Relations août 2013

Libérer l'imagination

Jacques Bélanger et Aubert Bertrand

Que reste-t-il de nos alliances?

Les auteurs sont capucins

Infatigable artisan de paix et de justice et d’une Église pauvre avec les pauvres, Benoît Fortin s’éteignait en juillet dernier, emporté par une tumeur au cerveau. Un an après sa mort, deux de ses frères capucins lui rendent hommage en retraçant une page de l’histoire sociale du Québec.

Quand Benoît Fortin est décédé, le 4 juillet 2012, il laissait plusieurs chantiers ouverts. À peine un an plus tôt, à 72 ans et apparemment en bonne santé, il avait été élu ministre provincial des capucins, nom donné à la charge d’animation de groupe dans cet ordre religieux auquel il appartenait. Il avait déjà rempli cette fonction autrefois, de 1984 à 1990, et l’on se souvenait que l’une des caractéristiques de son mandat avait été de refuser d’en faire « un job à plein temps ». À ses yeux, le monde présente trop d’enjeux sérieux, voire vitaux, pour qu’un homme en bonne santé se consacre uniquement au soin de sa communauté religieuse… Par conséquent, il n’avait diminué ni sa présence dans les organismes sociaux, communautaires et syndicaux, ni ses activités de prédication et d’écriture.
 
On savait donc, quand on l’a élu de nouveau, que son second mandat serait aussi « éparpillé » que le premier. On ne savait pas, cependant – et il l’ignorait lui aussi –, qu’une tumeur maligne s’était développée dans son cerveau. Il a fallu l’apparition d’un comportement vraiment erratique chez cet homme qui n’avait jamais eu peur de déconcerter pour qu’un médecin, puis un groupe de spécialistes, l’examinent. Le diagnostic fut brutal : la tumeur était inopérable et l’espérance de vie – de vie pénible – réduite à quelques semaines.
 
Après sa mort, lorsqu’on a fait l’inventaire des travaux qu’il avait laissés en chantier, on a trouvé la commande d’un article pour Relations, qui devait paraître dans le dossier de septembre 2012, « Une Église appauvrie : une chance? ». Il devait y réfléchir à l’engagement des communautés religieuses en faveur d’une Église pauvre avec les pauvres. Sans savoir exactement ce que Benoît voulait y proposer, nous voudrions tenter de lui rendre hommage, un an après sa mort, en évoquant ici une page de la vie des capucins et de plusieurs autres communautés dans lesquelles il a joué avec intensité un rôle remarqué.
 
Une conversion sociale des communautés religieuses
Au cours des années 1970, dans plusieurs communautés religieuses, les appels du concile Vatican II à renouer avec leurs sources historiques et le charisme de leur fondation provoquaient des prises de conscience et des corrections concernant la visée de leur mission. La vision prophétique de leurs origines leur imposait un nouveau regard sur la société actuelle et le rôle qu’elles y jouaient. En 1973, la Conférence religieuse canadienne (CRC), réunie à Moncton, s’était convaincue de devoir prêter une oreille plus attentive à la clameur des pauvres. Grâce à l’influence de Claude Lefebvre du Centre de pastorale en milieu ouvrier, on avait identifié deux façons de se lier avec le monde des pauvres. On pouvait soit aller vers eux et s’établir dans leurs quartiers, soit visiter avec eux les maisons des riches pour y déceler les causes de la pauvreté et revendiquer des changements. Armand Veilleux, de l’abbaye cistercienne de Mistassini, et Jacques Bélanger, capucin, avaient voulu que ces questions prennent corps dans l’organisation des communautés religieuses et deviennent pour elles une préoccupation existentielle. L’année suivante, le comité Justice sociale de la section québécoise de la CRC (CRC-Q) fut fondé. Jacques Bélanger, Rachel Vinet, des sœurs du Bon-Conseil de Montréal et Raymond Levac, oblat, en devinrent des membres particulièrement actifs.
 
