Relations juillet-août 2016
À qui la terre ? – Accaparements, dépossession, résistances
« Si l’eau, la terre et la forêt doivent être entre les mains du peuple, il ne faut pas oublier de dire que le peuple appartient à l’eau, à la terre et à la forêt. »
– Rajagopal, leader des luttes paysannes indiennes
Le monstre. C’est ainsi que sont désignés, dans le célèbre roman de John Steinbeck, Les raisins de la colère, non seulement la banque – qui ne peut attendre, ayant besoin de bénéfices constants et contrainte à grossir sans quoi elle meurt –, mais aussi le processus de modernisation de l’agriculture, qui chassent de leurs terres des métayers crevant déjà à moitié de faim. Le récit de leurs aventures désespérées résonne jusqu’à aujourd’hui, empreint de belles réflexions sur l’appartenance de l’être humain à la terre – qui fait partie de lui, qui est pareille à lui – et sur la tragique rupture du lien profond et mystérieux qui l’unit à la nature. Car lorsque l’être humain « possède des terres qu’il ne voit pas, ou qu’il n’a pas le temps de passer à travers ses doigts ou qu’il ne peut pas aller s’y promener… alors, c’est la propriété qui devient l’homme. Il ne peut pas faire ce qu’il veut, il ne peut pas penser ce qu’il veut. C’est la propriété qu’est l’homme, elle est plus forte que lui. Et il est petit au lieu d’être grand. Il n’y a que sa propriété qui est grande… et il en est le serviteur » (Gallimard, 1947, p. 58).
Bien sûr, la spoliation des terres a de profondes racines dans l’histoire et on se demande bien ce que Steinbeck écrirait aujourd’hui. Comment nommerait-il ces forces du capital globalisé – auxquelles nous participons par nos fonds d’investissement et de retraite – qui, plus que jamais, accumulent par dépossession, pour reprendre l’expression de David Harvey ? À la suite de négociations secrètes avec les États et dans le seul but de faire du profit, usant de la violence mais aussi de ruses et de promesses, elles s’approprient massivement des terres et contrôlent ainsi l’accès à l’eau, dépossédant les paysans et les peuples autochtones des ressources nécessaires à leur subsistance.
À propos de l’Afrique subsaharienne, le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, n’hésite pas à parler de grande braderie. On se souviendra aussi du scandale provoqué par l’annonce de l’accaparement de grandes étendues de terres des pays du Sud détournées de leur vocation première – l’alimentation humaine – pour produire des agrocarburants destinés à propulser des véhicules, tout en favorisant la spéculation. Énième exemple du naufrage structurel et moral d’un capitalisme à la dérive, qui carbure à la croyance, à l’aveuglement volontaire et à la prétention, celle d’agir pour le bien (la croissance, le développement, la lutte contre la faim, etc.), en feignant toujours d’ignorer qu’il produit en réalité des déséquilibres révoltants, un véritable « Absurdistan ». Cela est éloquemment illustré par l’Éthiopie, où des terres ont été louées à des intérêts étrangers qui y cultivent pour l’exportation vers les pays du Golfe, pendant que le pays reçoit de l’aide internationale et doit importer ses denrées.
Ainsi, ce qu’on appelle l’accaparement des terres – l’acquisition controversée et souvent forcée de terres – se fait au nom de la sécurité alimentaire ou encore de la lutte contre les changements climatiques. Mais « il ne peut y avoir d’accaparement " socialement acceptable " ou " orienté développement " dans la mesure où, même s’il n’y a pas d’expulsions, le processus " retire aux populations locales l’accès à la terre, détruit les modes de vie, accélère la destruction des écosystèmes, réduit l’espace politique pour des politiques de promotion de l’agriculture paysanne et biaise les marchés en faveur des intérêts de l’agrobusiness et du commerce mondial, au détriment de la petite production paysanne durable et des marchés locaux " », nous dit sans détour la sociologue du développement Elisa Da Vià dans la revue Alternatives Sud (vol. 19, 2012, p. 58), citant une étude de GRAIN. C’est cette ONG qui, la première, a alerté l’opinion publique sur l’aggravation du phénomène – qui touche aussi le Québec, bien que dans une moindre mesure – au moment des crises alimentaire et financière de 2007-2008.
Cette affirmation de la sociologue nous invite à poser la question fondamentale : quel type de développement et d’agriculture voulons-nous pour les peuples ? Le phénomène de l’accaparement des terres est indissociable de l’emprise que l’économie financière et les multinationales, aidées par les États et les grandes institutions internationales du néolibéralisme, ont acquise sur le monde. Cette mainmise s’apparente à un néocolonialisme qui entraîne, notamment, une orgie de spéculation et de privatisations ainsi que la dévalorisation et la déstructuration des agricultures paysannes familiales, qui sont pourtant celles qui assurent encore 70 % de la production alimentaire mondiale. Mettre fin à l’accaparement des terres nécessite de briser cette emprise et de protéger ou (re)conquérir de multiples souverainetés – populaire, alimentaire, foncière – pour imposer leur préséance sur les diktats de la finance et du marché.
À l’accaparement, il faut opposer l’urgent démantèlement des « droits » excessifs accordés aux investisseurs, qui vont jusqu’à contraindre des pays à exporter leur production même en cas de crise alimentaire. La colère grandit à cet égard dans le monde et c’est tant mieux. Elle puise à la force qui sourd de multiples approches et savoir-faire posant comme impératifs la souveraineté alimentaire, le partage des « communs », la préséance de la valeur d’usage de la terre sur sa valeur commerciale, la reconnaissance des droits de la Terre-Mère, revendiqués par les peuples indigènes. Semences d’espoir pour la suite du monde.