangères et les gouvernements locaux. Elle pose, en effet, un très grave problème de transparence. Des annexes « confidentielles » sont parfois soustraites au regard du parlement, accords particuliers qui lient les gouvernements pour des dizaines d’années ou encore favorisent d’une manière exorbitantes les investisseurs étrangers sur la question du partage des bénéfices. Un rapport récent du parlement tanzanien a dénoncé, en juin 2006, ce manque de transparence des compagnies minières, en rapport à la répartition des bénéfices, qui s’avère la plupart du temps inique. La corruption des élites est ainsi incitée et encouragée par de telles pratiques des compagnies minières qui y trouvent leur avantage.
Rel. : Vous disiez que le gouvernement canadien et les compagnies canadiennes sont des acteurs prédominants dans le secteur minier en Afrique. Qu’en est-il réellement?
B.C. : Les intérêts canadiens en Afrique sont non seulement en tête du peloton, il est prévu un énorme accroissement, passant d’une valeur de 6 milliards de dollars en 2004 à plus de 14 milliards d’ici 2010. Au début de 2005, il y avait 634 projets miniers canadiens en marche dans les différents pays d’Afrique.
Cette présence massive s’explique par le savoir-faire canadien indéniable dans l’activité minière. Il existe en outre un cadre réglementaire et une législation très favorables à l’industrie minière. Le gouvernement canadien met également ses ambassades au service des missions industrielles dans les pays d’Afrique. Le Fonds d’investissement pour l’Afrique (FICA), qui a pour objectif de soutenir les entreprises canadiennes dans des secteurs porteurs, a annoncé récemment des octrois d’une valeur de 100 millions de dollars pour l’Afrique : quatre des projets appuyés sont du secteur extractif – minier et pétrolier.
Il est regrettable que la population soit peu informée du rôle que jouent certaines compagnies minières canadiennes en Afrique, de la présence centrale qu’elles seront amenées à avoir et du soutien financier et logistique que leur apporte le gouvernement canadien, en partie, grâce aux impôts qu’elle lui paie. Nous pourrions être ainsi plus vigilants sur la manière dont sont menées les activités minières là-bas. En faisant fi de la reconnaissance de la fragilisation institutionnelle, financière et politique des gouvernements africains, le gouvernement canadien tend à suggérer que ce sont les pays hôtes qui doivent assurer la surveillance et le respect des normes environnementales, sociales et fiscales qui encadrent la prospection et l’exploitation minière en Afrique. L’absence de capacité locale pour assurer la surveillance et de mécanismes qui balisent le fonctionnement de ces compagnies est, pour le moins, préoccupante.
J’ai été moi-même témoin de déplacements forcés de populations à l’arrivée de compagnies minières dans une région d’Afrique. Normalement, les villageois doivent donner leur accord. Mais les gouvernements africains sont pris à la gorge financièrement. Ils doivent faire en sorte que les compagnies minières s’établissent. Ils n’ont parfois pas le choix. Les compagnies le savent. En cas de refus, la police et l’armée sont mises à contribution pour expulser les populations récalcitrantes. La population d’un village du Ghana, qui est pourtant reconnu comme un modèle de bonne gouvernance, a refusé, en 1999, de partir, à cause du trop faible dédommagement que la compagnie leur accordait. Le déplacement « volontaire » des villageois récalcitrants a eu lieu à 4 h du matin et de force. Par la suite, pour qu’ils ne reviennent pas, leur école et leurs maisons ont été détruites et leurs eaux polluées. Un groupe d’observateurs étrangers, dont je faisais partie, a été témoin des résultats. La compagnie responsable du déplacement était canadienne et avait son siège social à Toronto.
Au Mali, il y a eu des déversements de cyanure, servant à l’extraction de l’or, dans les nappes d’eau essentielles d’une région désertique.
Si cela s’était produit ici, le gouvernement serait intervenu. La compagnie aurait été mise à l’amende et contrainte à des mesures de réparation. En Afrique, ce type de solution est encore très difficile à obtenir. Nous sommes devant un régime à deux poids, deux mesures. Cette absence d’intervention n’a rien à voir avec le respect de la souveraineté des États. Il s’agit d’actes irresponsables laissés impunis au nom de règlements absolument inadéquats fondés sur l’autorégulation des compagnies minières.