Dans ces années-là, on a offert à tous les religieux et toutes les religieuses du Québec de nombreuses sessions de sensibilisation. On voulait raviver l’idée que l’engagement social des communautés religieuses n’était pas une « activité caritative » presque facultative, mais bien un mouvement de solidarité qui faisait partie de leur définition même. Les propositions du comité ne manquaient pas d’en effrayer plusieurs puisqu’il incitait carrément les groupes à quitter les institutions d’enseignement et les hôpitaux pour aller promouvoir, dans les quartiers populaires, une prise en charge responsable et réaliste. On parlait de « vivre avec » les gens et de partager avec eux nos ressources en personnel, certes, mais aussi nos locaux et notre argent…
 
Avec la fondation du Comité de priorité dans les dons de la CRC-Q, en 1976, on voulait que les dons en argent des religieuses et des religieux s’insèrent dans une stratégie de changement social et se présentent comme un véritable appui, consenti en toute connaissance de cause, aux objectifs des groupes communautaires qui menaient le mieux la lutte en faveur de ce changement. Pour que cela soit clair, on ne se contenterait jamais d’envoyer des chèques. On visiterait ces groupes et participerait à leurs activités. On deviendrait pour eux des partenaires visibles, des alliés actifs.
 
Quand on participait au financement d’une soupe populaire, on ne se donnait pas pour objectif, par exemple, qu’après avoir servi 300 repas par jour, l’organisme augmente sa capacité à 500 ou 700. On voulait plutôt qu’il devienne inutile d’en servir plus que 200, parce que la fierté de s’offrir soi-même son repas aurait suppléé au besoin de mendier sa nourriture.
 
Dans toutes les démarches de cette époque, ce que ressentaient le plus profondément les animatrices et les animateurs de la vie religieuse, c’était la nécessité de revoir leurs alliances. Les communautés religieuses, si souvent nées pour servir les plus démunis dont la pauvreté semblait contraire à la volonté et au projet de salut de Dieu, s’étaient, dans bien des cas, laissées absorber par la société. Elles voyaient la misère des pauvres comme une conséquence inévitable et structurelle d’un modèle de développement économique qu’il ne fallait pas remettre en question. Dès lors, les communautés religieuses, informellement financées par la société, jouaient un rôle de compensation nécessaire justifiant l’ordre établi et étaient, en quelque sorte, la bonne conscience des riches. On voulait donc secouer ce schéma. Il n’était pas juste que le système social favorise une minorité aux frais de la société. Les communautés religieuses, partisanes de la justice, ne pouvaient pas se contenter de compenser les effets néfastes de l’action des riches : elles devaient s’y opposer. Et si elles voulaient contribuer à l’instauration d’une société juste, c’est avec les groupes communautaires luttant pour le changement social qu’elles devaient conclure des alliances durables.
 
La participation des capucins
Chez les frères capucins, la conviction de la nécessité d’un renversement d’alliances se développait avec une certaine ferveur parce qu’elle s’appuyait sur la spiritualité traditionnelle du groupe. En faisant la relecture des événements fondateurs de leur famille spirituelle, comme le demandait Vatican II, ils ne pouvaient pas esquiver la figure de François. Celui-ci a été forcé de quitter Assise pour pouvoir suivre les traces de Jésus. Il a dû se désolidariser de la prospérité économique génératrice d’inégalités sociales et de violences qui ne cessaient de s’amplifier afin de pouvoir vivre « selon la forme du saint Évangile », selon la formule consacrée de François d’Assise. Ce mouvement n’allait pourtant pas enfermer François dans l’isolement. Des frères le rejoignirent bientôt et ensemble, ils revinrent offrir à Assise le défi de l’Évangile, après s’être donné volontairement l’appellation de « mineurs » que les puissants (les « majeurs ») imposaient aux plus pauvres : ils seraient dorénavant, en solidarité avec eux, des « frères mineurs ». Cette association de deux mots provenant de mondes séparés, l’un religieux et ecclésial, l’autre économique et social, était une première dans l’histoire de l’Église et de la société.
 
Ainsi, à la fin des années 1960, dans une communauté qui ne comptait pas 200 membres au Québec, une bonne quarantaine de frères se concertaient sur la manière de « redéployer » leur vocation pour suivre plus clairement la trace de leur fondateur et l’appel de l’Église rénovée par le Concile. Pour poursuivre la « promotion de la paix » dans l’esprit de François, ils s’allièrent aux appauvris pour participer à des mouvements sociaux transformateurs. Leur migration sociale était réelle : ils changeaient de lieu d’habitation, ils adoptaient de nouvelles formes de prière et, surtout, ils se laissaient adopter par des gens heureux d’intégrer à leur famille et à leurs espérances des frères certes un peu spéciaux, mais des frères tout de même. Plusieurs, aujourd’hui décédés, étaient devenus des points d’appui importants dans les milieux où ils vivaient : Bernard Lemelin, Claude Lavoie et Benoît Fortin à Québec, Claude Hardy et Normand Voisine à Montréal, Isidore Ostiguy et Arthur Bolduc à Gatineau – où Benoît Fortin vint par la suite prendre leur relève.
 
