Relations juillet-août 2018
Quelle école pour les enfants sourds ?
L’auteur est enseignant à l’école Lucien-Pagé, à Montréal, et spécialiste de l’enseignement en surdité
Reconnaître la LSQ comme langue d’enseignement et donner aux Sourds la place qui leur revient dans les décisions qui les affectent en matière d’éducation favoriseraient leur épanouissement académique et social.
Au Québec, l’éducation des Sourds s’est profondément transformée au cours des dernières décennies. Les écoles spécialisées, où l’enseignement se faisait généralement en classe homogène, ont graduellement disparu. La majorité des élèves sourds et malentendants fréquentent aujourd’hui leur école de quartier et sont intégrés dans les classes ordinaires, avec certains services de soutien tel un interprète. Or, mon expérience dans le monde de l’éducation et mon cheminement personnel m’amènent à remettre en question ce modèle d’intégration préconisé par le ministère de l’Éducation du Québec et à favoriser un modèle mixte qui réponde réellement aux besoins de tous les élèves sourds.
En effet, j’ai pu moi-même bénéficier de l’enseignement spécialisé. Né sourd de parents entendants, ma langue première est la langue des signes québécoise (LSQ) et ma deuxième langue est le français écrit. J’ai fait mes études à l’école Gadbois, une école primaire de Montréal fréquentée par des élèves sourds. Par la suite, je suis allé à l’école Lucien-Pagé, une école de niveau secondaire où les élèves sourds et entendants se côtoient au quotidien. Une école où j’ai aujourd’hui la chance d’enseigner.
Portrait de la situation
Au Québec, les écoles Gadbois et Lucien-Pagé sont les seules écoles spécialisées offrant un programme pour enfants sourds qui accorde une place prépondérante à la LSQ. On y préconise une approche bilingue (LSQ et français écrit) et biculturelle, c’est-à-dire que les élèves sourds sont reconnus au sein de ces établissements comme faisant partie d’une minorité culturelle et linguistique à proprement parler. Dans les programmes spécialisés des deux écoles, tout le personnel enseignant, les professionnels et la direction maîtrisent la LSQ. Une politique de communication demande d’ailleurs qu’en présence d’élèves ou d’enseignants sourds, les communications se déroulent aussi en LSQ afin que ces personnes se sentent dans un milieu inclusif.
Toutes deux situées à Montréal, ces écoles peuvent accueillir tout élève sourd habitant la région métropolitaine, île et couronnes comprises. Les élèves sourds qui vivent en dehors de cette zone, s’ils veulent fréquenter ces écoles spécialisées, doivent être envoyés en famille d’accueil à Montréal, une décision évidemment difficile à prendre pour des parents. Sinon, ils devront fréquenter une école régulière – en classe spécialisée parfois, mais plus généralement en classe ordinaire. Aux élèves vivant à l’extérieur de l’île mais qui se trouvent dans la zone de desserte, les écoles Gadbois et Lucien-Pagé offrent un service de transport en taxi payé par la Commission scolaire de Montréal en vertu d’ententes avec les autres commissions scolaires de la région auxquelles ces élèves seraient rattachés en temps normal. S’il permet d’accueillir des élèves de toute la région, un tel service n’est pas pour autant une panacée, puisque certains élèves peuvent faire jusqu’à 1 h 30 de transport pour se rendre à l’école le matin, et autant au retour.
On le voit, différents facteurs influencent la façon dont sera scolarisé un élève sourd au Québec, qui ne relève pas toujours de véritables choix. Même à l’école Lucien-Pagé, une école « mixte » où se côtoient élèves entendants et sourds, il est possible qu’un élève sourd soit intégré dans une classe ordinaire à un moment ou à un autre de son parcours scolaire : que ce soit parce qu’il a décidé de suivre le profil « danse » que propose l’école, qui n’est pas disponible en classe homogène (c’est-à-dire uniquement composée d’élèves sourds) ou parce que, faute d’élèves sourds suffisamment nombreux, certains cours (chimie et physique par exemple) ne se donnent pas en classe homogène. Néanmoins, lorsque ces situations se présentent, on tente d’avoir au moins deux élèves sourds dans une classe ordinaire, pour éviter leur isolement et rendre plus visible leur présence au sein de la classe. La personne qui leur sert alors d’interprète est un enseignant du Secteur des sourds de l’école ; cette personne sera donc en mesure d’apporter un soutien pédagogique à ces élèves intégrés, en plus de fournir l’interprétation du professeur entendant.
