Relations novembre 2012

Que vive la langue!

Emiliano Arpin-Simonetti

Que vive la langue!

« Dans tous les domaines où ils œuvreront, [les jeunes Québécois] prendront exemple sur ce qu’ont réussi à faire d’une langue misérable nos écrivains, nos poètes, nos chanteurs, certains de nos scientifiques et de nos entrepreneurs : transformer la survivance en gestes créateurs. »
Fernand Dumont, Raisons communes

La question de la langue au Québec est tellement conditionnée par le débat sur sa protection qu’on en vient souvent à oublier son importance première : celle de lieu de communion où se vit le social, en même temps qu’il s’y dépose, s’y cristallise.

 
Savoir si le français avance, recule ou stagne à Montréal est certes important pour en assurer la pérennité. Mais à trop vouloir en faire une langue utile, une langue payante même, notamment aux yeux des immigrants qui l’adopteraient par pure nécessité de se trouver du travail, on finit souvent par entrer dans cette logique utilitariste qui déprécie la langue, la mine de l’intérieur.
 
Cette logique n’est pas très éloignée de celle qui a pu prévaloir au cours de la dernière décennie, sous le règne des libéraux de Jean Charest, voulant que les nouveaux arrivants aient la liberté de choix en matière de langue (quitte à payer un passage dans une école passerelle pour ce faire). Dans cette perspective, la langue est vue comme un simple outil de communication servant à l’amélioration de la qualité de vie. Une telle vision réifiée de la langue se fonde sur une conception libérale de la liberté individuelle, sans considération du lien social. Elle ne peut conduire qu’à réduire la question de la langue à un choix purement individuel. En somme, défendre le français à partir des principes libéraux et utilitaristes est une lutte perdue d’avance. Et la bilinguisation tranquille de Montréal peut se poursuivre, sous prétexte de création de richesse et d’adaptation à la mondialisation. Si le français survit, tant mieux; sinon, tant pis! Certains en viennent même à considérer que la loi 101 n’est plus nécessaire et même nuisible à l’épanouissement économique des personnes.
 
La lutte pour le français exige de repenser notre rapport à la langue en lien avec une vision de la liberté définie par son enracinement dans une culture, dans un passé garant d’un avenir, et non par son détachement de tout lien social, où les individus atomisés se livrent une concurrence féroce sur le marché de l’emploi. Cette lutte exige aussi de défendre la langue comme matrice d’un tissu social, construit historiquement et chargé du sens sans lequel la liberté est factice, plutôt que comme une corde de plus à ajouter à son arc dans la guerre de tous contre tous.
 
L’avenir de la langue française au Québec ne saurait donc être assuré par des politiques linguistiques visant la seule reproduction entêtée du français en terre d’Amérique sans désir d’assurer l’avenir d’un rapport au monde singulier, d’une culture unique. Il ne s’agit pas de thésauriser la langue comme un joyau rare à sertir dans un écrin, mais de l’habiter comme un espace vital. Parce qu’elle permet de rire, de chanter, d’exister et d’être libre différemment, et que cette différence permet à l’humanité tout entière de mieux respirer.
 
En ce sens, notre atavique angoisse existentielle de peuple minoritaire est parfois un frein au déploiement de notre culture dans toute sa vivacité, et donc, paradoxalement, une menace à sa survie. Pour des raisons évidentes, la survie et la résistance sont profondément ancrées dans notre histoire et notre identité collectives – ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Relations publiait, il y a exactement dix ans, un dossier intitulé « Que résiste la langue! » (no 680, novembre 2002). Mais, à bien des égards, cette résistance n’est-elle pas devenue un réflexe identitaire justifiant en soi notre existence, évacuant du même coup la nécessité de faire valoir la richesse de notre expérience historique collective telle qu’inscrite dans la langue que nous parlons?
 
Il est certes incontestable que le français au Québec est menacé par sa situation géopolitique ainsi que par la marche hégémonique de la mondialisation, qui fait de l’anglais la langue « universelle ». Toutefois, la nécessaire résistance, notamment par des moyens juridiques, ne peut faire l’économie de l’aspect culturel, inextricable de la langue. Sans quoi, le combat pour le français devient une obsession monomaniaque, vidant notre existence collective de son sens et de la joie de vivre et de transmettre notre culture, ce dépôt d’une histoire inédite. Cette posture conservatrice face à la langue nous coupe de la jouissance liée à la perpétuation de notre culture, de ce plaisir contagieux né du bonheur d’exister qui fait d’une nation un centre d’attraction pour les autres. Or, vivre la langue, n’est-ce pas justement le meilleur moyen de la perpétuer? La résistance, nos poètes et chansonniers nous le démontrent, peut être jouissive.
 
S’il est une leçon à tirer du fameux « printemps québécois » que nous venons de vivre, c’est entre autres celle-là. Ce mouvement issu de la jeunesse québécoise s’est fait dans un joyeux brassage de discours, d’idées, de symboles, d’images et de sons tirés de notre histoire commune. Il a donné naissance à d’innombrables publications et autres lieux de parole où a pu se vivre l’extase de la communion qu’induit le verbe partagé.
 
Ce mouvement s’est surtout vécu en français, dans l’assurance, et sans que ne surgisse le doute que nous formons bel et bien un peuple dont la culture est forte, plurielle, ouverte, ingénieuse, voire irrévérencieuse. Il a fait du Québec et de sa jeunesse un symbole d’espoir, inspirant d’autres luttes contre le néolibéralisme de par le monde. En occupant l’espace public de discours, de chants, de slogans – la plupart du temps très imaginatifs – et ce, jour après jour des mois durant, la jeunesse québécoise et ceux et celles qui lui ont emboîté le pas ont fait la preuve que la langue française vit et vivra encore longtemps au Québec.

Que vive la langue!

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