Tout récemment, des mineurs artisanaux – incluant des enfants–, travaillant dans une mine au Congo ont été ensevelis. Le travail des enfants est interdit au Canada. Ces types d’actions et de dégâts se reproduiront tant qu’on ne mettra pas en place des mécanismes contraignants envers les compagnies pour qu’elles respectent là-bas les normes qu’on juge valables ici, et qu’on ne rendra pas responsable le pays où elles proviennent – lorsque les pays dont elles exploitent les ressources ne sont pas en mesure d’édicter et de faire respecter ces normes.
Le gouvernement canadien a, dans ce dossier, une lourde responsabilité – compte tenu du nombre de compagnies minières canadiennes présentes à l’étranger, des investissements et des bénéfices qu’elles retirent de leurs activités d’extraction.
L’OCDE elle-même, dans ses lignes directrices pour les entreprises, reconnaît aux populations locales ou aux gouvernements le droit de faire rapport sur l’agissement des compagnies au pays d’origine. Le Canada, jusqu’à présent, a refusé ce mécanisme d’investigation. La Suède, la Belgique, la Finlande ont mis en place des mécanismes rigoureux permettant, entre autres, une enquête à la suite d’une plainte. Si l’on se fie au passé, il serait difficile de ne pas conclure que le Canada manque de volonté politique dans ce dossier.
Le rapport du Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international de juin 2005 a émis des recommandations à l’endroit des compagnies et du gouvernement canadiens qui vont dans la direction d’une responsabilisation des acteurs. Par exemple : faire enquête à la suite de plaintes. Arrêter l’aide gouvernementale versée aux compagnies impliquées. Appliquer les mêmes normes qui sont appliquées chez nous. Ne pas permettre d’investissements même si le retour sur le capital peut être important, dans les zones de conflits. Faire des analyses d’impacts sociaux et environnementaux. Évaluer les conséquences sur le respect des droits humains si une compagnie cherche à s’implanter dans une zone à risque de conflits. Le rapport offrait un large spectre de recommandations. Cependant, il a été mal reçu par le gouvernement libéral de Paul Martin qui l’a mis sur les tablettes.
Celui-ci a plutôt décidé de mettre en branle un processus de consultation à travers le Canada afin de savoir ce qu’en pense la population. Les tables rondes qui en résultent sont composées de représentants de huit ministères, de l’industrie, de la société civile et du milieu universitaire. Le processus a pour objectif de recueillir des mémoires de la population pour arriver à des recommandations qui doivent être déposées en début d’année 2007.
Mais l’enjeu fondamental, c’est de responsabiliser autant le gouvernement canadien que les entreprises. Aux compagnies, il revient de conclure des accords transparents et équitables dans les pays d’Afrique. Il faut que cesse la réglementation volontaire, et plutôt légiférer sur des réglementations contraignantes, des mécanismes de surveillance et de vérification, et des modes de recours au Canada même. Et le rôle de chien de garde vis-à-vis des compagnies minières ne peut pas revenir aux seules ONG. Il faut clairement impliquer les institutions nationales et internationales.
Il faut également interroger la compatibilité entre le degré de libéralisation et de déréglementation politique et les soi-disant retombées positives du secteur minier dans ces pays.
Il faut, enfin, comprendre que les enjeux discutés ici sont d’une énorme importance économique, financière et politique pour l’avenir des pays en question. Plus fondamentalement, la dignité humaine a malheureusement peu de poids à côté des bénéfices financiers escomptés. La logique du profit à court terme semble primer, pour l’instant, sur l’intérêt des communautés affectées. Mais si nous ne controns pas celle-ci, ce sont nos enfants qui auront à faire face au désespoir et à la colère de ces gens que nous aurons spoliés, en laissant faire les compagnies minières à leur guise, et même en les soutenant par l’entremise de nos impôts.