Si le nombre d’élèves sourds qui fréquentaient les écoles Gadbois et Lucien-Pagé était beaucoup plus élevé autrefois, il ne cesse de diminuer depuis plusieurs années. Par exemple, alors que Lucien-Pagé comptait 234 élèves sourds lors de son ouverture, en 1974-1975, elle n’en comptait plus qu’une soixantaine en 2017-2018. Cette diminution s’explique par différentes raisons : politique du ministère de l’Éducation préconisant l’intégration des élèves sourds (comme des élèves handicapés ou avec des difficultés d’apprentissage) dans des classes ordinaires ; préférence des parents pour que leur enfant fréquente l’école de quartier ; développement des aides technologiques (système d’amplification, prothèses auditives, implants cochléaires) et des services (d’interprétation en LSQ, mais aussi d’orthophonie, par exemple) qui permettent plus aisément qu’avant à un enfant sourd d’intégrer une classe ordinaire, etc.
Or, les écoles spécialisées présentent un avantage de taille par rapport aux écoles ordinaires : il s’agit, pour les élèves sourds, de véritables milieux de vie où ils sont exposés à des modèles d’enseignants et de professionnels sourds. Ce contact avec des adultes sourds permet aux élèves de se projeter dans leur avenir avec optimisme, car ils voient que la surdité n’est pas une contrainte absolue pour jouer un rôle important dans la société. Plusieurs élèves qui sont venus à l’école Lucien-Pagé après avoir fréquenté des écoles régulières m’ont confié que la communication libre et spontanée dans une langue signée avec leurs camarades de classe, les enseignants, les professionnels et les membres de la direction avait stimulé leur apprentissage et renforcé leur estime de soi.
L’intégration dans une classe ordinaire est plus complexe et, jusqu’à maintenant, aucune recherche ne s’est penchée sur le taux de réussite de ces élèves. On peut donc se demander si l’intégration, telle que prônée par le ministère de l’Éducation, permet à tous les élèves sourds d’atteindre leur plein potentiel sur le plan académique et social. Mon travail de consultant en Ontario m’a d’ailleurs permis de constater que plusieurs des élèves sourds intégrés dans les écoles régulières éprouvent des difficultés dans leur apprentissage et vivent une exclusion sociale parmi leurs pairs, mais aussi de la part de leurs enseignants, qui ne connaissent pas tous leurs besoins particuliers.
L’importance de la reconnaissance
Parmi les pistes de solutions à envisager pour améliorer l’éducation des élèves sourds ici, la reconnaissance de la LSQ comme langue d’enseignement est fondamentale. Cette reconnaissance par l’État contribuerait à améliorer l’accessibilité des personnes sourdes aux études et, par le fait même, leur qualité de vie. Si on observe ce qui se fait ailleurs, on constate que beaucoup de pays ont reconnu la langue des signes, comme la Suède ou la Nouvelle-Zélande ; cela devrait aussi être le cas au Québec. L’Ontario a reconnu l’ASL et la LSQ comme langues d’enseignement dès 1993, grâce au leadership du premier député sourd de la province, Gary Malkowski. Le fait de reconnaître la langue des signes éliminerait les barrières de communication et d’insertion sociale des personnes sourdes, notamment dans le système d’éducation. Cela permettrait par exemple de produire du matériel pédagogique adapté à ces personnes.
Le Québec devrait aussi imiter son voisin ontarien en mettant sur pied des cours en LSQ pour les élèves sourds et entendants. L’Ontario offrira en effet dès l’automne prochain des cours de LSQ aux élèves entendants qui fréquentent les écoles des conseils francophones et qui désirent faire l’apprentissage d’une deuxième ou d’une troisième langue. Plusieurs écoles américaines offrent également aux élèves de niveau secondaire l’occasion d’apprendre la langue des signes américaine. Dans ce domaine, le Québec est à la traîne.
On parle beaucoup du concept d’inclusion de nos jours. Afin que cette inclusion soit pleinement actualisée pour les Sourds, il est nécessaire que des représentants de la communauté sourde prennent part aux grandes décisions concernant l’éducation des élèves sourds. Les Sourds ont une expertise unique du fait d’avoir expérimenté divers parcours académiques : leur perspective s’ancre dans leur vécu. Au Québec, on dénombre plusieurs enseignants sourds ou malentendants, c’est un atout intéressant. Toutefois, aucun Sourd n’est engagé dans le secteur administratif et de direction d’école, contrairement à d’autres provinces canadiennes, notamment la Colombie-Britannique, l’Alberta, l’Ontario, ainsi que quelques États américains, où on retrouve du personnel de direction sourd.
Au fond, il est important de faire preuve de souplesse et de travailler en équipe ; les personnes sourdes doivent être reconnues en tant que membres d’une minorité linguistique et culturelle dont les besoins particuliers doivent être pris en compte. L’amélioration de la condition des Sourds dans le système d’éducation – ainsi que dans tous les autres domaines – passe nécessairement par leur inclusion dans les sphères décisionnelles qui les concernent et par la prise en compte de leur point de vue.