En même temps qu’ils partageaient l’expérience des milieux populaires, ils en rapportaient, dans le cadre des échanges internes de la communauté, les visions franches et résolues d’une analyse sociale et d’une lecture de l’Évangile faites à partir « d’en-bas ». Nous le savons, la foi très concrète et si souvent éprouvée des gens simples peut renforcer la fidélité des religieux aux alliances fondamentales qui sont les leurs.
 
Avec le temps, l’expérience des capucins d’ici s’est ajoutée à des expériences parallèles faites ailleurs par les membres de cet ordre présent dans le monde entier. Conformément à la tradition franciscaine, ces expériences diverses ont été examinées et combinées, jusqu’à marquer les textes d’orientation de l’ordre des capucins et sa législation. Dès lors on peut considérer que les alliances nouées entre religieux et groupes populaires dans les rues de nos villes n’avaient pas seulement pour résultat d’appuyer des revendications sociales locales, mais allaient jusqu’à modifier aussi des structures d’Église. La permanence institutionnelle allait en faire durer les acquis.
 
Et maintenant…
Cette vive complicité entre capucins et mouvements communautaires aura duré une trentaine d’années au cours desquelles plusieurs congrégations de femmes et d’hommes ont vécu la même expérience. On ne peut certainement pas dire qu’il n’en reste rien. Benoît Fortin lui-même était encore à l’œuvre lorsque la maladie l’a frappé. Mais le nombre de religieux impliqués a diminué radicalement. Ceux des débuts ont vieilli, plusieurs sont décédés, et il n’y a pas eu de relève.
 
C’est un fait connu que les communautés religieuses n’ont que très peu de relève. Mais il faut ajouter à cela que leurs nouveaux membres sont plutôt soupçonneux à l’endroit des mouvements sociaux laïques. Ils s’investissent plus facilement dans des mouvements à connotation religieuse évidente.
 
Chez les capucins, et probablement aussi dans d’autres groupes, à la faveur du vieillissement et de la diminution des effectifs, la part « casanière » de la tradition, l’attention portée en premier aux dynamiques et aux besoins internes de la communauté, a repris le dessus. Le puissant appel qu’avait lancé le concile Vatican II a été peu à peu supplanté par les charismes particuliers et les inspirations personnelles de Jean-Paul II et de Benoît XVI. L’Église a changé et elle est plus sensible à la nostalgie à l’égard d’acquis anciens qu’elle sent compromis que portée à être attentive à des expérimentations audacieuses et inédites dont elle ne pourrait pas contrôler tous les éléments.
 
Dans l’action des églises locales, cela se traduit par des associations avec des mouvances spirituelles qui sont davantage attirées par les congrès eucharistiques que par les manifestations sociales revendicatrices et se mobilisent plus volontiers pour les Journées mondiales de la jeunesse que pour les Forums sociaux mondiaux. Par ailleurs, les contributions financières des communautés religieuses se sont alignées sur ces nouveaux objectifs.
 
C’est l’histoire… On ne peut pas vivre de regrets; mais on ne doit pas non plus répudier les grandes années de fidélité sous prétexte qu’elles n’ont plus la cote. D’ailleurs, tout n’est pas parti en fumée. Nos groupes religieux ont vieilli et se sont amenuisés. Si les quelques nouveaux membres qui se joignent à nous ne sont pas particulièrement enclins à marcher sur les chemins accidentés de la solidarité avec les groupes populaires et communautaires, nos alliés, les groupes que nous avons pu soutenir pendant plusieurs années, eux, sont toujours là, vivants et actifs, car ils ont su former une relève dont nous sommes fiers avec eux.
 
Ouverts à l’imprévu, nous n’avons pas écrit l’avenir. L’arrivée du pape François, par exemple, et quelques beaux gestes des débuts de son ministère n’invitent-ils pas à entretenir l’espérance?

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